J’attends mon train express régional dans le froid lugubre du petit matin. Tout le long du quai, glacial en hiver, plusieurs centaines de grands-banlieusards frissonnants, de périurbains semi-comateux, guettent les lumières blafardes d’un convoi qui leur réserve presque chaque jour quelque mauvaise surprise.
Les médias sont très sensibles à la souffrance au travail. Bizarre que la souffrance dans les transports en commun ne les intéresse qu’en cas de grève. Quand le train attendu n’est pas annulé, pour quelque motif fabuleux, mais dont l’origine est toujours le voyageur et non le cheminot, tel sera alors le cas de son prédécesseur ; il faudra se ruer vers les entrées de wagons – que les plus expérimentés savent repérer − pour espérer y trouver une place, debout. Cela ne gênera pas les lecteurs de quotidiens du matin : par chez moi, cette espèce a à peu près disparu. On préfère jouer sur sa tablette, ou laisser son portable vous rendre sourd. Depuis le licenciement de Sarkozy, la politique a cessé d’intéresser les larges masses. Mes voisins n’en attendent plus rien. La simple évocation du sujet provoque leurs sarcasmes désabusés. Ils essaient d’économiser un peu sur leurs maigres revenus, en prévision des nouveaux impôts, des nouvelles taxes, des nouvelles amendes, des nouveaux malus que l’administration va leur inventer pour éviter d’avoir à se réformer elle-même. Ils n’avaient pas droit à la prime de rentrée scolaire, il est question à présent de leur sucrer les allocations familiales et de renchérir l’achat de leur prochaine voiture, une cinq-places.[access capability= »lire_inedits »] Forcément, avec trois enfants…
En tant que propriétaires de petits pavillons, ou habitants de résidences fermées, ils savent qu’ils appartiennent au « mauvais peuple », comme on disait chez les Khmers rouges. Les bobos du Marais, qui écrivent dans Télérama, les rendent responsables du recul de la nature et de la dévastation des paysages.
Leur exil, loin de la métropole, favorise, en effet, l’installation de grandes surfaces à l’américaine. Et c’est vrai qu’en l’absence de toute infrastructure culturelle digne de ce nom, c’est dans ces espèces de malls sinistres que se cristallise leur peu de vie sociale. D’ailleurs, le shopping leur tient lieu de culture. La « distinction » passe par le choix des marques. Les écologistes les soupçonnent d’accompagner leurs enfants à l’école en voiture, en roulant au diesel en plus ; de gaspiller l’électricité en persistant à se chauffer l’hiver. On parle d’une taxe sur les cheminées, où certains avaient cru trouver le salut. Non seulement ils ont été chassés de la métropole par le prix des loyers avant même la naissance du premier enfant, mais les médias bien-pensants les suspectent d’avoir délibérément sauté par-dessus la banlieue. Ainsi ces mauvais citoyens refusent-ils de contribuer à la mixité sociale qui consiste à introduire dans les classes des collèges des territoires perdus, en guise de victimes expiatoires, quelques échantillons d’élèves réellement désireux de suivre les cours. Les plus informés incitent leurs enfants, stagiaires professionnels après trois licences et deux masters, à chercher le salut dans l’exil. Ils pensent qu’il n’y a plus d’avenir dans ce pays.
Pour l’instant, mes voisins de train ne laissent éclater leur rancune que lorsque le « 6 h 47 » est annulé et qu’ils doivent téléphoner d’urgence pour prévenir leur employeur. Mais on sent que cette sourde résignation pourrait bien se muer, un jour prochain, en violente colère.[/access]
*Photo : Thomas Claveirole.
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