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Pavel Durov: une affaire « extra » judiciaire

Un peu partout, la France est accusée de menacer la liberté d'expression. Aux États-Unis, Elon Musk et Robert Francis Kennedy Jr. demandent sa libération. La Russie qualifie la France de “dictature libérale”


Pavel Durov: une affaire « extra » judiciaire
Pavel Dourov photographié en 2017 à Jakarta, Indonésie © Tatan Syuflana/AP/SIPA

Le milliardaire a été interpellé le 24 août au Bourget. Il ne peut quitter le territoire national, où il fait l’objet d’une enquête judiciaire pour complicité et négligences concernant son service Telegram, lequel faciliterait la réalisation de crimes graves. L’affaire est un véritable défi pour la justice française, qui doit affirmer sa souveraineté dans un dossier qui gêne autant des puissances étrangères hostiles que les grands patrons de la tech qui estiment que les frontières des Etats ne les concernent plus.


Né le 10 octobre 1984 à Léningrad en URSS, Pavel Durov a longtemps été surnommé « le Mark Zuckerberg russe ». Issu de la nomenklatura intellectuelle soviétique, Pavel est le cadet d’une fratrie de trois garçons qui ont vécu quelques années expatriés en Italie, où leur père professeur d’histoire romaine et leur mère journaliste vivaient. Son aîné Nikolaï est un cryptologue de génie qui a gagné à trois reprises les Olympiades internationales de mathématiques dans les années 1990, avant d’aider son frère Pavel à développer le réseau social Vkontakte puis à créer le service de messagerie Telegram. Voilà pour le contexte ayant présidé à l’ascension de ce personnage romanesque que la justice française vient de mettre en examen. Désormais placé sous contrôle judiciaire, le milliardaire et nomade de luxe russe ne peut plus quitter le territoire français.

Une différence culturelle dans l’appréhension de l’appareil judiciaire

Complexe, mystérieuse, et soumise à une tension géopolitique digne des grandes heures de la Guerre froide, cette affaire judiciaire se trouve au croisement de multiples phénomènes contemporains. Se définissant lui-même comme proche du courant philosophique libertarien, en vogue aux Etats-Unis mais aussi chez les oligarques russes de la deuxième génération, Pavel Durov s’est souvent décrit comme un être postmoderne, totalement affranchi des problématiques nationales classiques voire même des règles qui régissent le lot commun de l’humanité. Ainsi, il affirme avoir enfanté une centaine d’enfants en donnant son sperme, a eu recours à de nombreuses opérations de chirurgie esthétique pour obtenir le physique de ses rêves proche du personnage de Néo dans Matrix, possède les nationalités de quatre pays dont la France où il se nomme Paul du Rove, nous y reviendrons, ou bien encore juge que les “souverainetés matérielles” sont obsolètes.

C’est peut-être d’ailleurs ce qui a poussé Pavel Durov à commettre quelques erreurs. Lorsque son jet privé a débarqué au Bourget en provenance de Bakou, où il avait tenté sans succès de demander un rendez-vous privé au président Vladimir Poutine qui s’y trouvait aussi, Durov a affiché sa surprise en se faisant arrêter. Le Canard Enchainé a notamment rapporté que ce dernier aurait affirmé aux enquêteurs avoir un dîner prévu avec Emmanuel Macron, raison de sa visite parisienne en compagnie de sa petite-amie instagrammeuse et « coach en crypto ». Bien évidemment, le président de la République a nié. Et quand bien même la chose aurait-t-elle été exacte qu’elle n’aurait absolument rien changé au sort du jeune homme… Cette différence culturelle dans l’appréciation du fait judiciaire explique aussi pour une bonne part les réactions de l’intelligentsia mondialisée à l’annonce de la garde à vue du créateur de Telegram.

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En Russie, il est sûrement suffisant de connaître le président Poutine pour éviter une mise en examen. Mais en France, depuis Montesquieu, nous avons théorisé la séparation des pouvoirs. La pratique est certes parfois imparfaite, mais la justice est un pouvoir indépendant et séparé des autres. La procureure de la République en charge du dossier Telegram n’a pas agi sur ordre. Elle a pris la décision qu’elle estimait la plus utile à l’accomplissement de son travail. Laure Beccuau est une femme déterminée à lutter contre les mafias transnationales. Emis le 26 août, le communiqué de presse du parquet de Paris est clair, indiquant que la garde à vue de Monsieur Durov était intervenue « dans le cadre, d’une information judiciaire ouverte, le 8 juillet 2024, à la suite d’une enquête préliminaire d’initiative diligentée par la section J3 (lutte contre la cybercriminalité – JUNALCO) du parquet de Paris ». Il énumère ensuite les faits reprochés à Monsieur Durov, dont ressort notamment le « refus de communiquer sur demande des autorités habilitées, les informations ou documents nécessaires pour la réalisation et l’exploitation des interceptions autorisées par la loi ».

Ce n’est pas la première fois que des plateformes numériques sont visées par des enquêtes judiciaires et critiquées pour leur manque de collaboration avec les autorités dans le cadre d’affaires criminelles. Le paradoxe étant qu’elles sont aussi critiquées pour leur manque de protection des données personnelles de leurs utilisateurs, mais aussi parce qu’elles sont sujettes à des manipulations visant à désinformer les opinions publiques. En 2018, Mark Zuckerberg était auditionné dans ce cadre par le Sénat américain, l’affaire Cambridge Analytics ayant eu un retentissement particulier. Telegram et Durov sont d’une autre nature. Ici, la justice française reproche à Pavel Durov de ne pas répondre aux sollicitations lors d’affaires criminelles et de contrevenir à la lutte contre les groupes criminels transnationaux. Lors de sa prise de fonction en tant que procureure de la République, Madame Beccuau avait d’ailleurs prévenu dans un entretien accordé au Monde : « La lutte contre la haute criminalité organisée est un défi actuel, un défi majeur. Aujourd’hui, le niveau de menace est tel que l’on détecte des risque de déstabilisation de notre Etat de droit, de notre modèle économique, mais également de nos entreprises, à un niveau stratégique majeur. »

« Free Pavel Durov »

Il faudra à Madame Beccuau faire montre d’un sacré caractère lors des prochains mois tant les pressions qu’elle subira seront fortes. Car, cette affaire dépasse le cadre français. Elle est internationale. La France a pris une décision souveraine, par le biais de sa justice, contre le patron d’une entreprise qui est par principe extra-territoriale. Les nouvelles compagnies des Indes que sont les Gafam et leurs homologues chinois ou russes sont des territoires dématérialisés qui s’affranchissent des règles des Etats et ont un fonctionnement mondialisé. Leur logique même s’oppose à notre conception classique du droit. Elles rejoignent en ce sens le rêve du fondateur de PayPal Peter Thiel. Ancien associé d’Elon Musk et proche de J.D. Vance, colistier de Trump, ce milliardaire rêve de fonder une île futuriste appelée Seasteading, sorte de colonie flottante hors des eaux territoriales en franchise de droit et d’impôts, d’où il pourrait bâtir une humanité nouvelle. Dit comme ça, on se croirait dans un James Bond ou face à Lex Luthor, mais il y a aussi une forme de socialisme utopique paradoxale dans ce libertarianisme, semblable à ce que Thomas More prévoyait pour son île Utopie. Pour l’heure, les futurs « citoyens actionnaires » restent des citoyens de nations constituées.

N’en déplaise à la Russie, qui a un temps caressé le rêve de contrôler Telegram, et qui a sans aucun doute suffisamment de garanties contre Durov pour le tenir, le milliardaire russe est bien un citoyen français. Il a obtenu notre nationalité grâce à un dispositif spécifique créé par un certain Jean-Luc Mélenchon, en tant qu’étranger émérite. Emmanuel Macron n’a pas nié ni regretté de lui avoir donné un passeport français en 2021. Pour cette raison, M. Durov ne jouira pas de la protection consulaire ou de l’assistance russes. Il sera soumis aux mêmes règles que tous les autres Français. Sa chance, c’est qu’il est dans un Etat de droit. Libre, il ne fera pas de détention préventive et n’aura pour obligation que de rester sur le territoire français et de se présenter deux fois par semaine au commissariat. La remise d’un cautionnement de 5 millions d’euros ne devrait pas poser de difficultés à un homme aussi fortuné.

La vraie question qui doit le tourmenter est bien celle de la fin d’un modèle. Le patron de Telegram envisageait une entrée en bourse dans les prochains mois où son entreprise serait évaluée à 30 milliards de dollars… Le scandale et la révélation de failles pourraient freiner quelque peu les ardeurs des potentiels actionnaires. Il faut d’ailleurs savoir que Telegram perd chaque année 170 millions de dollars, son intérêt économique étant surtout lié aux transactions de cryptomonnaies qui ont enrichi son fondateur et ses proches. Les enjeux sont donc colossaux. Ils inquiètent de nombreux investisseurs et patrons d’entreprises du même genre. Elon Musk a notamment créé le hashtag #Freepavel sur son réseau X / Twitter. Le patron de Proton Mail, Andy Yen, a aussi protesté, indiquant que cette arrestation était « un suicide politique », tout comme le programmateur et militant du logiciel libre Richard Stallman qui a dénoncé une tentative visant à éradiquer « le chiffrement de bout en bout ». Kim Dotcom, qui a aussi subi l’ire de la justice dans l’affaire MegaUpload, et qui affiche souvent ses vues pro-Kremlin, y a été de son couplet. Tous ces gens n’ont pas demandé la libération de Mademoiselle Khavana, Russo-américaine condamnée à 12 ans de prison en Russie pour avoir fait un don de 50 dollars à l’Ukraine. Passons.

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Avec la montée en puissance de géants d’Internet dont le pouvoir dépasse celui d’Etats, il est vrai que les questions de liberté d’expression et de respect de la vie privée des individus se posent avec une terrible acuité. Mais ne sont-ce pas aussi ces entreprises qui ont posé des millions de caméras dans tous les foyers avec la complicité des utilisateurs passifs ? Un milliardaire ne devrait pas être soumis à la justice sous prétexte qu’il fournit un excellent service ? On l’a oublié mais en 2015, Pavel Durov avait réagi aux attentats du 13 novembre en déclarant que le gouvernement français était « responsable des attentats au même titre que Daech » et qu’il prenait « l’argent des Français qui travaillent dur via des taxes horriblement élevées pour les dépenser en menant des guerres inutiles au Moyen-Orient et créer un paradis social parasitique pour les immigrés d’Afrique du Nord ». Une phrase qui illustre bien le paradoxe contemporain. En partie fausse, elle n’en recèle pas moins sa part de vérité. On notera que la déclaration n’avait semble-t-il pas heurté Emmanuel Macron, mais aussi que Durov avait revu son jugement…

Un dossier grandement géopolitique

Dossier d’abord judiciaire, l’affaire Durov a néanmoins un arrière-plan éminemment géopolitique. D’abord vis-à-vis du partenaire émirati, dont Durov est aussi un ressortissant. Dubaï a affiché son agacement. La Russie aussi. Pourtant, les relations entre ce dernier et le Kremlin n’ont pas toujours été un fleuve tranquille. En 2014, Durov avait quitté la Russie et vertement critiqué son pays d’origine dans un pamphlet intitulé « Sept bonnes raisons de quitter la Russie ». Quatre ans plus tard, il a été à l’origine de manifestations de soutiens à Telegram, qui ont duré de 2018 à 2020, moment où le service était « bloqué » par les autorités russes. Les choses sont toutefois ambigües… Bien des experts estiment que l’opposition a été surjouée, que Durov aurait été « retourné » mais aussi utilisé puisque son service joue un rôle majeur dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie. La fin du blocage de Telegram a d’ailleurs fait apparaitre des rumeurs étranges en Russie, où Pavel Durov a été accusé de négocier des accords secrets avec le Kremlin.

Son arrestation a en tout cas permis au pouvoir russe de montrer tout son savoir-faire dans sa propagande contre la France et de dénoncer « la dictature libérale française », générant une campagne d’influence et de désinformation majeure sur les réseaux sociaux. Elle a aussi inquiété grandement le Kremlin qui a immédiatement demandé aux membres du gouvernement d’arrêter d’utiliser Telegram, jugeant sa sécurité compromise par les « services secrets français ». Services secrets auxquels Durov a fait référence devant les enquêteurs, affirmant même dans son style bravache « pouvoir révéler des informations classées secret défense »… Pour l’heure, Telegram n’est absolument pas menacé. Son utilisation est possible en France comme ailleurs, n’apportant d’ailleurs pas une grande plus-value chez nous par rapport à WhatsApp. Seul son patron est visé par une enquête. La France estime que la lutte contre les groupes criminels transnationaux doit être totale et que Telegram doit servir d’exemple comme cela fut le cas avec Sky CEE ou Silk Road. La suite s’annonce passionnante.



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Gabriel Robin est journaliste rédacteur en chef des pages société de L'Incorrect et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019). Il a été collaborateur politique

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