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Pauline n’ira plus à la plage


Pauline n’ira plus à la plage
Eric Rohmer.
Eric Rohmer.
Eric Rohmer.

En art, on oublie trop souvent que seule la tradition est révolutionnaire.

Eric Rohmer, royaliste de cœur et cinéaste de génie, a illustré cet apparent paradoxe par des films tellement français que si notre pays disparaissait, on aimerait que les archéologues du futur tombent plutôt sur un dévédé de Ma nuit chez Maud que sur un roman de Christine Angot. Ce serait tout de même mieux pour comprendre qui nous fûmes réellement, pour comprendre ce qui ne mourait pas en nous, malgré toutes les mondialisations malheureuses et tous les désenchantements programmés d’une planète uniformisée par un progrès suicidaire.

En effet, qui mieux que Rohmer pour donner à voir et à savoir ce qu’a été notre façon nationale de jouer avec l’amour et le hasard et d’oublier qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Comment nous avions l’art, également, de parler de sentiments et de raison, un pull bleu marine sur les épaules, tout en contemplant la sensualité rêveuse de Marie Renoir dans L’Amie de mon amie ou la désinvolture acidulée d’Amanda Langlet dans Pauline à la plage.

Eric Rohmer, né en 1920, était l’aîné d’une bande d’élégants voyous cinéphiles et cinéphages que l’on a appelé la Nouvelle Vague à la fin des années 1950. Parce que Godard a tourné La Chinoise au moment du maoïsme, que Chabrol a passé sa carrière à stigmatiser le bourgeois sanguinaire, le garagiste beauf ou la Bovary en robe Paco Rabanne et que Rohmer lui-même a fait jouer à Pascal Gregory un édile du PS dans L’arbre, le maire et la médiathèque, on a souvent cru, par une erreur d’optique assez amusante, que ces garçons dans le vent, barricadés dans les Cahiers du Cinéma, étaient des avant-gardistes las du monde ancien.

C’est oublier un peu vite que Godard ne croit qu’au sujet et à l’individu, pariant toujours sur Pierrot Le Fou et Michel Poiccard contre les flics du structuralisme, que Chabrol est un misanthrope gourmand qui fait lire Céline à des chocolatiers suisses, qu’Alain Cavalier tourne des films splendides de noirceur mais est fasciné par l’OAS comme dans Le combat dans l’Ile ou L’Insoumis et, last but not the least, que Truffaut préfère adapter David Goodis et William Irish plutôt que de faire semblant de s’intéresser aux idées générales.

C’est que la Nouvelle Vague, et Rohmer au premier chef, ont eu une intuition géniale, la même que celle du prince Salina dans Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »

Tout changer, cela signifiait rejeter une narration cinématographique usée qui mimait le récit littéraire et à laquelle on ne croyait plus. Tout changer, c’était aussi transformer jusqu’à la nature du son et de l’image avec le Nagra et le 16 mm, c’est à dire savoir dompter sans complexe la technologie. Ce n’est pas un hasard si dans L’Anglaise et le Duc (2001), Rohmer fait appel au dernier cri en matière d’image de synthèse pour parler de la Révolution française et, néanmoins, approuver la lucidité désespérée d’une Grace Elliot royaliste contre la naïveté sympathique et dangereuse de Philippe d’Orléans.

Ne rien changer, en revanche, c’était cajoler cette idée réactionnaire mais incontestable et délicieuse d’un éternel féminin. Ne rien changer, c’était conserver ce goût du français, la langue la plus précise et la plus agréable qui soit pour la conversation, idéale pour disserter du tracé des frontières et de celui des émotions, une langue préservée depuis l’Astrée[1. Sujet du tout dernier film de Rohmer, Les amours d’Astrée et Céladon.] et objet d’une course de relais dans le Temps avec Marivaux, Musset et Morand dans le rôle des passeurs. Cette même langue qui se retrouvait, toujours aussi pure, une nuit enneigée de Noël, à Clermont-Ferrand, dans la bouche délicieuse de Françoise Fabian.

Mais le plus important, pour nous, c’est que nous avons appris les jeunes filles avec Rohmer, le Rohmer des Comédies et Proverbes, ces trésors improbables qui scintillaient dans les sinistres années 1980. Nous avions vingt ans, et sur l’écran nous voyions des garçons qui roulaient en 4L sur des voies rapides mais parlaient comme chez Chardonne. La carte du tendre se superposait magiquement au plan de Cergy-Pontoise. Nous désirions ces femmes qui peignaient des abat-jours dans des boutiques branchées de province. Elles étaient belles comme les amies de nos mères mais avaient la distance amusée des Précieuses et nous disaient, comme Madame Deshouillères : « Un amant sûr d’être aimé / Cesse toujours d’être aimable. »

Quant à nos petites amies, finalement, leur inconstance nous surprenait à peine. Nous étions renseignés depuis longtemps par Pascale Ogier dans Les nuits de la pleine lune : danser sur Elie et Jacno n’empêche pas de badiner avec l’amour, bien au contraire. Et, de toute façon, ce sont toujours elles qui pleurent à la fin.

Comme nous allons, maintenant, pleurer Eric Rohmer.

Février 2010 · N° 20

Article extrait du Magazine Causeur



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