Il n’y a pas de viande heureuse. Vous autres, amateurs de nourriture carnée, soutenez le contraire en évoquant ces joyeux moments passés à partager une côte de bœuf entre amis. Comme s’il était impossible de rigoler autour d’un gâteau à la caroube préparé en l’honneur de nos deux chiens, qui viennent de fêter leur anniversaire… Tous nigauds, les végétariens ? Rassurez-vous, nous assumons notre nigauderie. Enfin presque, car ledit gâteau de la marque Benevo, leader dans l’alimentation bio, végétarienne et végan, destinée aux animaux domestiques, nous est parvenu depuis la Grande-Bretagne, laissant une sacrée empreinte carbone. Qu’on l’ait amorti en commandant au passage des chips au chou frisé à l’acérola et des blocs de « fromage » à base de fécule de pomme de terre et d’huile de coco, n’apaise pas notre conscience. Pire encore, après avoir gobé leur gâteau végan, nos chiens se sont mis à la chasse du chat du voisin dans un but ostensiblement meurtrier. Et il est à craindre que les os en forme de carotte, cadeau d’anniversaire à visée éducative made in USA, très esthétiques et du reste introuvables dans l’Hexagone, ne suffisent pas à calmer leurs pulsions.
La France véganisée
Blague à part, petit à petit la France se véganise. L’accès aux produits végétariens et végétaliens, excluant toute matière animale, devient plus facile avec la multiplication des magasins spécialisés en ligne et des restaurants, répertoriés sur vegoresto.fr. Désormais il y en a 47, seulement à Paris, sans compter les établissements certifiés « bio », lesquels proposent en général des plats pour cette population ultra-minoritaire qu’au xixe siècle on désignait par la charmante appellation de « légumistes ».[access capability= »lire_inedits »] Néanmoins, fiers prisonniers de leurs traditions culinaires, les Français, dont le repas gastronomique inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO inclut obligatoirement un mets de viande ou de poisson, restent à la traîne des tendances mondiales. On estime le nombre de végétariens aux États-Unis à 13 %, à 11 % en Angleterre, à 9 % en Allemagne et à moins de 2 % en France. Si ces chiffres sont à prendre avec des pincettes, car un certain nombre de prétendus « végétariens » consomment occasionnellement du poisson – ce qui fait d’eux les « pescétariens » –, ou ne rechignent pas à commander un steak une fois par mois – tombant ainsi dans la catégorie des « flexitariens » –, ils n’en sont pas moins brandis comme la preuve d’une déplorable exception française. « La France est à mon avis le seul pays où on aurait affaire à une sorte de véganophobie », témoigne Alice, une Parisienne exilée depuis plusieurs années à San Francisco. Adepte du véganisme, un mode de vie à 100 % végétal récusant toute forme d’exploitation animale, la jeune graphiste s’étonne de l’ignorance de ses compatriotes : « Je rencontre encore des gens qui pensent que je mange uniquement de l’herbe et que, forcément, à la longue je vais en mourir!! » Et que penser de ces restaurants qui proposent un menu à « nos amis végétariens »… Lili, végétalienne depuis quatre ans et mère d’un garçon de sept mois, appréhende les moqueries dont pourrait souffrir son fils à l’école. « J’essaierai de lui expliquer ma démarche, en lui laissant le choix. C’est sûr, il n’y aura pas de viande à la maison. Il pourra certes en manger à l’extérieur, mais en toute connaissance de cause. Pareil pour les poissons, dont je ne conteste pas la valeur nutritive… Seulement quand il aura l’âge d’aller à l’école, plus personne ne pourra en manger, faute de notre désastreuse gestion de la pêche. » Pendant sa grossesse, Lili, une danseuse professionnelle, a fait une concession en ingurgitant un œuf de temps à autre, sans se laisser convaincre d’avaler un verre de lait ou une tranche de foie de veau réputé pour sa teneur en fer.
Nous vous agaçons, en nous mêlant de vos assiettes. Vous préférez ne rien savoir des conditions de vie, toujours trop courte, et de la mise à mort de ceux que vous mangez. Le silence des bêtes vous arrange, tandis que la défense de la cause animale, trop bruyante selon vous, vous occasionne une légère indigestion. Vous la considérez comme une nouvelle lubie d’intellectuels, alors que depuis Plutarque jusqu’à Derrida, en passant par Voltaire qui vous reprochait votre « sanglante gloutonnerie », les philosophes ne l’ont jamais abandonnée. Certes, on se passerait volontiers de certains militants pour les droits des animaux, qui semblent davantage les desservir que les promouvoir. Dans son dernier ouvrage, Antispéciste : réconcilier l’humain, l’animal, la nature (Don Quichotte, 2016), Aymeric Caron propose de remplacer le Sénat par une « Assemblée naturelle », laquelle représenterait les intérêts des animaux et poserait les bases d’une nouvelle « République du vivant ». Lancé dans son élan, l’ex-chroniqueur vedette du petit écran ne recule pas devant l’idée de procurer aux animaux un nouveau statut juridique, celui de « personnes non humaines » car, nous assène-t-il, « les animaux non humains sont mus par le même vouloir-vivre que nous ». Difficile de ne pas y voir l’analogie avec la personnification juridique des animaux qui ordonnait au Moyen Âge les fameux procès de cochons ou de vaches, condamnés à la pendaison pour sorcellerie. Quid de nos deux chiens, si par malheur ils parviennent un jour à attraper la personne non humaine du chat du voisin ? La question laisse perplexe Alice, venue à notre rendez-vous chaussée de mocassins en cuir végétal signés Stella McCartney : « Je suis d’accord avec les antispécistes quand ils s’insurgent contre la façon de s’émouvoir du sort des animaux mignons, tels chiens, brebis ou lapins, aux dépens des poules et des poissons, à l’égard desquels nous avons infiniment moins d’empathie. Pourtant, manger des œufs, c’est du sadisme ! On sait que dans le processus de leur production, les poussins mâles sont broyés ou gazés peu après l’éclosion. Cependant, faire un parallèle entre le spécisme d’un côté, et le racisme et le sexisme de l’autre me paraît abusif. La consommation de viande stagne, voire diminue en Europe depuis les années 1990, alors qu’elle a quadruplé en Asie de l’Est, surtout en Chine. Partout dans le monde, dès que le pouvoir d’achat augmente, les gens se mettent à manger plus de viande. L’analogie entre le spécisme et le racisme ne tient pas vraiment… » Popularisé par le best-seller La Libération animale du philosophe australien Peter Singer, paru en 1975, le terme « spécisme » dénonce une attitude consistant à refuser le respect à un animal en raison de son appartenance à une autre espèce que l’espèce humaine. Jacqueline, sympathisante de L214 ajoute : « Dans le débat autour du spécisme et de l’antispécisme, je me sens proche de la position d’Élisabeth de Fontenay, qui réclame qu’on soit à la fois humaniste et animaliste. J’aime à penser que respecter l’animal c’est respecter son mystère, sa différence. Évidemment, cela ne devrait pas nous retenir de dénoncer toute forme de maltraitance sur les animaux ni de combattre en faveur de l’abolition de l’abattage et de l’élevage. »
La production de viande conduit à la chosification des bêtes
Abolir l’abattage ? Le postulat doit vous paraître farfelu, à vous les omnivores. Si les animaux n’étaient plus commercialisables, dites-vous, ils disparaîtraient purement et simplement. Voilà une de vos fausses préoccupations, qui nous fait hurler de rage, nous les « légumistes ». Pourquoi ne pas enfin vous défaire enfin de cette façon de penser au règne animal sur le mode utilitaire ? Vous n’ignorez tout de même pas que les animaux d’élevage naissent par insémination artificielle ? La production de viande à l’échelle industrielle conduit non seulement à la chosification des bêtes, mais aussi à la déshumanisation des humains. Les travaux de Catherine Rémy, chercheuse en sociologie au CNRS et auteur de La Fin des bêtes : une ethnographie de la mise à mort des animaux (Economica, 2009), sont à ce titre édifiants. Suite à une enquête de plusieurs mois réalisée dans un abattoir, la scientifique conclut : « […] les hommes des abattoirs “résistent” à leur manière à la logique de l’insensibilité : l’émotion violente accompagne le travail et rappelle, en situation, que mise à mort il y a bien. Cette expression de violence est la condition de réalisation d’un abattage à cadence industrielle. Les animaux sont bien sûr les premières victimes de ces tensions […]. Mais ils ne sont pas les seules : la violence inhérente à la mise à mort ne laisse pas indemne ceux qui sont en charge de cette tâche ingrate. » La vidéo tournée clandestinement par les militants de L214 dans les abattoirs d’Alès, et qui montrait des actes de cruauté, a été visionnée 1,6 million de fois, et a soulevé un tollé à la fin de 2015. Quelques mois plus tard, de nouvelles images chocs d’un petit abattoir « bio » du Vigan ont confirmé le propos de Brigitte Gothière, porte-parole de l’association, selon lequel « il n’y a pas de mort bio ou de mort douce ». Pourtant, bien que la marche annuelle pour la fermeture des abattoirs organisée par L214 à Paris le 4 juin ait réuni quelques centaines de personnes, une conversion collective à l’alimentation végétarienne ou végétalienne paraît utopique. « Cela supposerait que les gens réfléchissent, qu’ils remettent en cause leur mode de consommation, qu’ils changent d’habitudes alimentaires et qu’ils se libèrent des préjugés nutritionnels répandus par l’industrie agroalimentaire. Bref, il faudra qu’ils fassent ce qu’ils n’ont aucune envie de faire, quitte à ruiner la planète et leur propre santé », résume Lili. Sans vouloir vous gâcher la fête, chers omnivores, mourez sur-protéinés et diabétiques dans les effluves du dernier gigot d’agneau servi à la table familiale, mais admettez que ce n’est pas nous qui sommes insensés.[/access]
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