Causeur : Le 14 février, lors d’un Conseil européen des ministres à Bruxelles, la ministre allemande de la Défense, Ursula von der Leyen, s’est emportée face aux journalistes : « Un continent de 500 millions d’habitants ne peut pas capituler devant 1,5 ou 2 millions de réfugiés ! » En réaction, le Premier ministre français, Manuel Valls, a rétorqué : « L’Europe ne peut pas accueillir plus de réfugiés. » Lequel des deux a raison ?
Paul Scheffer[1. Paul Scheffer est professeur d’université, spécialiste de l’immigration et des études européennes et membre du parti travailliste néerlandais. Son dernier livre Immigrant Nations a été publié en 2011.] : La position française est la plus réaliste. Sans rien demander à personne, l’Allemagne a ouvert ses frontières – qui sont aussi les nôtres – en même temps qu’elle fermait les yeux. En revanche, après les derniers attentats, la France ferme ses frontières et ouvre les yeux. Mais plus le temps passe, plus les Allemands comprennent que l’esprit « on peut y arriver » de l’automne 2015 exprimait un excès de confiance. Il existe des limites à ce qu’une société peut intégrer, aussi la position française est-elle aujourd’hui majoritaire au sein de l’UE.
Mais si la Turquie, avec 70 millions d’habitants, accueille 2,5 ou 3 millions de réfugiés, ce qui représente 5 % de sa population, si le Liban et la Jordanie accueillent proportionnellement cinq à six fois plus de Syriens, pourquoi l’Europe, avec ses 500 millions d’habitants et son économie développée, se dit-elle saturée avec à peine 1,5 million d’immigrés ?
La solution doit être un compromis entre Merkel et Orban : ni fermeture hermétique ni ouverture totale. Toute la question est : combien peut-on en accueillir ? Or, pour répondre à cette question, vos comparaisons sont fausses, et cela pour deux raisons. Primo, vos chiffres ne signifient pas grand-chose. En réalité, il ne s’agit pas de 500 millions d’Européens car seule une poignée d’États intéresse les immigrés et accepte de les recevoir. Certains États européens comme la Pologne s’y refusent et nous sommes obligés de respecter leur position car sans consensus démocratique au sein d’un pays, l’accueil est inenvisageable. Et puis, même au sein des pays d’accueil, seuls quelques centres urbains vont assumer l’intégration de l’écrasante majorité des immigrés. En réalité, ce sont moins de 150 millions d’Européens qui devraient concrètement intégrer des millions d’immigrés.
Secundo, on compare deux choses différentes : le niveau d’intégration que l’Europe – terre de l’État-providence – propose aux immigrés n’a rien à voir avec l’accueil que leur réservent le Liban, la Jordanie ou la Turquie. Puisqu’on donne beaucoup, on ne peut pas donner à beaucoup ! La Jordanie et le Liban leur proposent un présent, l’Europe leur propose un avenir.
D’accord, mais pour donner beaucoup à peu, ce qui revient à exclure beaucoup, il faut contrôler ses frontières.
Absolument. Et si on érige des frontières à l’intérieur de l’Europe, c’est parce qu’on a abandonné nos frontières extérieures. Les frontières de la France sont en Grèce et en Italie ! Soit on prend en main nos frontières extérieures, soit on risque de voir Schengen s’écrouler et de revenir aux frontières nationales. Or, Schengen est un atout important pour l’Europe. Il faut donc assumer la souveraineté européenne, contrôler efficacement nos frontières et renvoyer tous ceux que nous ne pouvons pas intégrer correctement vers des pays comme la Turquie où leurs vies ne soient pas en danger.[access capability= »lire_inedits »]
Peut-on avoir des frontières ouvertes aux mouvements de marchandises et de capitaux, mais fermées aux personnes ?
Bien sûr. Surtout, comme le préconisait Nicolas Sarkozy, il faut passer d’une immigration subie à une immigration choisie. Nous avons peur de l’immigration parce que nous la vivons depuis plusieurs décennies comme un phénomène incontrôlable. L’immigration est la quintessence d’un monde chaotique où personne ne contrôle rien. Or, entre les points de vue en présence – justifié par ailleurs –, il est impossible de trouver un consensus pour élaborer une politique migratoire raisonnable.
L’UE est-elle vraiment capable de reprendre ses frontières en main ?
Oui. Notre frontière commune est plus courte que la somme des frontières intérieures (c’est-à-dire la situation avant Schengen). Et puis, il faut dire que nous ne l’avons jamais essayé : le budget de Frontex est tout simplement ridicule ! Notre incapacité actuelle à maîtriser nos frontières trouve ses causes dans une absence de volonté politique, un phénomène fortement lié à notre embarras moral. Depuis la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide, « frontière » est devenu un gros mot en Europe. Nous confondons deux choses : les droits du citoyen, attachés par définition à un territoire, et les droits de l’homme qui ne connaissent pas de frontières. Face au dilemme moral que nous pose la crise des migrants, nous n’arrivons pas à trouver l’équilibre entre les droits de ceux qui sont à l’intérieur des frontières, les citoyens, et les droits de ceux qui sont à l’extérieur.
Or, l’Europe ne peut pas être une zone de libre-échange, de libre circulation et de droits civiques – ce qui est en soi une avancée civilisationnelle importante – sans se protéger de l’extérieur. C’est d’ailleurs le ressort profond de la montée du populisme : une demande populaire de protection et de sécurité. Et l’UE a lamentablement échoué sur ces thèmes. Il est urgent de répondre aux besoins légitimes des citoyens.
Jusqu’alors nous avons parlé d’une immigration abstraite, mais l’Europe fait face depuis un demi-siècle à une immigration particulière, celle des personnes issues des pays arabes et musulmans. Nos graves problèmes d’intégration des dernières générations immigrées ont-ils pour cause les différences culturelles ?
La différence culturelle entre pays d’origine et pays d’accueil est sans doute un facteur majeur de l’équation. Aux États-Unis par exemple, l’intégration de l’immigration catholique – essentiellement irlandaise et italienne – a pris plusieurs décennies. Ces processus – immigration, accueil, intégration – sont toujours longs, difficiles et, au niveau individuel, souvent dramatiques. Cependant, malgré des succès notables – aux Pays-Bas, plusieurs enfants de l’immigration marocaine ont intégré l’élite politique et économique –, comment ignorer ces études conduites en France, en Allemagne et aux Pays-Bas révélant que presque la moitié (44 %) des musulmans vivant dans ces pays sont des fondamentalistes ? Ces croyants très orthodoxes pensent qu’il n’existe qu’une seule bonne interprétation du Coran et qu’un bon musulman devrait retrouver l’esprit de l’islam des origines. C’est une pensée difficilement compatible avec les fondamentaux d’une société européenne. Même si les comportements diffèrent d’une communauté à l’autre – les crimes d’honneur sont plus rares chez les Néerlandais d’origine marocaine que chez leurs concitoyens d’origine turque –, ces enfants d’immigrés musulmans de deuxième et troisième générations partagent des vues traditionalistes – sur les relations hommes/femmes ou parents/enfants, les tendances claniques, etc.
Cette rigidité à l’intérieur du groupe va de pair avec la fermeture par rapport à l’extérieur.
En effet, on observe de surcroît une intolérance croissante vis-à-vis d’autres groupes et notamment des Juifs : aujourd’hui la communauté juive d’Amsterdam est obligée de se protéger de la violence des jeunes d’origine marocaine. Pour résumer, la majorité des citoyens des pays d’accueil croit que l’islam est incompatible avec la démocratie tandis que trop de musulmans européens pensent que la démocratie est une idée étrangère à l’islam.
Il y a une quinzaine d’années, vous tiriez déjà la sonnette d’alarme avec votre article « Le désastre multiculturel », publié dans le quotidien de référence hollandais NRC Handelsblad…
J’avais observé la situation à Amsterdam et à Rotterdam où, déjà à l’époque, 40 % de la population était composée d’immigrés, et j’avais compris que nous allions vers une ségrégation. J’entendais des échos de ce qui se disait dans les mosquées sur le maire juif d’Amsterdam (« un musulman ne devrait jamais obéir aux lois d’une ville dirigée par un Juif »). Je me suis intéressé aussi à la violence des jeunes, j’ai vu les enfants nés aux Pays-Bas décrocher de l’école. J’ai vu la montée des modèles fondés sur le retour aux origines de l’islam… Bref, une nouvelle question sociale émergeait, une question qu’on ne pouvait pas simplement réduire à l’exclusion et à la discrimination. Or, quand j’ai essayé d’en parler avec des gens comme l’ancien maire de Rotterdam, j’ai eu pour seule réponse : « De quoi parlez-vous ? Rotterdam est un modèle de vivre-ensemble pour l’Europe ! » Le maire n’a rien vu venir…
S’agissait-il de déni ou de véritable ignorance ?
Lui et les autres vivaient tout simplement dans un autre monde que celui qu’ils célébraient dans leurs discours, aussi étaient-ils incapables de comprendre ce qui se passait sous leur nez. Mettant les critiques sur le compte de préjugés xénophobes, ils estimaient que leur rôle d’élite était d’éclairer les masses ignorantes et racistes. Ce n’est qu’au moment où les classes moyennes se sont heurtées directement au problème – dans les écoles de leurs enfants par exemple – que les gens ont commencé à changer de discours. Ce qu’ils qualifiaient de modèle de vivre-ensemble et de multiculturalisme heureux cachait des stratégies d’évitement. Puis le moment des conflits est arrivé car on ne peut pas vivre indéfiniment dans une situation de ségrégation.
Quelles ont été les réactions à la publication de votre article ?
Le texte a été publié le 29 janvier 2000, et a suscité énormément de réactions –, le parlement lui a même consacré un débat mais sans vote ni décision. Mais ce qui est intéressant est le processus de récupération politique. En Belgique par exemple, les premiers à s’être emparés du sujet ont été les gens de la droite nationaliste flamande, le Vlaams Blok de Dewinter, puis les chrétiens-démocrates, les sociaux-démocrates et les Verts. Aux Pays-Bas aussi, en l’espace de trois ans, la critique de la politique d’intégration et du modèle multiculturel est passée de la droite radicale à la gauche pour une raison simple : il n’était plus possible de nier la réalité.
Ce qui se passe en France prouve que c’est toujours possible. Aux Pays-Bas, le début des années 2000 a aussi été marqué par la violence…
Oui. Pim Fortuyn a été assassiné en 2002 par un militant écologiste qui voulait l’empêcher d’« exploiter les musulmans comme boucs émissaires ». Ensuite il y a eu l’affaire Ayaan Hirsi Ali, qui a rompu en 2002 avec le parti travailliste pour rejoindre les libéraux et travailler aux côtés de Theo Van Gogh, assassiné en 2004 par un islamiste néerlandais d’origine marocaine. Cela a été une période traumatique pour une société qui se croyait pacifique mais se voyait obligée de se poser des questions vieilles de quelques siècles et auxquelles elle pensait avoir apporté des réponses définitives : qu’est-ce que la liberté religieuse ? Quelles limites poser à la liberté d’expression ? Quelles normes doivent gérer la vie en société ? Ce débat fait toujours rage.
Que peut-on faire pour que le camp des libertés emporte ce débat ?
Commençons par insister sur la responsabilité. On me dit qu’à peine 1 % des musulmans sont vraiment radicalisés. Cela fait beaucoup en chiffre absolu et même si les 99 % autres ne sont pas coupables, ils peinent à prendre leurs responsabilités. Il m’arrive assez souvent de visiter des mosquées, et beaucoup de musulmans me disent qu’ils souhaitent agir mais font valoir que la radicalisation ne se passe pas dans les mosquées et ils n’ont pas de contrôle sur les jeunes qui sont les principaux concernés. Je comprends leur sentiment d’impuissance mais en même temps ils en savent souvent beaucoup plus qu’ils ne veulent bien l’admettre sur ce qui se passe au sein de leur communauté ! Les musulmans devraient dénoncer les individus suspects à la police et coopérer avec les services de sécurité.
D’accord, mais au-delà des slogans, n’est-il pas dangereux d’opérer un amalgame entre les activistes et la majorité silencieuse ?
Même s’il ne faut pas confondre orthodoxie religieuse, conservatisme et violence terroriste, des passerelles existent des uns aux autres. Le rejet de l’Autre, notamment du Juif, est fréquent dans des milieux musulmans éloignés du djihadisme violent : ce n’est pas par hasard que des juifs ont été ciblés à Toulouse, Bruxelles, Paris et Copenhague. Il faut combattre la vision du monde qui soutient le vivier dans lequel les terroristes peuvent évoluer, se cacher et recruter. Et ça, seuls les musulmans peuvent le faire.
Pour nouer une grande alliance entre la société d’accueil et la majorité des musulmans, faut-il consentir à des accommodements raisonnables ?
Il faut exiger des musulmans qu’ils soient responsables et qu’ils acceptent les principes fondamentaux tels que la liberté de quitter sa religion, mais aussi, en contrepartie, reconnaître l’existence d’une nouvelle communauté religieuse en Europe. Dans une société ouverte, si on peut séparer l’État de l’Église, on ne peut séparer la société de la religion. La religion peut participer à la vie publique et il existe d’ailleurs des partis chrétiens-démocrates partout en Europe. Pourquoi se priverait-on d’hommes profondément religieux comme Martin Luther King ou Gandhi ? La religion n’est pas une affaire privée ! Mais attention, il faut rester vigilant. Dans mes débats avec des jeunes musulmans, j’entends souvent : « Nous sommes en colère car nous sommes victimes de discriminations. Nous ne sommes pas traités à égalité. » Je leur réplique : « D’accord, c’est un bon argument. Êtes-vous prêts à traiter sur un pied d’égalité les femmes de votre communauté ? Les non-croyants ? Les homosexuels ? Si la réponse est négative, vous comprenez que votre demande de traitement équitable ne tient pas… » Il faut être juste et exigeant.
Et nous ne sommes ni l’un ni l’autre…
Exactement ! Écoutant le discours du président Hollande devant le Congrès après les attentats du 13 novembre, j’ai été choqué : il n’a pas adressé un seul mot aux communautés musulmanes ! Le mot islam n’a pas été mentionné ou à peine. Comment a-t-il pu ignorer à ce point l’état d’esprit des gens, y compris au sein même des communautés musulmanes qui ne souhaitent que vivre librement en tant que citoyens français ! Selon les sondages, 60-70 % des Français pensent que l’islam est incompatible avec la République, et le président ne dit pas un mot sur l’islam quelques jours à peine après des attentats perpétrés au nom de l’islam. Hallucinant !
Sinon par le manque de courage, comment expliquez-vous cette omission ?
Par un mélange de gêne, d’embarras, de culpabilité postcoloniale, et de peur de stigmatiser. Sauf que le non-dit se paie. Le volet répressif de son discours, que représente l’inscription de la déchéance de citoyenneté dans la Constitution, est une surréaction expliquée par le non-dit. Au lieu de parler juste, il a frappé très fort mais à côté de la cible. C’est une grave erreur. Il ne faut pas sous-estimer la capacité de la société ouverte à résister à ses ennemis. Jean-François Revel a écrit Comment les démocraties finissent en 1983, six ans avant la chute du mur de Berlin. La leçon à retenir de la guerre froide, c’est que nous pouvons gagner contre ceux qui utilisent nos libertés pour nous en priver. À condition de rester fidèles à nos principes.[/access]
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