La polémique autour de Paul MacCarthy (26 octobre)
Élisabeth Lévy. « No pasaran », a déclaré Anne Hidalgo quelques heures avant que l’artiste américain refuse que l’on regonfle The Tree, son fameux sapin de Noël, vandalisé place Vendôme. Les commentateurs ont unanimement dénoncé les crétins qui s’en étaient pris à l’arbre. Les McCarthystes d’aujourd’hui sont-ils les défenseurs de la liberté ?
Alain Finkielkraut. L’affaire McCarthy vient d’en apporter la preuve : nos modernes et fiers de l’être ne sont pas modernes, ils sont anachroniques; ils mettent toute leur intelligence et toute leur énergie à se tromper d’époque, à rabattre le présent sur le passé et à empêcher ainsi que la moindre parcelle de réalité vienne troubler le confort moral d’un monde entièrement imaginaire.
L’artiste américain avait donc installé devant la colonne Vendôme, et sous l’égide des joailliers de la place, une sculpture gonflable d’un vert éclatant et de 25 mètres de haut. L’œuvre était intitulée The Tree et jouait sur la ressemblance entre un sapin de Noël et un « plug anal ». Peu familier, comme tous les ploucs, de ce « sex-toy », j’avais plutôt pensé à un suppositoire géant contre la constipation, un Maxilax en quelque sorte.
L’art a rompu ses derniers liens avec la beauté et avec la vérité. « Et que cela soit Chardin, Braque ou Vermeer que vous les nommiez/ Il en revient toujours poursuivre la même longue étude », écrivait Aragon. Cela veut dire que la peinture était, depuis sa naissance, habitée par la passion de tout voir et, si elle déformait la réalité, c’était pour en extraire les possibilités cachées, maléfiques ou merveilleuses. Rien de tel avec Paul McCarthy ou Jeff Koons : ils ont abandonné la longue étude pour la fabrication en série de gros jouets criards. Au terme de la déconstruction savante du geste pictural, l’art est désormais ce qui se déclare tel, et rien d’autre. Duchamp l’iconoclaste se moquait, avec son urinoir, de la prosternation grégaire devant les œuvres exposées dans les musées. Et voici que, pour bien montrer qu’on est un esprit libre, on se prosterne comme un seul homme devant Paul McCarthy et les produits ridicules de son infantilisme cochon. Baudrillard avait décidément raison : « Quelque chose d’absurde est venu pourrir dans l’âme humaine cette passion de l’admiration qui était la plus belle. » Et malheur à ceux qui n’admirent pas : « Ce sont des crétins », tranche Le Monde. La ministre de la Culture n’est pas en reste : « On dirait que certains soutiendraient volontiers le retour d’une définition officielle de l’art dégénéré. » Émettre des réserves devant la dernière « provocation » sponsorisée de McCarthy, ce n’est pas seulement « défendre la culture policée et la bienséance bourgeoise », comme dit encore le quotidien de la pensée rebelle, c’est perpétuer Goebbels, rien de moins. [access capability= »lire_inedits »]
L’agression dont l’artiste a été victime offre une caution providentielle à cet anachronisme complaisant, mais le petit commando ayant réussi à débrancher le compresseur qui remplissait d’air la sculpture et à couper les sangles qui la stabilisaient a fait un geste d’une grande portée conceptuelle : en dégonflant la baudruche antifasciste de l’art contemporain, il l’a rendue à son insignifiance.
Le Musée d’histoire des juifs polonais (2 novembre)
Vous avez assisté le 28 octobre à l’inauguration à Varsovie du Musée d’histoire des juifs polonais, en présence des présidents polonais et israélien…
J’ai fait partie, en effet, de la délégation française. Le premier soir, nous avons été reçus à l’ambassade de France. Il m’a été demandé de participer à une table ronde improvisée avec Roman Polanski, l’historien belge Joël Kotek, le président de l’Union des étudiants juifs de France, le grand rabbin de Varsovie et Konstantin Gebert, un juif polonais revenu à la foi de ses pères. Après un petit film retraçant à grandes enjambées cette longue histoire et qui se terminait sur le mot « vie », Monique Canto-Sperber, notre modératrice, a demandé, pour lancer la discussion, quelle était la contribution actuelle du judaïsme à la Pologne. Roman Polanski n’a pas voulu répondre à une question aussi générale, il m’a donc passé le micro et j’ai moi-même décliné la question en disant qu’avant de parler du présent, de l’avenir et de la vie, il fallait prendre acte de ce fait : la civilisation juive de Pologne avait été anéantie par le nazisme. Je pensais à cette phrase de l’écrivain David Bergelson, découverte autrefois dans le beau livre de Richard Marienstras Être un peuple en diaspora : « Il arrive que les peuples perdent leurs fils, c’est une grosse perte, bien sûr, et ce n’est guère facile de s’en consoler ; mais voici qu’arrive le Docteur Soïfer avec sa perte à lui… Car il est l’un de ceux qui sont en train de perdre leur peuple… Quoi ?… Qu’est-ce qu’il perd ?… Mais on n’a jamais entendu parler d’une telle perte. »
Certes, le peuple juif n’est pas mort. Les nazis n’ont pas pu mener jusqu’au bout leur entreprise d’éradication planétaire. Il y a eu des survivants et des épargnés. Israël est né. Quelque chose pourtant est mort, qui n’est pas simplement une monstrueuse addition d’individus. En disant cela, il me semblait avoir énoncé une évidence. À ma grande surprise, j’ai fait scandale. Le rabbin américain de Varsovie m’a trouvé arrogant et ignorant. Constantin Gebert m’a accusé de le donner pour mort. J’ai compris alors que si je pouvais envier les croyants d’être accompagnés par la promesse d’une vie éternelle, je ne supportais pas chez eux le déni de l’irréparable. Ils voient dans la perpétuation de l’étude et de l’observance la preuve que, même sur terre, la mort a été vaincue. Je ne partage pas cet optimisme religieux. Je le trouve même sacrilège.
Le lendemain, veille de l’inauguration officielle, nous avons visité l’exposition permanente du musée. Celle-ci couvre ambitieusement mille ans d’histoire. Une histoire dont la violence n’est pas mise sous le boisseau mais dont on voit aussi qu’elle ne se réduit pas à l’antisémitisme. Ce qu’on ne voit pas en revanche, et ce qui manque, c’est la grande culture. Il s’agit d’apprendre dans ce musée, il ne s’agit pas d’admirer. L’exposition ayant été confiée à une ethnologue américaine, ce ne sont pas les œuvres (musicales, picturales ou littéraires) qui sont mises en avant, ce sont les témoignages d’un mode de vie et de ses métamorphoses. Il est salutaire que la Pologne se réconcilie avec son passé juif. Il est regrettable que les frères Singer, Yitzhak-Leibush Peretz ou Adolf Rudnicki ne soient pas davantage mis à l’honneur.
La situation en Israël (23 novembre)
Après l’attaque à la hache d’une synagogue de Jérusalem le 18 novembre, Benyamin Netanyahou a accusé Mahmoud Abbas. Par ailleurs, l’isolement diplomatique d’Israël s’accroît tandis que l’idée de reconnaître l’État palestinien progresse dans les opinions et les Parlements occidentaux. Cet attentat marque-t-il un tournant décisif et dangereux ou n’est-ce qu’une atrocité de plus ?
En apprenant que quatre personnes ont été tuées et plusieurs autres blessées à la hache et au couteau dans la synagogue de Kehilat Yaacov, une réflexion de David Grossman, énoncée lors de la deuxième Intifada, m’est revenue en mémoire : « L’Israélien moderne de mon âge qui se considérait déjà comme un citoyen du monde, qui est relié à Internet et qui a une antenne parabolique sur son toit, cet homme a commencé à sentir le tragique du destin juif se refermer sur lui. » Je ne sais pas si le confit national israélo-palestinien se métamorphose aujourd’hui en conflit religieux, ou s’il est consubstantiellement théologico-politique ; ce qui m’apparaît, en revanche, avec une clarté irréfutable et implacable, c’est que les victimes de cet attentat n’ont pas été assassinées en tant que colons – la synagogue est située dans un quartier jusque-là paisible de Jérusalem-Ouest – ni même en tant qu’Israéliens, mais avec leurs châles et leurs livres de prière, en tant que juifs. Cet attentat palestinien s’inscrit dans la lignée des pogroms dont la Russie et l’Europe orientale ont été, jusqu’au milieu du xxe siècle, le théâtre.
Mais à ce stade de ma réflexion, comme à chaque fois qu’il s’agit d’Israël, mon for intérieur se divise en deux et ma parole se scinde. Aux Français qui font observer que la poursuite de l’occupation pousse les Palestiniens à de regrettables mais compréhensibles extrémités, je rétorque que ce crime et les indécentes explosions de joie qu’il a occasionnées à Gaza comme en Cisjordanie dénoncent comme occupation toute présence juive en Palestine. J’ajoute que, quitte à raisonner en termes de conséquences, il ne faut pas négliger, pour expliquer ce passage à l’acte et la forme qu’il a prise, l’impact des exploits sanglants de l’État islamique, si complaisamment étalés sur la Toile. Je rappelle que le président de l’Autorité palestinienne lui-même a menacé Israël d’une guerre sainte si le mont du Temple devait être, par malheur, « contaminé par les juifs ».
Mais l’autre part de moi-même s’adresse, avec la même véhémence, au gouvernement israélien. Benyamin Netanyahou s’est empressé de rendre Mahmoud Abbas responsable du crime. Certaines déclarations sont, il est vrai, désolantes et même révoltantes. Le problème, c’est que le Premier ministre d’Israël ne se désole pas, ne se révolte pas, il se frotte les mains. Car rien ne l’effraie davantage qu’une négociation sérieuse et les concessions territoriales qu’elle implique. Il préfère le « conflict-management » avec les Palestiniens à une guerre civile avec les colons les plus radicaux. Ainsi, loin d’incarner le sionisme, travaille-t-il à la dissolution de l’État juif dans un État binational.
Il n’y a aucun mur de protection contre le terrorisme primitif qui s’abat aujourd’hui sur Israël. Il peut frapper n’importe où et à n’importe quel moment. D’où la décision du gouvernement de faciliter l’octroi du port d’armes. L’État se dépouille du monopole de la violence légitime pour répondre à un danger omniprésent et invisible. J’ai entendu, l’autre jour à la télévision, Nissim Zvili, ancien ambassadeur d’Israël en France, dire qu’avec le poids croissant des juifs orthodoxes et une minorité arabe en passe de devenir majoritaire, ses petits-enfants n’auront pas de place en Israël : ce pays se sera trop éloigné de leurs attentes, des valeurs sionistes dans lesquelles ils auront été élevés. J’ai pensé alors à mes descendants éventuels. Auront-ils leur place dans la France de demain ? Assisterons-nous, dans cinquante ou cent ans, au chassé-croisé entre les Israéliens revenant vers l’Europe et les juifs européens fuyant vers Israël quand ils n’auront pas la possibilité d’émigrer sur le continent américain ? Pour éviter que cette vision de cauchemar devienne réalité, il faut œuvrer inlassablement à la paix, c’est-à-dire à la séparation entre Israéliens et Palestiniens.
Les djihadistes français de Lunel (23 novembre)
Près d’un quart des Français partis faire le djihad en Syrie seraient des convertis, preuve, selon le chœur des vierges habituel, que tout cela n’a rien à voir avec l’islam…
J’ai découvert, en lisant Libération, qu’une dizaine de jeunes de la ville de Lunel (26 000 habitants) étaient partis en Syrie faire le djihad. Comme j’avais lu naguère le beau roman d’Armand Lunel Nicolo-Peccavi ou l’affaire Dreyfus à Carpentras et que j’ai appris, dans un autre de ses livres, que les juifs, presque partout persécutés ou proscrits en Europe, ont pu survivre physiquement et spirituellement dans ces « étonnantes terres de permission » qu’étaient le Languedoc, la Provence et les États français du pape, j’ai voulu en savoir plus sur la ville dont il portait le nom. Mes recherches n’ont pas été vaines : Lunel était au Moyen Âge un centre philosophique juif, une « petite Jérusalem ». Un des « sages de Lunel », Samuel Ibn Tibbon, avait même traduit de l’arabe en hébreu Le Guide des égarés de Maïmonide. Presque rien ne subsiste aujourd’hui de cette communauté juive jadis florissante. Un des murs externes de l’hôtel particulier de Bernis a été identifié comme étant vraisemblablement celui de la synagogue de Lunel, la municipalité y a apposé une plaque commémorative. En revanche depuis 2010, il y a une mosquée à Lunel. C’est là, apprend-on dans Libération, que Raphaël, « fils unique d’un père informaticien issu d’une famille juive et d’une mère psychologue (sic) », s’est radicalisé avant de partir en Syrie où il a trouvé la mort. Faute d’avoir pu l’enterrer, ses parents ont planté un magnolia dans le jardin de leur maison. Et c’est dans cette même ville de Lunel qu’il y a une vingtaine d’années Renaud Camus a éprouvé l’impression étrange de changer de monde « sans être sorti de l’ancien, sans avoir quitté les rues et les places de notre pays, leurs statues, leurs églises, leurs repères familiers. » C’est là, comme il le dit dans une conférence prononcée justement à Lunel le 26 novembre 2010, que le « Grand Remplacement » lui est venu à l’idée.
Que les choses soient claires : je ne reprends pas cette expression à mon compte, car elle a immanquablement pour effet de transformer toutes les personnes d’origine turque ou arabe en envahisseurs. On a besoin de concepts pour penser la réalité humaine, mais on ne doit pas laisser les concepts réduire les êtres humains à des spécimens. Reste que, si les convertis à l’islam dans sa version la plus agressivement littérale sont si nombreux en France et dans toute l’Europe, c’est parce que cet islam a pour lui la force du nombre et parce que les films de propagande du nouveau califat sont calqués sur le modèle d’Expendables ou du jeu vidéo Call of Duty. L’industrie du divertissement fait le vide, et, par ses intrigues simplistes, ses effets spéciaux, ses images ultra-violentes, elle prépare le terrain au fanatisme morbide.[/access]
*Photo : PACIFIC PRESS/SIPA. 00698248_000005.
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