L’actuelle pandémie nous privera d’une commémoration internationale in situ du soixante-quinzième anniversaire de la fin de la deuxième guerre mondiale. Faut-il y voir le signe de notre détestable insuffisance de maîtrise, à la même échelle mondiale, de la cruauté humaine depuis trois quarts de siècles ? La Shoah marqua de son sceau atroce ce conflit à nul autre pareil, en raison de l’obsession nazie de sélectionner un peuple et d’autres minorités pour les exterminer. Vladimir Jankélévitch avait raison de dénoncer, dans L’imprescriptible, « le monstrueux chef-d’œuvre de la haine. » La poursuite insensée dans le temps des exactions de l’homme contre l’homme fut envisagée comme prégnante et durable, au point que René Cassin, ancien juriste de la France Libre, insista en 1948 pour qualifier d’universelle, c’est-à-dire valable en tous temps et en tous territoires sans exception, la nouvelle Déclaration des droits rédigée après « les actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité. »
L’actuelle et nécessaire lutte contre le virus mortel nous empêchera également, dans quelques jours, de commémorer le génocide arménien qui, voici cent cinq années, conduisit à la destruction tout aussi barbare et violente d’un autre peuple, dans le silence des nations. À l’aube du génocide juif et pour en imposer la réalisation, Hitler avait eu cette phrase atroce : « Qui se souvient des Arméniens ? » En ce mois d’avril 2020 est également escamoté l’anniversaire de la libération du camp de Buchenwald. Jorge Semprun, qui y fut déporté, relate dans L’Écriture ou la vie, comment il entendit s’élever un Kaddish d’un monticule de cadavres décharnés, entassés à proximité du baraquement qu’il quittait pour toujours. Accompagné par un autre détenu du camp, un Juif hongrois survivant, ils parvinrent à extraire le mourant qui prononçait la prière de sanctification. Malheureusement, ce fut trop tard ; le dernier souffle de vie venait de quitter le récitant agonisant.
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Aujourd’hui, les victimes les plus gravement touchées par le Covid-19 semblent appartenir à un seul peuple luttant pour son oxygène. Lors d’une conférence intervenant à la Sorbonne voici trente ans et intitulée Mal et modernité : le travail de l’histoire, Jorge Semprun rappelle qu’une guerre des gaz (1939-1945) a été précédée d’une autre (1914-1918), et affirme que nous suffoquerons de la privation d’air qui, « un jour indéterminé encore, nous coupera le souffle. » Deux années plus tard, dans une autre conférence prononcée à Vienne peu de temps avant le référendum sur le Traité de Maastricht, Semprun cite Edmund Husserl. Celui-ci alertait, en mai 1935 et depuis la capitale autrichienne, les nations à nouveau impassibles : « La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues. Ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens relationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie ; ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de philosophie, grâce à un héroïsme de la raison (…) »
Semprun sait que si le philosophe émet les hypothèses, « seuls les poètes sont capables de nous annoncer les catastrophes que produit la barbarie, de les décrire, puis de les perpétuer ensuite dans leur mémoire. » Il fait référence à Paul Celan qui a élevé, dès 1945, un monument ineffaçable aux millions de victimes des chambres à gaz vomissant l’atroce gaz Zyklon B (dont nul n’est jamais sorti vivant), et dont les corps furent ensuite brûlés dans les fours crématoires. Déporté roumain dont les parents moururent dans un camp de Transnistrie, le poète composa Fugue de mort, en hommage à celles et ceux qui, privés de sépulture par le crime nazi, ont « une tombe au creux des nuages. » Ce vers revient de manière permanente dans les différentes conférences que Semprun donne à travers l’Europe, à partir des années 80, au point qu’il en fait le titre du recueil qui rassemble ses textes sur le devenir de la Communauté, puis de l’Union. L’Europe est devenu « un espace tragique mais éclairant. » Revenant pour la première fois à Buchenwald, presqu’un demi-siècle après la fin de la deuxième guerre mondiale, Semprun se remémore sur l’Appellplatz traversée par le vent froid les vers de Celan qu’il traduit ainsi : « Nous creusons une tombe dans les airs/on n’y est pas couché à l’étroit. »
Paul Celan, qui avait choisi d’écrire en allemand pour universaliser son combat contre l’oubli, avait un prénom hébraïque : Pessa’h, mot qui désigne la Pâque juive. Cette solennité est immédiatement suivie d’un compte de cinquante jours, le Omer, symbolisant la remontée progressive, par degrés, vers une vie de Liberté après l’esclavage. Voici précisément cinquante ans, peut-être dans la nuit du 20 au 21 avril, alors que le compte du Omer débutait, Paul Celan choisit de se donner la mort en se jetant dans la Seine, à proximité du Pont Mirabeau. Cette étendue d’eau ne s’est pas ouverte, contrairement à la Mer des joncs, mais le poète savait que son engloutissement revêtirait la forme de transcendance à laquelle il aspirait : « Tu sais/ seul ce que je t’ai confié en silence/ nous élève dans la profondeur. » Paul Celan, qui était dans sa cinquantième année de vie, possèdait la certitude qu’« En haut,/les voyageurs/demeurent/inaudibles. »
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Meurtri parce qu’ « il n’y a qu’une poignée d’humains », Paul Celan eut le besoin impérieux de sortir de l’étroitesse, lui qui voulait « élargir l’art » pour rendre supportables les jours après la Shoah. Il nous a légué une œuvre poétique majeure, avant de rejoindre les suppliciés montés au ciel « Avec tout ce qui en cela possède de l’espace,/et même sans la /parole. » Celan a su, selon la formulation de Semprun, comprendre « l’immensité de la mémoire historique, constamment menacée d’un oubli inadmissible. » Désormais, la forêt de Buchenwald a envahi ce qu’on nommait le petit camp de quarantaine, et recouvre les cadavres sans nom. Aujourd’hui, les victimes de la pandémie sont enterrées ou incinérées dans la froide chaîne de la mort démultipliée, sans les familles réunies.
Semprun rappelle que Celan a, par son œuvre sans équivalent, permis le travail de deuil, « indispensable à l’élaboration des principes d’un avenir qui nous permette d’éviter les erreurs du passé. » Le recueil du poète intitulé Atemwende fait directement référence au souffle, et plus précisément à l’apnée transitoire qui suspend la respiration. Nous avons aujourd’hui besoin, alors que dans la souffrance de l’asphyxie brutale meurent les victimes de la pandémie, de cette renverse du souffle, qui est la formulation française d’Attemwende retenue par son traducteur Jean-Pierre Lefebvre. C’est le pneuma, à la fois souffle et esprit, qui peut ouvrir la voie nous détournant des incohérences passées. Paul Celan nous y invite collectivement : « Un et Infini,/ anéantis,/ disaient Je.// Lumière fut. Sauvetage. »
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