« C’est moi qui ai fait sortir les chefs de leur cuisine, aujourd’hui, j’aimerais qu’ils y retournent ! »
Coup sur coup, notre pays a perdu deux de ses idoles, « trésors nationaux vivants » comme on dit au Japon : Johnny et Paul Bocuse (surnommé « Monsieur Paul » par ses pairs). Dans les deux cas, il nous fut donné d’assister à ce que l’historien Ezra Suleiman appelle « la création d’une communauté imaginaire », laquelle repose sur des mythes et des symboles ayant pour but de « garantir l’unité nationale ». Pour Suleiman, en effet, « plus une société est fragile, plus le recours à une mythologie de l’unité sera important. Cela a été le cas tout au long de l’histoire troublée du républicanisme. Moins il est capable de répondre aux nouveaux défis, plus le besoin de s’y attacher devient désespéré. Mais les mythes ne tiennent pas toujours face aux changements de la réalité. Vidés de leur force symbolique, ils apparaissent alors pour ce qu’ils sont vraiment, sans plus aucun mystère ni aucune ambiguïtés » (Schizophrénies françaises – 2008, Grasset).
Bocuse, héros du mythe gastronomique
La France aujourd’hui se sent et se sait fragile, elle est confrontée à des défis gigantesques qu’elle n’est pas sûre de pouvoir relever, des communautés obscurantistes installées chez elle profitent de sa faiblesse et espèrent sa dislocation. Dans ce contexte, nous nous raccrochons à des mythes forgés pour nous donner l’illusion que nous sommes encore soudés et que nous représentons quelque chose…
Le mythe gastronomique est l’un de ceux-là, dont Bocuse fut le héraut et le héros. Ainsi que l’écrivait Cioran dans De la France, « Le phénomène de la décadence est inséparable de la gastronomie. Quand on ne croit à rien, les sens deviennent religion. Et l’estomac finalité. Depuis que la France a renié sa vocation, la manducation s’est élevée au rang de rituel. Les aliments remplacent les idées. Du dernier paysan à l’intellectuel le plus raffiné, l’heure du repas est la liturgie quotidienne du vide spirituel. Le ventre a été le tombeau de l’Empire Romain. Il sera inéluctablement celui de l’Intelligence française… » Quand on ne croit plus en rien et que l’on s’est détourné de la grandeur, on mange et on se regarde manger. C’est à peu près notre situation actuelle.
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Le mythe gastronomique français fut forgé, grosso-modo, après Waterloo, en 1815, date de naissance de la gastronomie comme science et de la chronique gastronomique comme genre journalistique avec ses Bouvard et Pécuchet positivistes et un peu ridicules dont Brillat-Savarin demeure l’archétype indépassable. Inconsciemment, les Français avaient compris qu’ils entamaient inéluctablement leur lent déclin : la France avait commencé déjà depuis un siècle son rapide processus de déchristianisation, et après la fiesta révolutionnaire et bonapartiste, elle savait qu’elle ne pouvait plus prétendre au statut de leadership impérial. Il lui restait bien sûr de belles réserves, et les génies de la littérature et de la peinture n’allaient pas manquer de fleurir sur ce fumier en décomposition, mais pour combien de temps encore ? Une chose était sûre et certaine, toutefois, et personne n’allait songer à lui chercher des noises de ce côté-là : question cuisine et produits du terroir, la France était le pays bénie des dieux.
La France pays de la gastronomie, une légende des siècles
Cette légende a duré deux siècles. Nous sommes des gastronomes. Nous avons les meilleurs chefs du monde, les meilleurs vins, les meilleurs fromages, les meilleurs paysans, chaque Français dès le berceau sait d’une façon presque génétique la recette du pot au feu et de la crème anglaise. Le cinéma a pris le relais avec L’aile ou la cuisse, Le Festin de Babette et Ratatouille qui célèbrent chacun à sa façon la supériorité de la cuisine, du raffinement et du goût français. Même les polémiques sur la perte d’influence de la cuisine française dans le monde ne font en réalité que renforcé ce mythe : c’est parce qu’elle est la première et la seule que la gastronomie française est menacée, et c’est parce qu’elle est menacée qu’il faut la défendre et la promouvoir ! Aux dernières nouvelles, Emmanuel Macron aurait donné pour consignes à ses Ambassadeurs de tout faire pour redorer le blason de la gastronomie française à travers le monde, on peut donc s’attendre à un certain nombre de manifestations et d’événements tous plus tartouilles les uns que les autres…
La vérité, car il y en a une, que nous nous permettons de rappeler dans Causeur depuis toujours, discrètement, et sans trop la ramener, est que les Français ne cuisinent plus au quotidien, que la transmission des connaissance culinaires a cessé, que le mythe de la grand mère auquel se réfère tous nos grands chefs n’est qu’un mythe en voie d’extinction puisqu’aujourd’hui les femmes ne cuisinent quasiment plus et que l’on se demande donc quelle grand mère d’aujourd’hui va bien pouvoir éveiller les papilles des grands chefs de demain…
Monsieur Paul, top chef de la simplicité
La gastronomie est devenu un spectacle pour la télé, un business, pas une pratique quotidienne. Un loisir pour les week-end, à la limite. Parcourez la France de long en large et voyez à quel point il est devenu difficile de bien manger le long des routes (autrefois les Routiers avaient le Guide Michelin dans leur camion). A la campagne, les boulangers et les bouchers ont presque disparu. Trouver un bon croissant en ville relève du miracle. En Italie, en revanche, la tradition de la bonne cuisine familiale perdure tant bien que mal et on peut encore se régaler dans des trattorias.
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Revenons à Monsieur Paul. Tout a été dit sur ce personnage. Six mois avant sa disparition, j’ai eu la chance de pouvoir l’interviewer pour le compte de Paris Match, c’était au printemps 2017. Je n’avais jamais eu l’occasion de venir manger chez lui, dans son auberge du Pont de Collonges, sur les bords de la Saône, à 20 km de Lyon. Je pensais honnêtement me rendre dans un musée Grévin de la gastronomie. Alors que les chefs lui ont rendu un hommage unanime, en revêtant leur tunique blanche le jour des obsèques, combien en ai-je entendu, ces dernières années, qui considéraient que Bocuse faisait une bonne cuisine de brasserie et que le Michelin aurait été bien inspiré de le mettre dans une catégorie à part, afin de libérer la place et de permettre à d’autres de jouir d’une troisième étoile ? Les propos n’étaient donc pas forcément très amènes.
En arrivant chez Monsieur Paul, j’ai découvert…
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