Le grand roman de Paul Auster, Moon Palace, est paru en 1989.
Moon Palace est une œuvre ambitieuse, qui essaie, en cette fin du XXe siècle, de retracer une cartographie mentale de l’Amérique du Nord. D’est en ouest, Paul Auster récapitule, en s’aidant de la littérature classique, toute la culture constitutive d’une civilisation à bout de souffle, mais que le jeune héros de son roman, Marco Stanley Fogg, essaie de faire repartir. C’est dans ce lâcher prise, annonçant un éventuel regain, et propre au désœuvrement américain, que MC Fogg va tenter de redonner un sens à sa vie, lui l’explorateur privilégié du monde qui aura tout misé sur la connaissance…
Un héros au caractère bien trempé
Ce jeune Fogg est un caractère déjà bien trempé. « Je voulais vivre dangereusement, explique-t-il, me pousser aussi loin que je pourrais aller, et voir ce qui se passerait une fois que j’y serais parvenu. » Comme certains grands noms de l’histoire, MC Fogg n’a pas eu de père. Sa mère meurt dans un accident, et, encore adolescent, il se retrouve avec son oncle Victor qui va l’éduquer et, surtout, lui léguer le goût de la lecture. Fogg héritera des 1 492 livres de sa bibliothèque, qu’il lira tous consciencieusement. C’est à cette date, dira-t-il, que « j’ai commencé à disparaître dans un autre univers ».
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Il poursuit ses études à l’université Columbia de New York. Une fois son diplôme obtenu, il prend la décision de tout arrêter. Il explicite l’acte négatif qu’il envisage ainsi : « Avec toute la ferveur et l’idéalisme d’un jeune homme qui a trop pensé et lu trop de livres, je décidai que cet acte serait : rien – mon action consisterait en un refus militant de toute action. » Il n’est pas question pour lui de travailler. Il ne sait pas encore très bien pourquoi, mais il a conscience que cette abstention est la seule voie authentique qui l’attend. En cette année 1969, où se passe ce récit, l’homme marche sur la lune. Fogg est fasciné par cet exploit, qui le conforte dans son attente radicale, sa « proposition esthétique » à lui de rester oisif. Il tourne en rond dans son petit logement de fortune : « La seule action de ne rien faire me paraissait considérable, et c’est sans aucun scrupule que je laissais les heures s’écouler dans l’oisiveté. »
À la marge de la société
Peu à peu et à bout de ressources financières, il doit quitter son studio et se retrouve à la rue. Il se réfugie dans Central Park où, comme il le confie, « [il] n’avait pas à trimbaler ce fardeau de conscience de soi ». Il revendique son état de clochard comme une critique absolue du mode de vie moderne. « J’étais la preuve vivante que le système avait échoué, que le pays béat et suralimenté de l’abondance se lézardait enfin. » Mais Fogg est trop intelligent pour en rester là. Il sait que cette parenthèse n’aura qu’un temps, comme les trois jours que Jonas a passé dans le ventre de la baleine. Car Fogg admet l’existence de l’Autre et l’entraide qui peut s’établir entre les hommes, grâce à l’amour universel. Il sera sauvé par deux amis, qui ne l’ont pas abandonné, l’étudiant Zimmer et la Chinoise Kitty. Le nom de Zimmer fait référence au poète Hölderlin, accueilli pendant trente-six ans chez le menuisier du même nom, Ernst Zimmer, dans une tour de Tübingen. De même, l’ami de Fogg veillera sur lui durant de longs mois, afin qu’il se rétablisse. « J’étais fatigué de moi-même, constate Fogg, fatigué de mes pensées, fatigué de ruminer mon destin. » Ce constat ne s’adresse-t-il pas à l’homme contemporain en tant que tel ?
Fils de Roi
Dès lors, la vie de Fogg acquiert une tournure spéciale. Il a pris son élan vers un idéal, qui ne demande qu’à être confirmé. Son cheminement devient initiatique, et se développe selon une exigence qui ne déviera plus jusqu’à la fin du roman. À tel point qu’on peut faire, il me semble, un parallèle entre le caractère de Fogg et celui des « fils de Roi » chers au Gobineau des Pléiades. Paul Auster ne signale pas ce rapprochement, mais comment ne pas y penser ? Dans un style certes abrupt et parfois daté, Gobineau a cependant donné la définition d’un très beau tempérament humain, sans doute assez élitiste, mais qui fait penser au personnage principal de Moon Palace. Gobineau écrit par exemple : « je ne suis pas heureux de ce qui suffit à la plèbe, et je cherche dans les joyaux que le Ciel a mis à la portée des hommes d’autres bijoux que ceux dont elle s’affole ». Et encore : « D’où me viennent tant de distinctions, si fortes, si marquées […] ? Évidemment de ce que je suis fils de Roi… »
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À un autre moment du roman, sont évoqués Montaigne et aussi Jacques Rigaut, deux maîtres en oisiveté. Dans Moon Palace, Paul Auster s’est centré sur cette idée d’un homme qui se libère du carcan quotidien, pour accéder à une réalité supérieure. À la fin de son périple, Fogg se fait voler sa voiture et se met à marcher des jours et des jours, pour aboutir à l’Océan. Une illumination alors le prend, et il s’exclame : « C’est ici que je commence, me dis-je, c’est ici que débute ma vie. » Jamais le mot fin d’un roman n’a résonné comme un tel recommencement éternel.
Paul Auster, Moon Palace. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Le Bœuf. Éd. Actes Sud, collection « Babel », 1990.