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Patrimoine: cette France qui croule

SOS petites bourgades en péril


Patrimoine: cette France qui croule
© D.R.

La lente agonie de l’architecture ancienne de nos petites villes de province répond à l’effacement de la culture classique et à d’autres évolutions désolantes.


Phénomène de grande ampleur, de grave conséquence, dont je m’étonne toujours qu’il soit si peu évoqué. Les « petites villes » d’autrefois, de 3, 4, 5 000 âmes, qu’il est d’usage à l’heure actuelle, l’échelle ayant changé, d’appeler « villages », voire « petits villages » (l’adjectif semblant s’imposer au nom comme l’épithète homérique), nos bourgades de jadis, d’un bout de la France à l’autre, croulent et sont près de disparaître. Je parle de leur cœur, du carrefour qui les animait, des deux voies qui les irriguaient. La vie en est partie, les commerces ont fermé, toutes les façades, ou presque, ont rabattu leurs volets. Murs fissurés, toitures percées et tuiles tombant à chaque coup de vent. Beaux encadrements, belles chaînes de pierre, pilastres, impostes, lucarnes de proportions heureuses, tout un précieux patrimoine bâti, œuvre de quatre ou cinq siècles, en pourriture déjà depuis des décennies, arrive au point ultime de décomposition. Encore quelques années et il n’y aura plus rien.

Ça m’suffit plus

La population est stable ou même croissante. Seulement l’humanité s’est retirée des rues pour s’établir à la périphérie, dans des « maisons individuelles » élevées sur des « lotissements » qui ont colonisé depuis longtemps déjà les vignes, vergers, jardins, bosquets ou champs qui formaient un écrin à la petite cité. Loin de moi l’idée de railler ce goût du « home » sur les confins, de ces modernes « chez-soi », ensoleillés et fonctionnels, fleurissant sur les bords des routes. Mais enfin, le problème est là. La petite ville se dilate, prend ses aises, essaime sur les terrains de son site, tandis que son siège historique, son cœur où s’assemblent les siècles achève de se consumer.

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Une exception, tout de même, à ce constat morose. Au cœur du cœur, l’église brille par son bel état, sa toiture refaite et entretenue, ses pierres blanches, ses verrières intactes. Il est juste de souligner le magnifique effort consenti par la France, communes, départements, régions, Etat, depuis une bonne quarantaine d’années. Je me rappelle une publication à laquelle j’avais contribué, à l’occasion de l’ « Année du patrimoine » décrétée en 1980 par le président Giscard d’Estaing, Jean-Philippe Lecat étant ministre de la Culture. Aucune des églises signalées comme en péril qui n’ait fait l’objet, depuis cette date, de travaux souvent importants, au point de refaire un sanctuaire de ce qui n’était qu’une ruine ouverte à la pluie. Vers la fin du siècle dernier, notre pays s’est souvenu de ses églises. Il en est résulté un mouvement très fructueux qui dut réjouir les cendres de Maurice Barrès, auteur d’une Grande pitié des églises de France parue en 1914, à la veille d’une guerre qui devait ajouter tant de destructions à un tableau déjà très sombre.

Souvent, l’église se dresse, restaurée à grands frais et sauvée, au milieu des toitures crevées, des pignons lézardés. L’église ou les églises, car on voit des petites cités, anciennes capitales princières, ducales, comtales, anciens sièges d’une abbaye, qui en comptent deux ou trois. Pour se persuader de la grande pitié des centres de petites villes, il suffit de clouer le bec au G.P.S. (au demeurant, invention bien commode) et de parcourir nos régions en s’écartant des autoroutes, des voies rapides, des nationales, à une sage moyenne de 50 à l’heure. On emprunte de vieilles routes qui furent des voies romaines, on s’approche de cités nichées dans un vallon en suivant les traces d’Arthur Young au soir de l’Ancien Régime. Des pavillons, quelques immeubles d’H.L.M., l’inévitable bazar d’implantations artisanales et commerciales, ferraille, verre et béton s’en donnant à cœur joie… et voici une rue fantôme, débouchant sur une place fantôme, au pied d’une belle église entretenue mais fermée.

Cadre français

Ici, il y a longtemps déjà, s’épanouissait une sociabilité un peu étroite, peut-être, mais qui enchantait un Giraudoux, l’auteur des Provinciales et le fondateur de la Ligue Urbaine et Rurale « pour l’aménagement du cadre de la vie française ». « Ligue » toujours vivante de nos jours dans une Fédération Patrimoine-Environnement, menant le même combat que sa sœur aînée la S.P.P.E.F., Société pour la Protection du Patrimoine et de l’Esthétique de la France, communément désignée sous l’appellation de « Sites et Monuments ».

Ici ne subsistent que des ombres. Et bientôt, le néant. Dans l’Aisne, dans l’Allier, dans l’Aube… Je ne vais pas entreprendre un tour de France alphabétique. Voici un vieil hôtel du XVIIe siècle. Une plaque de société savante signale les hôtes illustres que ces murs abritèrent. Je regarde cette façade lépreuse, ces volets clos qui se dégradent, cette toiture où manquent des tuiles, dont la charpente fléchit, où des lucarnes s’ouvrent au vent. Ce logis a quatre-cents ans. Désert, en déshérence, sans entretien depuis combien de temps ? Exposé aux intempéries, au mérule qui s’acharne sur plafonds et planchers. Instinctivement, je m’interroge sur le nombre d’années pendant lesquelles cette coquille vide, harmonieuse, riche de passé, découpera encore sa silhouette élégante au milieu de la petite ville.

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Ces vides immenses en train de se creuser préparent une transformation désastreuse du visage de notre pays. La perte de l’architecture ancienne répond à l’effacement de la culture classique et à d’autres évolutions. Vaste mouvement, bouleversement quasi géologique, déplacement tectonique sur lequel je crains fort que nous n’ayons pas de prise. Resteront les lieux touristiques dûment estampillés, décapés, lustrés, surexploités et commerciaux. Dès maintenant, dans ces rues mourantes, Giraudoux ne saurait où loger le petit monde d’Intermezzo, le droguiste, l’inspecteur des poids et mesures, Isabelle, l’institutrice rêveuse qui entraîne ses élèves à la cueillette des mandragores… Seul peut-être le gentil fantôme se plairait à trouver refuge dans ces ruines. 

Je brosse un tableau, je marque une situation que je crois irréversible, sans rêver de solutions. On ne saurait tout classer, inscrire ou consacrer « secteur sauvegardé ». Et à quoi bon des protections administratives sur ce qui n’existe déjà plus qu’à peine ? Il faudrait, miracle improbable, le courant d’une mode puissante, une croisade pour les petites villes, qui lancerait au secours de ces demeures en perdition, acquises pour une bouchée de pain, des foules de télétravailleurs décidés à restaurer de toutes pièces un mode de vie sociale disparu. Et prêts à  sauvegarder ces murs avec la même ardeur, la même abnégation que tant de propriétaires dont le château occupe toutes les journées et consomme tous les revenus : admirables châtelains-maçons ! Et je prétends ne pas rêver…

Sur le processus à l’origine de cette situation, je signale, même si le livre aborde le problème d’agglomérations beaucoup plus étendues, l’ouvrage d’Olivier Razemon, paru en 2016 chez Rue de l’Echiquier sous le titre Comment la France a tué ses villes. L’auteur, journaliste indépendant, apôtre de la bicyclette et spécialiste reconnu de ce qu’on appelait hier « transports » et que l’on nomme désormais « mobilités », étudie  la « dévitalisation » des centres autrefois animés, en traçant quelques perspectives et livrant quelques raisons d’espérer.

Notre sujet est apparenté à celui de Razemon, mais en plus désolant encore. Au train où vont les choses, les temps me semblent proches où la figure ancienne de très nombreuses toutes petites villes n’apparaîtra que dans les vieilles cartes postales.

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Docteur d'Etat et écrivain, ancien vice-président d'une association nationale de sauvegarde

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