Chevreuse, le dernier roman du Prix Nobel 2014, est une variation enchantée sur des souvenirs de pensionnat.
On prend un nom comme on tire sur le fil d’une pelote de laine et tout vient lentement, avec un léger retard lorsqu’un nœud apparaît. Patrick Modiano nous propose Chevreuse, et la mémoire exhume un paysage, un lieu, des personnages, une atmosphère, quelque chose d’indicible qui serre la gorge, surtout si le nom révélé fait écho à votre propre existence. La mémoire délivre ses souvenirs, jamais sur commande, mais seulement quand l’un de nos cinq sens est convoqué, par hasard.
Anamnèse dans les Yvelines
Ce mécanisme-là, la mémoire sensorielle, on l’attribue à Marcel Proust, avec sa fameuse Madeleine trempée dans du tilleul ou du thé. Mais Chateaubriand l’avait déjà évoqué dans les Mémoires d’outre- tombe avec le gazouillis de la grive de Montboissier. C’est le processus de l’anamnèse. Dès le début de son nouveau roman, Modiano rappelle ce qui constitue l’essence même de son œuvre : « Son professeur de philosophie lui avait confié jadis que les différentes périodes d’une vie – enfance, adolescence, âge mur, vieillesse – correspondent aussi à plusieurs morts successives. » Paul Morand, qui avait repéré le talent singulier du jeune écrivain, parle d’un changement de peau. Modiano, ou plutôt son double, l’écrivain Jean Bosmans, déjà présent dans l’Horizon, poursuit : « De même pour les éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible : quelques images d’une période de sa vie qu’il voyait défiler en accéléré avant qu’elles ne disparaissent définitivement dans l’oubli. » L’un des enjeux de l’écriture est ici consigné. Les personnages survivront à leurs modèles, même si ces derniers sont des fantômes qui hantent l’esprit de l’écrivain depuis plus de cinquante ans.
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Jean Bosmans, donc, nous invite à le suivre dans différentes périodes de son existence, cheminement complexe de sa pensée car la mise en abyme est poussée à l’extrême, ainsi que les répétitions obsédantes, voire névrotiques, à commencer par son enfance, rôdant dans la vallée de Chevreuse, plus précisément autour du pensionnat où Modiano fut placé de 1956 à 1960, ne retrouvant le foyer familial qu’en fin de semaine, avec un père absent au comportement ambigu. C’est une enquête sur soi qui est une nouvelle fois menée par l’écrivain prix Goncourt 1978, Nobel de littérature 2014 (liste non exhaustive). Il déambule dans Paris, un Paris où l’on peut marcher en rêvant sans craindre de se faire renverser par une trottinette folle, où l’on téléphone d’une cabine, avec un jeton, en composant Auteuil 15.28. Il s’égare dans les Yvelines, son cœur bat plus vite dans la sombre maison du Docteur-Kurzenne, il se perd dans le quartier de Pigalle. Les personnages l’accompagnent : Camille dite « Tête de mort », Martine Hayward, Rose-Marie Krawell, Michel Degamat, Guy Vincent sans oublier René-Marco Herifort. Il y a de nombreux trafics, des soirées louches, c’est le monde interlope de la période de la guerre, la boite noire qui hante Modiano. Mais Bormans écrit sous le soleil du Midi. Il se baigne à Pampelonne quand les estivants dorment encore. On dirait qu’il met ses pas dans ceux de Camus. Puis il regagne Paris, après le 15 août, en train. Les vitres doivent être ouvertes et les rideaux gonflés par le vent. Ces détails n’existent pas dans le roman mais dans ma mémoire. Bormans : « L’été avait effacé tous les mois précédents, comme une photo exposée au soleil se voile peu à peu. »
Une écriture en pleine lumière
L’écriture, en pleine lumière, sauve ce qui est promis à l’effacement. C’est le privilège exorbitant de l’écrivain. Modiano, une fois encore, décrit avec précision l’évolution d’un souvenir, en particulier quand il s’agit d’un souvenir d’enfance. Il nous oblige alors à revisiter les couloirs de notre passé. On pose le livre et l’on s’absente. Mais l’on finit par replonger dans l’univers modianesque, comme dans les eaux profondes d’un lac.
Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard.