Je n’ai jamais demandé la tête de Taddeï!


Je n’ai jamais demandé la tête de Taddeï!

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Patrick Cohen anime la matinale de France Inter du lundi au vendredi.

Propos recueillis par Élisabeth Lévy, Gil Mihaely et Daoud Boughezala

Causeur. Aujourd’hui, on entend souvent dire que le « politiquement correct » a changé de camp. Pensez-vous que ceux qu’on appelle les « nouveaux réactionnaires » dominent le débat public ?

Patrick Cohen. Ils ont en tout cas gagné en influence et en visibilité. On peut le mesurer à diverses enquêtes d’opinion ou au succès de journaux comme Valeurs actuelles. Et si les dirigeants de RTL n’avaient pas pressenti que ce courant d’idées pouvait intéresser leurs auditeurs, ils n’auraient pas engagé Éric Zemmour. Je crois que le débat sur le « mariage pour tous » a marqué un tournant. Depuis l’an dernier, les grands médias accordent une plus grande importance aux « nouveaux réacs ».

Quantitativement, peut-être. Mais très souvent, ils ne sont là que pour servir de repoussoir, pas pour porter des points de vue considérés comme aussi légitimes que les autres. Les reportages de France Inter sur le mariage gay mettaient en scène l’affrontement entre le camp de la vérité et celui de l’intolérance. Sur le mode implicite : on n’a même pas besoin de démontrer que les partisans du mariage gay ont raison, puisque c’est évident.

À l’antenne, mon rôle est d’animer des débats, pas de prendre parti. Pendant toute la période du « mariage pour tous », j’ai pris un soin particulier à choisir mes invités non pas selon leurs opinions mais en fonction de leur niveau intellectuel. On a fait intervenir des pédiatres et des médecins opposés à l’adoption et au « mariage pour tous », dans des débats de très haute tenue, ce qui n’aurait pas été le cas si on avait invité quelqu’un comme Nadine Morano.[access capability= »lire_inedits »] Dans la rue, il me semble que l’outrance a été assez marquée dans le camp de certains opposants au mariage gay, qui ont  donc logiquement subi les sarcasmes de nos humoristes. À charge pour les éditorialistes de France Inter de défendre une pluralité de vues.

C’est une blague ? Certes, vos invités étaient effectivement là pour défendre leurs idées déplorables. Mais connaissez-vous un seul journaliste de France Inter opposé au mariage gay ?

Il y en a peut-être… mais vous ne pouvez pas non plus me citer quinze personnes qui se sont prononcées pour le mariage gay à l’antenne.

Chiche ! Vous ne devez pas souvent écouter votre radio après la matinale ! Sur certains sujets − mariage gay, immigration, islam −, l’unanimisme règne dans les médias non pas dans l’expression des opinions mais dans le traitement de l’information. Si un sondage révèle qu’une majorité de Français a peur de l’islam, on ne se demande pas s’ils ont des raisons d’avoir peur mais comment les faire changer d’avis. Résultat : on a l’impression d’une mainmise inconsciente de l’idéologie dominante sur les médias.

Je ne crois pas au primat de l’idéologie mais au primat des faits. Dans ce cadre, aucun débat démocratique ne me pose problème, y compris la sortie de l’euro ou le mariage gay. Mon ouverture d’esprit s’arrête là où commence la malhonnêteté intellectuelle. C’est notamment arrivé quand certaines personnes ont sorti de fausses études censées démontrer que les enfants élevés par des couples homosexuels étaient traumatisés à vie. Quand on a une responsabilité dans un média de masse, on doit avoir le souci de la cohésion sociale.

Ce souci doit-il pousser les journalistes à  lutter activement contre le Front national, parti que l’on peut juger parfaitement antipathique, mais qui est légal et même légitime ?

Non, je ne le dirais pas comme cela. Du reste, vous conviendrez que j’interviewe Marine Le Pen exactement comme les autres personnalités politiques…

Oui, et c’est tout à votre honneur… Donc, vous admettez que le FN est un parti comme les autres ?

Pas tout à fait. S’agissant d’un parti qui n’a pas seulement donné dans son histoire – c’est le moins qu’on puisse dire – des preuves de démocratie, de tolérance et d’amour du prochain, les journalistes doivent pratiquer leur métier avec un soin, une vigilance et une honnêteté intellectuelle tout particuliers.

Si l’on en croit les sondages, un grand nombre de Français, bien au-delà de l’électorat frontiste, souhaitent qu’on limite les flux migratoires. Est-il raisonnable de postuler que cette position est « raciste », comme c’est fréquemment le cas ?

Non, je ne crois pas que ce soit raisonnable et je ne crois pas non plus que ce soit fréquemment le cas. Comme toute proposition politique, l’arrêt des flux migratoires doit être discuté sur le plan de la faisabilité : est-ce réaliste sur le plan économique ? Peut-on réellement fermer les frontières ?  En revanche, ce que l’on peut assimiler à une forme de racisme, c’est la « préférence nationale » telle que l’a théorisée le Front national depuis trente ans, avec des arrière-pensées ethniques évidentes.

Pardon, mais la « préférence nationale » version Marine Le Pen – à laquelle nous sommes par ailleurs opposés –, donne la priorité à un Français noir ou arabe sur un Suédois. Mais le refus d’envisager cette distinction ne prouve-t-il pas que c’est la nation elle-même, ou l’amour de son pays, qui sont diabolisés ?

C’est justement ce que tente de faire croire le Front national. Le patriotisme et l’amour de son pays ne doivent pas – ne devraient pas – se confondre avec la haine (ou le rejet) de l’étranger.

Revenons au climat qui réduit souvent le débat public à un échange d’invectives où l’on demande volontiers la tête de l’adversaire. Il y a un peu plus d’un an, vous avez reproché à Frédéric Taddeï d’inviter des « cerveaux malades » dans son émission « Ce soir (ou jamais !) ». N’est-ce pas une erreur que de psychiatriser ainsi vos adversaires ?

J’ai simplement demandé à Taddeï si, après son passage de France 3 à France 2, il allait continuer à inviter des gens comme Nabe, Dieudonné, Soral, liste à laquelle j’ai ajouté, peut-être hâtivement, Tariq Ramadan. Bravache, il m’a répondu : « Bien sûr, je vais continuer ! », en ajoutant que c’était sa marque de fabrique que de présenter des gens que l’on ne voyait pas ailleurs. Personnellement, je pense qu’il y a effectivement des cerveaux malades. Aux États-Unis, des gens croient que la Terre est plate et se plaignent à raison de ne pas avoir accès aux médias…

Vous n’êtes pas d’accord avec Taddéï sur l’intérêt de donner la parole à tout le monde :  ça ne fait pas de lui un criminel. On peut trouver qu’il a tort sans lui prêter le noir dessein de chercher à réhabiliter on ne sait quelles idéologies extrémistes, non ?

Je ne lui fais pas ce procès d’intention, mais j’ai souvent été troublé par la composition de ses plateaux et sa posture de neutralité bienveillante à l’égard de tout propos, y compris les plus complotistes. Contrairement à Taddeï, je ne crois pas que toutes les opinions se valent, je ne crois pas au droit de tout dire, n’importe comment, sur n’importe qui, sans jugement ni morale.

Peut-on souhaiter vivre dans un monde où il y aurait à la fois Patrick Cohen et Frédéric Taddeï ?

J’ai les idées larges, ne vous inquiétez pas ! (rires)  Ma limite est une forme de fidélité à une idée très large de la République, des Lumières, etc. Contrairement à ce qui s’est dit, je n’ai jamais demandé la tête de Taddeï !

Eh bien tant mieux ! Quoi qu’on pense des personnalités que vous avez épinglées, n’est-ce pas le prix à payer pour le pluralisme que de les laisser s’exprimer ? À Causeur, on a bien interviewé Dieudonné !

Ne mélangeons pas tout. J’ai été très intéressé par votre interview de Dieudonné, mais je ne suis pas certain qu’il aurait fallu la diffuser dans un média grand public. Les invitations d’untel ou d’untel dans les grands médias font office de validation. Taddeï, en invitant des personnalités aux thèses délirantes, leur a offert une visibilité qu’ils n’auraient sans doute pas eue sans lui. Il prétend ne pas trier ses invités, ce qui est une absurdité absolue ! Que je sache, il n’invite pas son coiffeur ou son voisin de palier ! De surcroît, il refuse de contextualiser, par souci de ne pas prendre parti, alors que le travail de contextualisation est l’essence même du journalisme. Quand il convie Jean Bricmont à l’émission sur Dieudonné, et le présente comme un  professeur de physique ordinaire, c’est une forme de dissimulation parce que  Bricmont est un camarade de Faurisson et qu’il est là précisément parce qu’il défend Dieudonné. Mais Taddeï ne le dit pas dans son émission…

Même Dieudonné a droit à un avocat… De plus, au-delà de ces exemples extrêmes, beaucoup de gens pensent que les grands médias invitent toujours les mêmes « bons clients ». Ne faut-il pas donner la parole à des personnalités ostracisées, précisément  pour couper court à ce reproche ? 

N’espérez pas calmer ceux qui se plaignent d’être censurés en leur donnant un peu la parole. D’aucuns construisent une partie de leur carrière et de leur réputation en se disant ignorés ou black-listés par les grands médias. Quoi qu’on fasse, et même si on choisit de donner de l’écho à leurs délires, ils continueront à hurler au complot…[/access]

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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