Patrice Romedenne est journaliste à France télévisions et fut longtemps correspondant de France 2 à Berlin. Dans son nouvel essai, il revient sur le destin singulier de Conrad Schumann, policier en Allemagne de l’Est, qui, le 15 août 1961, saute vers l’Ouest sans avoir prémédité son geste… Passionnant.
Le cliché d’une vie
La photo est mythique. Tout le monde l’a vue, s’en souvient. Elle fait partie d’une forme de patrimoine commun de l’humanité, comme celle du jeune Chinois devant la colonne de chars place Place Tian’anmen, ou de ce soldat foudroyé par une balle pendant la guerre d’Espagne. On y voit un jeune policier est-allemand, Conrad Schumann, sauter par-dessus les barbelés qui matérialisent la frontière avec l’Ouest. On est en 1961, au moment de la construction du mur de Berlin. Par ce geste définitif, il choisit la liberté et devient un symbole, donc un enjeu dans un conflit qui le dépasse : la guerre froide.
Dépassé par les évènements
Devenu par le même geste salaud ou héros selon le côté de la frontière qui le regarde, celui qui n’était qu’un instrument du régime est-allemand va-t-il réussir à devenir un individu émancipé ? À 19 ans, peut-on rompre avec tout son environnement humain, avec le décor de son enfance, avec un monde constitué qui nous a vu naître et grandir sans qu’il y ait un prix exorbitant à payer ? Comment trouver une place ailleurs quand le geste définitif posé nait plus de l’envie de fuir un monde étouffant que d’en rejoindre un autre, à la fois inconnu et peut-être fantasmé ? Peut-on devenir l’homme que l’on porte en soi quand on est érigé en outil de propagande, objet d’opprobre à l’Est, image d’Épinal à l’Ouest ? Comment réussir à vivre quand on devient un pion au cœur d’un jeu idéologique – alors qu’à 19 ans, on obéit plus à ses pulsions qu’à sa raison ?
Très jeunes, nous rêvons souvent d’une célébrité qui nous tomberait dessus, comme une sorte de reconnaissance du fait que nous serions d’une essence différente ou d’une étoffe plus précieuse que les autres, la marque du destin en quelque sorte… Ces rêveries adolescentes tiennent rarement dans la réalité parce que justement, ne pas être acteur de ce qui nous révèle au monde peut s’avérer totalement destructeur. Un vieux proverbe juif ne dit-il pas : Dieu punit les hommes en exauçant leurs souhaits ? Ainsi cette photo de Conrad Schumann, montre, dans le même geste, une affirmation et un effacement. Le « policier est-allemand qui choisit la liberté » va effacer Conrad, trop fruste pour s’approprier son propre geste. À peine réalisé, il lui échappe déjà. Parce que, dans les faits, il n’a jamais vraiment « choisi la liberté », il n’a pas posé un acte conscient, construit et réfléchi. Il n’a pas désiré et construit patiemment le chemin pour y parvenir, se façonnant lui-même en concevant, planifiant et réalisant son projet. Il n’a pas agi, il est passé à l’acte, ce qui est différent. Et c’est pour cela que son geste, qui va prendre une signification pour des millions de personnes, lui échappe et le laisse en état de sidération.
Quand le rideau tombe…
Finalement, la question est toujours : qu’est-ce qui se passe quand le rideau tombe ? Qu’est-ce-qui se passe après la photo ? Comment ne pas se résumer à un instantané quand il reste une vie à mener ? Poser un acte peut signer un destin, marquer la prise en main de son existence. En revanche, passer à l’acte rend prisonnier d’une histoire que l’on initie, mais que l’on ne construit pas. Dans le pire des cas, ce type de passage à l’acte, parce qu’il dissout l’individu dans le symbole, devient la totalité de la trace laissée. Alors Conrad va-t-il réussir à devenir l’homme qui choisit la liberté, à incarner celui qui en une photo résume l’échec du communisme à l’Est, ou sera-t-il poursuivi par son geste comme certains sont hantés par leurs cauchemars ? A la chute de Mur, comment vivra-t-il le retour dans un village qu’il a quitté pendant 28 ans ? Comment sera-t-il accueilli ? Pour le savoir, ouvrez le livre de Patrice Romedenne, il a beaucoup de choses à vous raconter et à vous apprendre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !