Le roi de la comédie populaire a su mettre en scène tout le monde, de l’équipe des Bronzés à Alain Delon en passant par Johnny. Même avec Jean Rochefort, il a fini par s’entendre. Mais pour lui, ses échecs sont plus intéressants que ses triomphes. Entretien.
Il possède l’art de montrer des silhouettes extravagantes soumises à des métamorphoses qui nous laissent pantois et mélancoliques. La grande galerie des burlesques cinématographiques s’honore, par exemple, des portraits de Jean Rochefort, dans Le Mari de la coiffeuse (1990), dont la destination, au-delà du mot fin, ne saurait être que l’asile, et de Jean-Pierre Marielle dans Le Parfum d’Yvonne (1994).
Une partie de la critique française a éreinté Leconte sans nuance ; c’est le droit de la critique d’être sans nuance : il est arrivé à François Truffaut d’en manquer lorsqu’il fustigeait la « qualité française » dans « Une certaine tendance du cinéma français » (Cahiers du cinéma, janvier 1954). Il l’a reconnu.
Est-il donc si difficile d’admettre que Patrice Leconte a donné quelques chefs-d’œuvre ou, si l’on préfère, des bijoux d’observation, et que ses « caractères », portés par une fiction implacable et frôlés par les ailes d’un ange bouffon, sont bien propres à hanter nos mémoires ?
Causeur. Les vécés étaient fermés de l’intérieur est traversé par une loufoquerie d’époque. Malgré l’esprit du scénario, il paraît que Jean Rochefort vous a rendu la vie difficile.
Patrice Leconte. C’est très simple et très triste. Je rêve de faire du cinéma depuis l’enfance. Mon rêve se réalise. Me voilà sur un plateau de cinéma, je suis metteur en scène. Et c’est une catastrophe ! Jean Rochefort m’a pris pour un incapable. Par son attitude, il a cherché à le faire savoir pendant toute la durée du tournage. Je peux dire que j’ai connu l’enfer.
Jean Rochefort a-t-il été seulement irrité par un jeune maladroit ou a-t-il voulu « casser » un débutant ?
Il s’est mal comporté, certes, mais j’étais sans doute très maladroit. À cette époque, j’étais avant tout attentif à la technique, le cadre, un travelling, j’ai donc certainement négligé mes rapports avec les comédiens, chose que je ne ferais évidemment plus aujourd’hui. Quand on est réalisateur, il vaut mieux s’y connaître en technique, les objectifs, la lumière, le son, etc., mais cette technique n’est jamais une fin en soi.
Vous êtes le cadreur de vos films, n’est-ce pas ?
Cadrer, c’est montrer, c’est choisir. Réaliser moi-même les images qui me trottent en tête, sans déléguer, est une liberté magnifique.
Revenons à votre « premier Jean Rochefort ».
Après quelques jours, alors que je veux lui expliquer le plan que nous allions faire, il m’interrompt : « Patrice, ne me parle pas, ne me parle plus jamais ! Ne m’adresse plus la parole ! Je suis anéanti d’avoir signé ce film. » Peut-on vivre un moment plus humiliant, plus violent, alors qu’on réalise son premier film, qu’on est très jeune et qu’on manque d’assurance ? Vous imaginez dans quel état d’esprit je me suis trouvé ! Je me rendais chaque matin sur le plateau totalement désespéré. Je me suis dit que je m’étais trompé de voie, de métier, de vocation. Après cela, j’ai traversé une période… déplaisante, trois années sombres, vraiment. Mais je n’ai pas abandonné. Puis Les Bronzés sont arrivés, et le ciel s’est ouvert.
Vous devenez un cinéaste de « divertissement » : Les Bronzés font du ski (1979), Viens chez moi, j’habite chez une copine (1981), Les Spécialistes (1985)… Le public vous suit, une certaine critique boude. Et voilà que vous sollicitez Jean Rochefort pour l’un des deux grands rôles de Tandem (1987).
Avec Jean Rochefort, nous ne nous étions jamais revus. Mais j’allais le voir dans les films des autres. Et, malgré ce qu’il m’avait fait vivre sur ce premier film, je continuais à trouver qu’il était un acteur merveilleux, fêlé et rare. Et, confusément, quand j’ai eu le projet de Tandem, j’ai voulu sans doute lui prouver qu’il s’était trompé sur mon compte et que j’étais un type formidable. Au total, nous avons tourné sept films ensemble, mais nous n’avons jamais évoqué le cauchemar qu’il m’avait fait vivre, jamais ! Une fois seulement, il a prononcé cette phrase, alors que nous achevions Tandem : « Vois-tu Patrice, nous avons naguère mangé notre pain noir, aujourd’hui, nous goûtons à notre pain blanc ! »
Dans les deux premiers Bronzés, les principaux rôles suscitent à la fois notre rire et notre détestation. Leur méchanceté nous ravit parce qu’elle nous acquitte de la nôtre. Mais voici le troisième, Amis pour la vie, et l’on peut s’interroger : cet avenir, que vous leur donnez, nous intéresse-t-il ? Hier, ils pouvaient encore changer, aujourd’hui, il n’y a plus d’issue.
Les Bronzés constituent une série incroyable, que j’aime infiniment. Je suis à jamais reconnaissant à l’équipe du Splendid d’avoir mené cette aventure avec moi ; le premier Bronzés est une adaptation de leur pièce Amour, coquillages et crustacés : nous étions de la même génération, nous riions des mêmes choses, ensemble nous avons connu le succès. Néanmoins, avec le recul, j’analyse plus précisément les limites du dernier. Auparavant, les acteurs n’étaient pas installés dans la renommée cinématographique. Ils étaient tous très jeunes, ils n’étaient pas encore « fameux ». Dans le troisième tome de leurs aventures, ils se sont en quelque sorte embourgeoisés : ce sont des vedettes. Du fait de leur réussite, nous ne considérons plus leurs personnages avec une semblable indulgence. Dans Amis pour la vie, celui que je trouve le plus attachant, c’est Jérôme (Christian Clavier). Il est au bout du rouleau, il n’a plus aucune ressource matérielle, sa vie a été un échec, il pourrait s’effondrer, or, il fait encore preuve de cette énergie, de cette combativité qui le sauvera peut-être.
Vous avez confié à Michel Blanc le rôle dans Monsieur Hire (1989), sans aucun rapport avec le type qui chante à tue-tête Étoile des neiges sur son siège de téléphérique. De même, Gérard Jugnot dans Tandem (1987) n’a rien de commun avec le râleur agressif que nous adorions détester ! Et que dire de Johnny Hallyday, remarquable dans L’Homme du train (2002) ! On oublie le rocker, on est en présence d’un comédien.
Michel Blanc éprouvait quelque crainte de s’aventurer sur ce terrain, mais les comédiens comiques sont avant tout des comédiens : ils sont très souvent bouleversants et vrais dans un registre dramatique. En tout cas, Jugnot et Blanc sont de ceux-là. Johnny Hallyday, je l’ai rencontré à une soirée des Césars. Je ne le connaissais pas personnellement. Nous nous croisons dans les coulisses, et, spontanément, il s’adresse à moi. Il me parle aimablement de mes films, puis il pose sa main sur mon épaule et presque en murmurant : « J’aimerais bien être dirigé par toi. » Sa proposition m’est restée en mémoire : elle est à l’origine du couple cinématographique, parfait et inattendu, Johnny Hallyday/Jean Rochefort. Pour moi, la rencontre et le tournage sont de très beaux souvenirs : Johnny était un type charmant, touchant même. À aucun moment je n’ai vu seulement percer l’idole, la rock star capricieuse.
Ce n’était pas évident, car l’oeuvre de Modiano semble échapper à toute adaptation possible
Dans Le Parfum d’Yvonne, toute la difficulté consistait à traduire à l’écran l’ambiance modianesque : il fallait rendre son étrangeté suggestive, son ambiguïté parfois inquiétante. Vous réussissez parfaitement toutes les épreuves : le choix des comédiens, des lieux, le scénario, la mise en scène… Modiano est merveilleusement servi. Mais la critique n’a pas aimé, le public n’est pas venu.
Je suis un lecteur fervent de Modiano. Ce monde incertain, le passé qui vient brouiller le temps du présent, tout cela me parle. Je me sens bien dans son univers, mais je n’imaginais pas adapter un de ses romans. Un jour, l’un de mes amis me dit : « J’ai dans ma poche une histoire faite pour toi. » Et il sort de sa poche Villa triste. Je l’avais lu, je l’ai relu, je l’avais aimé, je l’ai re-aimé. Ce n’était pas évident, car l’œuvre de Modiano semble échapper à toute adaptation possible. Je me suis souvenu d’une leçon que Jean-Claude Carrière nous avait donnée, alors que j’étudiais le cinéma. Il nous avait parlé de l’adaptation qu’il avait faite du Journal d’une femme de chambre, d’Octave Mirbeau, pour Luis Buñuel. Il nous avait dit : « Lisez le livre une fois, deux fois, vingt fois, refermez-le et ne le rouvrez plus jamais. » C’est ce que j’ai fait avec Villa triste. Il s’est alors produit un phénomène d’infusion comparable à celle d’un sachet de thé dans une eau chaude, une secrète osmose entre mon projet et le texte original. J’ai donc respecté plutôt son esprit que sa lettre, et c’est ainsi que Jean-Pierre Marielle compose un éblouissant René Meinthe, plus âgé que celui de Modiano.
Ce film fut un échec incompréhensible. La carrière de Sandra Majani, qui s’annonçait sous les meilleurs auspices, s’est arrêtée. Pour les spectateurs qui se rappellent sa grâce, c’est une perte irréparable !
Quand on débute, il arrive qu’on ne se relève pas d’un échec dont on n’est pas responsable. Sandra Majani possédait le talent, la beauté ; l’avenir, à l’évidence, lui souriait. Cette jeune femme, parfaite incarnation d’une héroïne de Modiano, aurait pu devenir une vedette si le film avait été un succès, parce qu’il y avait une place pour elle dans le paysage du cinéma français. Elle est à présent tapissière quelque part en France…
Nous ne verrons jamais ce qui aurait pu être le film ultime d’Alain Delon. Je me réjouissais : avec lui, j’espérais que vous solliciteriez votre veine « crépusculaire », bien cachée sous l’humour…
C’est vrai, j’ai une face nord, un versant assez sombre.
Et puis… rien !
Depuis Une chance sur deux (1998), dans lequel j’avais réuni Alain Delon, Jean-Belmondo et Vanessa Paradis, nous ne nous étions pas éloignés, Delon et moi. Il n’ignore pas que je l’admire et je sais qu’il m’aime bien. Je vous disais que, souvent, une idée m’est apportée par un tiers, ce fut là encore le cas. C’est bel et bien Delon qui se trouve à l’origine du projet. Interrogé par Laurent Delahousse, sur France 2, il avait glissé dans la conversation qu’il souhaiterait vivement faire son dernier film avec moi. Il m’a immédiatement confirmé ce vœu : « Ce ne sont pas des paroles en l’air. Je veux que tu m’écrives mon dernier film ! » Je me suis mis au travail avec Jérôme Tonnerre. Notre scénario portait ce titre, qui m’évoquait Simenon : « La Maison vide ». Le sujet présentait un aspect « crépusculaire », en effet. Je l’ai apporté à Delon. Peu après, il m’appelle : « Patrice, j’ai les larmes aux yeux, quand commençons-nous ? » J’avais songé à Juliette Binoche pour lui donner la réplique, qui avait accepté, bref, toutes les planètes étaient impeccablement alignées. Puis tout s’est lentement désintégré. Delon a connu des ennuis de santé, après son rétablissement Juliette Binoche n’était plus disponible, les signatures n’arrivaient pas. Quant à moi, je ne pouvais attendre indéfiniment. Ce qui promettait de devenir un beau film, vraiment, s’est perdu dans les obstacles, les complications. En outre, il n’est pas impossible qu’au dernier moment Alain ait hésité devant ce dernier rôle, ce clap de fin, ce film ultime comme vous dites, malgré son désir réel de travailler avec moi, sa fidélité, son implication initiale sincère. J’en éprouve encore un profond regret.
Leconte sur le papier
Faites la tête
Depuis le temps qu’il nous observe : voici sa première collection de portraits écrits et illustrés.
Sont convoquées à ce dîner de tête la fameuse Tête de linotte, l’immortelle Tête de lit, l’éminente Tête de clou, la glorieuse Tête de gondole, l’illustre Tête de l’emploi, l’inoubliable Tête de gland, la célèbre Tête de mule, la légendaire Tête de nœud. Elles nous donnent rendez-vous… en tête-à-tête.
Pour les enfants, pour leurs parents.
Faites la tête, textes et dessins de Patrice Leconte, Flammarion, 2020.
Deux passantes dans la nuit
Voici Anna et Arlette, deux jeunes femmes dans Paris, la nuit. On y parle français, bien sûr, et allemand en deuxième langue : cela se passe sous l’occupation. Patrice Leconte et Jérôme Tonnerre ont écrit le scénario de leurs aventures, Alexandre Coutelis les a dessinées. Ses superbes aplats servent l’errance de ces noctambules traqués, au plus près de la peur…
Deux passantes dans la nuit, tome 1 : Arlette (scénario de Patrice Leconte et Jérôme Tonnerre, dessins d’Alexandre Coutelis), Bamboo, 2020.