Accueil Culture « L’homme surnuméraire »: Patrice Jean contre les bons sentiments

« L’homme surnuméraire »: Patrice Jean contre les bons sentiments


« L’homme surnuméraire »: Patrice Jean contre les bons sentiments
Patrice Jean / François Grivelet

Et si demain la norme était de réécrire les œuvres pour que les lecteurs positivent ? Dans L’Homme surnuméraire, Patrice Jean décrit avec panache une société ravagée par les bons sentiments.


Un grand roman signé par un auteur vivant et français, c’est la fête. J’avais donc fini L’Art des interstices, de Pierre Lamalattie à reculons, me désespérant à l’avance de la fin de cette exploration de l’art de notre temps en compagnie du narrateur et de sa fille Seine. Mais voilà, rien de plus inconstant qu’un lecteur – sinon, peut-être, une femme. À peine avais-je fait la connaissance de Serge Le Chenadec et de sa crispante épouse Claire, que les ombres de Seine et son père (qui avaient elles-mêmes chassé celles de Samuel Anderson et de sa mère, les personnages des Fantômes du vieux pays, de Nathan Hill) s’effaçaient à leur tour.

Les classiques de la littérature, expurgés de leurs « infectes idées »

J’ai des circonstances atténuantes : deux livres qui vous font tourner la tête à quelques jours d’intervalle, cela ressemble à un miracle. Et dans L’Homme surnuméraire, le quatrième roman de Patrice Jean, il y en a deux – qui portent le même titre. Serge Le Chenadec est le héros de L’Homme surnuméraire, livre que Clément, romancier sans œuvre employé par les éditions Gilbert Langlois, doit en quelque sorte positiver. La littérature ne devant attenter ni à la morale ni au moral des troupes, la collection « Littérature humaniste » publiera les classiques, expurgés de leurs « infectes idées ».

La construction du roman dans le roman n’a rien de très neuf et c’est tant mieux. Patrice Jean ne cherche pas à faire l’original. Il ne rosit pas de plaisir quand on lui dit qu’il est un digne héritier de Muray. À en juger par l’agréable moment passé en sa compagnie, ce jeune prof à Guérande semble traverser l’existence avec une forme d’indifférence bienveillante à tout ce qui l’éloigne de l’écriture. Mais en l’espèce, sa maîtrise de la fiction au carré et le sentiment de vertige qu’elle procure sont au cœur du roman. Car bien sûr, Clément découvrira qu’il est, lui aussi, un homme en trop, un de ces losers qui se signale par sa faible appétence pour la compétition sociale. Sauf qu’il a sur Serge la double supériorité d’un degré supplémentaire de réalité et de la conscience du désastre qui l’entoure. Quand Serge ne demande qu’une vie pépère où il retrouverait sa petite famille en sortant de son agence immobilière, Clément s’obstine à chercher la beauté dans les œuvres du passé – et dans la conversation de son ami Étienne Weill. Tandis qu’il déchoit progressivement vers l’insignifiance sociale, Clément observe (et Patrice Jean dépeint) avec un humour tranchant les beaux esprits qui le condamnent.

Un roman qui dévoile

Si L’Homme surnuméraire est, comme L’Art des interstices, un grand roman (dont le principal défaut est d’être trop court), c’est parce qu’il dévoile la comédie, comme disait Balzac, qu’il donne du sens à ce qu’y est sous nous yeux, mais que nous ne voyons pas. On rit des nombreux pitres contents d’eux qui tentent de transformer leur gloire littéraire en succès sexuels. On sursaute souvent tellement la cruelle peinture des petits marquis des lettres est juste. Comme des boules de billard, les phrases touchent le cerveau après avoir frappé l’âme – à moins que ce ne soit le contraire. Patrice Jean n’a pas besoin de pousser la réalité dans les orties, il la précède à peine. Après la parution (dans la vraie vie) d’un manuel scolaire rédigé en « langue inclusive », combien de temps faudra-t-il, en effet, pour qu’un éditeur parisien se dise : « Il suffit de couper, dans une œuvre, les morceaux qui heurtent trop la dignité de l’homme, le sens du progrès, la cause des femmes », pour la rendre digérable par tous sans risque de froisser la moindre susceptibilité ?

Nul n’ayant pour l’instant imposé à Patrice Jean une fin optimiste, il s’emploie à désespérer ses lecteurs autant qu’il les amuse. Du reste, il annonce la couleur : la littérature, dit Clément, est toujours du côté de l’individu, de la solitude et de la défaite. « Un système politique, écrit Patrice Jean, est d’autant plus estimable qu’il respecte les solitudes, d’autant plus haïssable qu’il consacre les rassemblements. » L’amour de Clément et Étienne pour la grande culture ne les sauvera pas du naufrage promis à l’indolent Le Chenadec : l’époque est aussi impitoyable pour les dandys que pour les ploucs, peut-être parce qu’ils trimballent, justement, la même odeur de solitude et de défaite qui est aussi l’odeur du passé. Et pourtant, L’Homme surnuméraire ne parvient pas à nous gâcher le moral, sans doute parce que le pur bonheur de la révélation littéraire fait oublier la laideur et la sottise du monde qu’elle dévoile. Reste à savoir dans quel bras j’irai me consoler de la fin de cette aventure.

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Décembre 2017 - #52

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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