Dans son dernier roman La poursuite de l’idéal, Patrice Jean suit la dérive de son personnage dans une époque festive et triste. Une réussite!
Le dernier roman de Patrice Jean, La poursuite de l’idéal (Gallimard), est une fiction qui parle de notre époque, de nos contemporains, et d’un jeune homme qui poursuit, dans les dédales d’une vie sociale chaotique, son idéal, devenir poète. « La littérature est un acte asocial », fait dire Patrice Jean à un de ses personnages ; elle n’a « rien de collectif », elle est un plaisir solitaire qui toujours contrecarre l’esprit du temps. Contrecarrer l’esprit du temps, Patrice Jean s’en fait un devoir depuis longtemps, à travers des livres remarquables. Son dernier roman est une étude minutieuse de notre époque.
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Nous découvrons Cyrille Bertrand, le héros de La poursuite de l’idéal, à l’âge de trois ans, sur une piste de danse où il tombe, rit, se relève, se cogne à nouveau et pleure. Les pleurs s’estompent, « ne reste bientôt plus qu’un reniflement régulier, une poitrine soulevée par l’écœurement, des yeux embués et une tristesse infinie ; la musique, elle, ne s’est pas tue, la fête continue, insouciante et implacable. » Ce petit évènement est prédictif de la vie du jeune homme qui se cognera bientôt à la réalité du monde, aux bouleversements et aux hasards décisifs de la vie.
Migrants, hétéronormativité, gauchistes en troupeau…
Fils d’un plombier et d’une mère au foyer, le très jeune Cyrille Bertrand, admirateur de Valery Larbaud, de Rimbaud et des seins des femmes, veut devenir poète. De rencontre en rencontre, il devine dans les existences singulières de ses prochains les traits caractériels de notre époque : Fleur, future agrégée de lettres modernes, trouve Musset « hyper chiant » mais adore le travail d’un metteur en scène qui « sublime un texte vieillot » en le modifiant et en incluant des réflexions modernes sur les migrants. Elle a une chaîne YouTube sur laquelle elle partage avec ses « followers » ses croyances en un monde meilleur. Maelys est bisexuelle et veut que « les gens comprennent que l’hétéronormativité, ça suffit. » Olga et Constance sont de belles jeunes femmes qui brûlent l’imagination de Cyrille. Quant à ce dernier, rien n’est encore décidé hormis le fait qu’il désire « trahir sa classe sociale ». Les « airs de belle âme, les allures de rebelle » de ces camarades de fac, gauchistes en troupeau, le rebutent. Il lit Stendhal. Il écrit des poèmes, quand ses amis élaborent déjà des plans professionnels. Il lit des livres, quand tout le monde ne lit plus que son smartphone. Balloté par la vie, il poursuit son idéal en zigzagant, peu sûr de lui, encore ouvert à toutes les possibilités que lui offrent ses nombreuses rencontres.
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Les années passent. Cyrille n’a toujours rien écrit qui le satisfasse totalement. Il croise d’autres destins, d’autres vies. Il vivote grâce à de petits boulots. Il dérive, et Patrice Jean décrit simplement cette dérive, dans une langue précise et subtile. Un trait, dit-il, caractérise son héros, l’irrésolution. Cyrille arpente des chemins étranges, qui sont ceux de la vie ; il ne décide de rien mais la vie décide pour lui et le fait rencontrer d’autres hommes, tout aussi irrésolus, tout aussi perdus.
Patrice Jean ne caricature pas: il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole
Certains, toutefois, semblent plus déterminés : Raphaël est catholique et libertin. Ambroise, fils de “bonne famille”, écrit dans Le Monde – mais aurait pu écrire pour Le Figaro s’il ne craignait pas d’être « marqué à droite » – Le Monde, « ça ouvre des portes. » Baudouin, sympathique cadre commercial, mate le fessier des filles et voit dans la théorie du genre une « pulsion de mort ». Le « réac » Jean Trezenik – personnage dont on imagine qu’il est une sorte de porte-parole de l’auteur – est l’anti-moderne par excellence, un homme cultivé qui tape sur tous les « branquignols de la culture », et qui abhorre ce temps progressiste. Son contraire absolu est un “théoricien de la gauche radicale”, Pierre Beauséjour. Ce dernier, adepte de la novlangue, crée des mots et des concepts qu’il croit vertigineux : le devenir-monde, le dominant-soi, et d’autres encore, tous aussi bêtes et creux. Beauséjour, penseur de « la complexité des processus réflexifs », esprit des Lumières adoubé par l’intelligentsia journalistique, est un mélange solide de bêtise et de contentement de soi, imperméable à l’intelligence et à la beauté du monde dont regorgent les grandes œuvres littéraires ; il est le noyau atomique de toutes les crasseries intellectuelles que cette époque charrie. Patrice Jean ne rate pas son portrait, qu’il teinte de la « couleur de moisissure de l’existence des cloportes » (Flaubert). Beauséjour, c’est du Homais puissance dix, un être médiocre et fat qui se prend pour un penseur et qui n’est qu’un faussaire doublé d’un agent policier de la pensée, un esprit blet comme il en tombe à la pelle quand on secoue certaines branches universitaires.
Visite au musée de Littérature globale
Mais revenons à notre héros qui dérive toujours, de boulot en boulot, d’amour déçu en amour défait, de famille recomposée en famille éclatée, d’insatisfaction en intranquillité. Au milieu des méandres biographiques de son héros, Patrice Jean pointe les absurdités culturelles, journalistiques, médiatiques de notre temps. Il décrit, sourire en coin, la transformation d’un musée de la Littérature française (française ? Quelle horreur !) en un musée de Littérature globale (le MuLG), « futur institut de la littérature-monde » – dixit Beauséjour, le penseur radical et complexe qui est à la littérature ce que Patrick Boucheron est à l’Histoire de France. Profitant des aléas de la vie de Cyrille, le romancier décrit la perfidie du monde actuel et de ses laudateurs, sociologues déconstructivistes ou théoriciens du genre, artistes vertueux, “penseurs” progressistes qui ne jouissent que de « leur position politique, leur conscience morale immaculée », journalistes inculturés, bourgeois écolos qui s’épatent de manger bio et de « sauver la planète », etc. En portraitiste implacable et drôle, Patrice Jean ne caricature pas : il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole. Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert se voit ainsi augmenté des âneries les plus récentes et les plus modernes.
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Haïr son époque
Que deviendra Cyrille, après avoir participé à la conception d’une série télévisée pour la chaîne Universal&Joy, connu le succès médiatique, été très à l’aise financièrement ? « Il arrive toujours un moment de la vie, où une âme sensible rompt avec son temps, c’est douloureux, mais il n’y a pas d’autre façon de naître à la vie de l’esprit », dira Trezenik à son ami traversé à nouveau par le doute et l’insatisfaction d’une vie qui ressemble à son époque, festive et triste, artificielle et bruyante, machine à transformer les hommes en spectres. Que deviendra Cyrille, qui a maintenant trente ans, qui sait qu’il n’est plus de son époque, que « le divorce est consommé », et qui poursuit son idéal d’écriture en pressentant que les deux devoirs de l’écrivain sont de haïr son époque et d’être haï d’elle ? Nous laissons au lecteur le bonheur de le découvrir. Nous l’abandonnons à sa joie de lecteur solitaire, heureux de s’extraire d’un « monde damné et insignifiant, damné parce que insignifiant », le temps des quelques heures nécessaires à la lecture de ce roman ambitieux, de ce que nous n’hésitons pas à appeler un chef-d’œuvre littéraire.
La Poursuite de l’idéal, Patrice Jean, Gallimard.
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