Le progressisme et le wokisme ont formaté la littérature de cette première moitié du XXIe siècle pour en faire un outil capable de propager leurs idéologies délétères et mêlées. Dans une perspective d’édification ou plutôt de rééducation, on ne donne plus à lire que des ouvrages célébrant la migration heureuse et le vivre-ensemble dans une harmonie, rendue possible par l’acceptation béate du multiculturalisme. Désormais, dans les livres, on combat l’injustice et on soutient les minorités ce, dans une langue aussi charnue qu’un os de sèche. On prône le Bien ; on pense bien. Du reste, on n’écrit plus pour penser mais pour panser l’universelle béance. L’auteur, en voie d’extinction, a cédé la place au prêcheur ; quant à l’échange entre les êtres, l’époque l’a proscrit pour le remplacer par la leçon qu’on administre doctement ; qu’on reçoit humblement.
Mon semblable, mon frère
En pareil crépuscule littéraire et intellectuel, on savait qu’il existait encore deux écrivains du monde d’avant la bien-pensance, Patrice Jean et Bruno Lafourcade ; on apprend aujourd’hui qu’ils correspondent. On s’en réjouit parce qu’on les croyait emportées avec l’eau du bain, les grandes correspondances littéraires où le verbe flamboie quand se frottent les idées : la correspondance de Flaubert repose dans les volumes de La Pléiade, Chardonne et Morand ne s’écrivent plus depuis longtemps. Voici Les Mauvais Fils, un choix de lettres échangées par Jean et Lafourcade ces dernières années.
L’échange débute en 2017 alors que nos auteurs, entrant tous deux dans la cinquantaine, se lient d’amitié et « avec des fortunes diverses tentent de sortir de l’ombre et de leurs nuits jumelles » ; il s’achève en 2022. Dans cette relation épistolaire, on cause littérature et monde littéraire ; on parle boutique, mais pas seulement. À l’anecdote savoureuse se mêle la réflexion sur l’humaine condition pratiquée avec une autodérision jubilatoire ; et puis, c’est aussi à la rencontre de l’autre que l’on va : on cherche à comprendre « son semblable son frère » pour mieux se comprendre ; c’est donc à une introspection joyeuse et sans concession que convie ladite correspondance.
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Ces deux-là sont entrés en contact via Messenger. C’est Patrice Jean qui a écrit le premier à Bruno Lafourcade. Il avait lu son essai sur le suicide et voulu lui témoigner son enthousiasme. Patrice Jean était sur le point de publier L’Homme surnuméraire, Bruno Lafourcade, L’Ivraie, romans qui allaient faire apparaître leurs auteurs sur la scène littéraire. « La naissance de notre amitié mêle les deux mondes, l’ancien (celui des bibliothèques) et le nouveau (celui d’Internet) », constate Bruno Lafourcade. L’âge, les origines, la situation sociale et le désir d’écrire rapprochent nos deux compères pourtant très différents dans leur manière d’être et de vivre. L’un, sanguin et impatient (Bruno Lafourcade), traverse l’existence vent debout ; il écrit comme il respire, romans, chroniques, essais, pamphlets. L’autre (Patrice Jean) est devenu professeur de lycée en espérant trouver le temps et la sécurité propices à l’écriture et au déploiement du roman. Élan et repli ; deux œuvres également bâties.
L’échange commence, motivé par une révérence commune pour la littérature et l’envie féroce d’écrire. Très vite, il gagne en épaisseur et s’incarne dans la chair des mots ; on partage aussi la vie, les amours, les emmerdes, la conscience du Tempus fugit, la nostalgie du monde d’hier et le dégoût du monde d’aujourd’hui. On s’amuse, et on rit de soi, dans cette correspondance ; c’est la seule manière qui vaille pour se tenir debout. Cet échange rend un peu à ses lecteurs Juvénal, Molière, Boileau ou Muray. En lisant Jean et Lafourcade, nous voici Figaro d’un jour : « On se presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. » « Le rire est une réponse de perdants : c’est une façon de ne pas perdre la face en prenant des coups », affirme Patrice Jean dans un entretien avec Bruno Lafourcade bientôt publié dans Causeur. Lafourcade complète : « Le rire est une vertu. Rien n’est efficace comme la satire pour mettre en perspective l’absurdité ou la violence d’une époque. »
Écrire malgré tout
Les Mauvais Fils, évoquant les déboires et réussites des deux auteurs, offre aux lecteurs un panorama de la vie littéraire et de ses figures incontournables (éditeurs, critiques, etc.), mais aussi de ses « petites mains » (correcteurs, bibliothécaires, etc.) « On se heurte, explique Lafourcade à Causeur, surtout quand on est jeune, à ceux qui considèrent la volonté d’écrire comme une occupation dérisoire ou prétentieuse (…) ; on écrit contre tous ceux qui s’y opposent : parents, collègues, éditeurs, journalistes, libraires ou correcteurs… » Jean fait chorus : « Avant d’être publié, un apprenti-écrivain vit dans l’humiliation de ses ambitions littéraires (…). » On cause donc littérature, mais aussi cinéma, travail, lecteurs, école, générations et même football ou téléréalité ; on cause beaucoup, dans Les Mauvais Fils.
Jean et Lafourcade ne sont pas tendre avec l’époque, ni avec le monde qu’ils questionnent, comme nous le faisons tous, du reste. Jean écrit, au moment de l’épidémie de Covid : « Je ne sais pas trop quoi penser du confinement et du Covid : début d’une ère nouvelle entre dictature sanitaire et puce électronique ? Bestialisation du monde ? Folie paranoïaque ? Décadence de l’Occident ? Ou bien, juste protection des plus faibles ? Les cerveaux sont poreux à toutes les idioties irrationnelles (…) ». Lafourcade répond : « J’ai tendance à croire que notre époque a une démence spécifique, dont le signe serait “l’inversisme”, cette inversion généralisée (l’élève enseigne, le juge pardonne, le lecteur de BD juge Flaubert, on humanise son chat domestique, l’adulte est infantilisé, etc.) ». « Je n’aime pas beaucoup mon époque, précise Jean à Causeur, mais je n’aurais aimé aucune époque, car dans tous les siècles, toutes les régions, les imbéciles règnent en maîtres. Bruno est un hyper-sensible, toute bêtise le fout en rage. » Il se voit plutôt Philinte là où Lafourcade serait Alceste, non sans concéder avoir, quand même, « des attaques de misanthropie, comme on a ses vapeurs. »
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Et puis, il y a les femmes et le regard tendre que portent sur elles deux mâles blancs issus du patriarcat. Jean et Lafourcade les aiment tout simplement parce qu’elles ne sont pas des hommes. « J’ai l’impression, écrit Patrice Jean dans ces Mauvais fils, que les femmes subissent plus cruellement que les hommes les outrages du temps » ; « peut-être suis-je tout simplement plus sensible à la perte de beauté des femmes qu’à celle perdue par les hommes. » Lafourcade préfère dire : « “J’aime les femmes” est un mot de misogyne, de cynique : on n’aime personne quand on aime tout le monde. On aime toujours un homme ou une femme en particulier, avec son visage, son rire, son intelligence. On aime la chair, parce que c’est aussi de l’esprit. »
Ces-deux-là sont des nostalgiques lucides. Ils souhaitent conserver, enserrée en leurs mots, les belles choses du monde d’hier pour les transmettre à la génération suivante et ne regrettent certainement pas l’époque où l’on mourrait, faute de vaccin, de la tuberculose, ni celle où l’on crevait dans les tranchées et où les ouvriers travaillaient douze heures par jour à l’usine. Ils pleurent simplement la beauté lumineuse disparue, la grâce fragile de Romy Schneider, la flamboyance d’Alain Delon, le panache de Philippe Noiret et la gouaille du Parisien et puis, comme le dit Lafourcade, « ce rapport au monde humble, pacifié, à l’espace, au corps » que nous avons perdus, à tant vouloir paraître.
Ceux qui se présentent comme de mauvais fils (« Nous avons été de mauvais fils parce que nous avons eu de mauvais pères, qui pissaient, comme Sartre, sur la tombe de Chateaubriand ») offrent à leurs lecteurs, dans cette correspondance, ce qu’ils auraient aimé recevoir de leurs pères. Ils leur allouent la possibilité de s’exercer à poser sur ce monde un regard discriminant et lucide, désenchanté mais joyeux. En donnant à lire leurs lettres, Jean et Lafourcade réparent un peu leurs pairs, victimes des boomers, cette « génération-Moloch », qui s’est contentée de jeter ses enfants dans l’arène de la vie, avant de les évincer au profit de ses petits-enfants.
426 pages, à paraître le 5 novembre chez La Mouette de minerve
Patrice Jean vient de publier La vie des spectres. En mai 2024, Bruno Lafourcade a fait paraître, avec le réalisateur Laurent Firode, Main basse sur le cinématographe, un essai dans lequel il canarde le milieu vertueux du cinéma pour en dévoiler sous les postures, l’imposture.
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