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La France n’accepte ni la richesse ni la réussite


La France n’accepte ni la richesse ni la réussite

Propos recueillis par Elisabeth Lévy et Gil Mihaely

Causeur. Edwy Plenel est-il un nouveau Robespierre ?
Patrice Gueniffey[1. Patrice Gueniffey, historien, est directeur d’études à l’EHESS. Spécialiste de la Révolution française, il consacre ses recherches depuis quelques années à l’histoire napoléonienne. Son dernier livre, Histoires de la Révolution et de l’Empire, a été publié chez Perrin en 2011.]: Il lui ressemble, par son côté inquisiteur et son style « conscience morale ». Et aussi par la place qu’il occupe dans le paysage.
Le crime en moins…
Évidemment ! Plenel est aussi nettement moins « transparent » que « l’Incorruptible » : on ne sait pas s’il est ce qu’il dit, alors que Robespierre était réellement ce qu’il disait être. La force de Robespierre tenait au fait qu’il était dénué de passions ordinaires – et brûlé par celle du pouvoir, et peut-être aussi de l’échec. Je ne suis pas sûr qu’Edwy Plenel possède cette force.
C’est heureux, non ? À moins que, par ces temps de crise morale, nous ayons besoin d’un « Incorruptible » ?[access capability= »lire_inedits »]
En un certain sens, oui. En révélant les fautes de Jérôme Cahuzac, Mediapart a fait œuvre utile pour la démocratie. L’ennui, c’est que Plenel donne à cette fonction de critique et de surveillance de la presse une tournure révolutionnaire, en s’arrogeant, exactement comme Robespierre dans les débuts de la Révolution, la fonction de censeur de la République. La presse américaine mène des enquêtes, dénonce des scandales ; elle ne vise pas pour autant à faire la révolution.
Essayons de comprendre ce « journalisme de combat », comme dit Philippe Bilger. On dirait que son ambition, sans doute inconsciente, est de porter une alternative, de régénérer la démocratie (et la gauche) par la vertu et la morale.
Justement, le rôle de la presse est de dénoncer, d’alerter, de questionner, pour défendre l’intégrité du système démocratique, pas de militer pour un autre système !  C’est d’ailleurs ce qui, dans la Révolution française, distingue Robespierre de Brissot. Le premier a pratiqué un journalisme inquisitorial à la Savonarole, normatif de surcroît. Brissot, dans son Patriote français, avait une vision beaucoup plus libérale de la presse, celle d’un contre-pouvoir ne recherchant pas la destruction des pouvoirs existants, mais leur amélioration.
Que la presse soit un acteur politique est effectivement une vieille tradition française. De ce point de vue, Mediapart n’a rien inventé…
Et cette tentation est encouragée par l’effondrement des partis politiques qui subsistent – et encore ! – à titre de machines électorales. Pas le moindre soupçon de programme ou d’idée, que ce soit à gauche ou à droite. Or, face à ce vide, la révolution des communications ouvre un très large espace politique.
Mais pour faire la Révolution, il faut être deux ! Vous avez estimé, dans Le Point, que la situation et l’humeur du pays étaient comparables à celles de 1788. Comparaison pour comparaison, l’opinion, chauffée par la presse, demande des têtes : ne sommes-nous pas en 1793 ?
Je maintiens que la situation évoque plutôt 1788. Pour que nous soyons en 1793, il faudrait des révolutionnaires ; il n’y en a pas, au-delà d’une gauche qui s’accroche d’autant plus à la rhétorique maximaliste de 1792 qu’elle semble ignorer que le monde a changé. C’est une belle illustration du fossé entre la situation réelle et sa traduction médiatico-politique. Mais le discours révolutionnaire n’a pas de prise dans la société ni même d’écho réel. On assiste à une dégradation du système politique, plus qu’à une radicalisation de la population.
Sauf que beaucoup de gens sont convaincus d’être gouvernés par des corrompus…
C’est récurrent dans l’histoire française depuis deux siècles ! Les Français n’ont jamais été contents de leurs gouvernants, ou alors brièvement, après des épisodes très douloureux – le Consulat, les années 1918-1923 (mais ça se gâte très vite), les débuts de la Ve République. Le soupçon de corruption est consubstantiel, ou concomitant, à l’avènement de la démocratie. D’ailleurs, l’Ancien Régime est mort de ce soupçon : l’exigence de vertu s’affirme sur fond d’affaiblissement du pouvoir politique et de scandales, comme l’affaire des « diamants de la reine », aussi symbolique à l’époque que l’affaire Cahuzac aujourd’hui. C’est le moment où la Monarchie s’effondre, parce qu’elle est incapable de résoudre une crise structurelle, qu’elle est accablée, accusée de toutes les turpitudes. Le scénario se répète : confronté à une crise de système, l’État ne remplit pas ses missions – assurer la sécurité des citoyens et garantir des conditions décentes de vie. S’ils sont inefficaces, se disent les gens, qu’au moins ils soient honnêtes ! Le « Tous pourris ! » naît de l’impuissance politique.
Ce n’est peut-être pas le soupçon, mais la corruption qui est consubstantielle à la démocratie, ou plutôt au pouvoir lui-même.
La corruption est un problème bien réel et récurrent, même s’il a été considérablement aggravé par la décentralisation et de la « nomenklaturisation » de la classe politique, laquelle, du coup, a beaucoup de mal à distinguer fonds publics et argent privé. Mais si ce problème prend un relief particulier, c’est aussi parce que la France a un fond « sans-culotte ». Ailleurs, on considère que les différences de fortune, d’éducation et de talent font plus ou moins partie de l’ordre du monde. Culturellement, la France n’accepte ni la richesse ni la réussite. C’est le revers de l’égalité : toute distinction est suspecte. Nous portons toujours le fardeau de nos origines : n’oubliez pas qu’en France, la modernité et la démocratie sont filles de la Révolution.
Nous avons progressé : les « riches » ont pris la place des « aristos », et la condamnation médiatique celle de la guillotine. Ainsi peut-on entendre une prétendue sociologue affirmer tranquillement à la télévision : « Les riches mènent une guerre contre les pauvres…Il est normal que tout le monde soit suspect. »
En effet, il n’y a rien de très nouveau, même si ces affects se réveillent en période de crise. Les riches sont, en quelque sorte, les « ennemis de l’intérieur ». Et ça vient de loin. Dans notre ADN historique, il y a le pacte, dommageable par ses conséquences, noué entre la société et l’État. La société française ne survit que par l’État. Elle n’a jamais été assez forte pour imposer des limites à celui-ci, comme dans la plupart des autres pays européens. Pour affaiblir la noblesse, les rois ont toujours privilégié le tiers-état qui, par l’impôt et les emprunts, pourvoyait aux dépenses de l’État. Ce deal « obéissance contre protection » a fonctionné  jusqu’au jour où la banqueroute de l’État, incapable de payer les rentes des souscripteurs d’emprunts, a entraîné la chute de tout le système. Aujourd’hui, notre État-providence devenu fou dépend de ceux auxquels il garantit un statut ou distribue des subventions, grâce à de l’argent qu’il faut bien prendre quelque part.
Heureusement, nous n’avons pas perdu tout humour : la publication des patrimoines ministériels a fait marrer tout le pays. Blague à part, n’avons-nous pas lancé une machine à délation que plus rien n’arrêtera ?
La délation aussi est une vieille histoire en France. C’est la Convention qui, en 1793 ou 1794, a voté une loi qui l’érigeait en devoir civique. À l’époque, des « catéchismes républicains » invitaient les citoyens à dénoncer les traîtres ou ceux qui étaient susceptibles de le devenir, y compris dans leur propre famille. Et les ennemis du peuple étaient sommés de faire leur autocritique. Vous voyez, le XXe siècle n’a pas tout inventé.
Le XXIe non plus : en somme, en l’absence de toute perspective de « Grand soir », l’esprit public baigne dans un fond de sauce révolutionnaire. Mais les arômes généreux de 1789 semblent s’être dissous dans les passions tristes…
La génération de 1789 n’avait pas l’intention de faire une révolution. Robespierre n’arrive pas à Versailles avec la Révolution en tête. Tous ont été précipités dans l’événement sans l’avoir voulu ni même désiré, à de rares exceptions près. Mais cette génération extraordinaire (il n’y en a jamais eu de semblable dans l’Histoire) croyait à l’avenir, au progrès, elle débordait d’idées. En dépit de tout, la Révolution a été un incroyable laboratoire : toutes les questions relatives à la société et la politiques modernes y ont été posées et débattues, à défaut de trouver une réponse. Rien de tel aujourd’hui. Certes, de nombreux Français croient en l’avenir : on les connaît, ce sont ceux qui partent. Ils croient à l’avenir, mais pas en France.
Filons encore un  peu l’analogie historique. Voyez-vous des ressemblances entre François Hollande et Louis XVI ?
Ils sont confrontés à la même mécanique auto-cumulative de crises qui se nourrissent les unes des autres : crise économique, crise de la dette, crise des institutions,   crise de l’action politique qui fait échouer toute tentative de réforme et, pour finir, crise morale ! En prime, nous avons la crise de l’Europe qui contribue à paralyser et même à détruire toute idée de politique. Cela dit, je vois un autre point commun entre Hollande et Louis XVI : ce sont deux faibles contraints de gouverner avec des institutions faites pour des hommes forts. La monarchie absolue marche très bien avec Louis XIV, pas avec Louis XVI ; la Ve République est un costume taillé pour de Gaulle, et même Mitterrand, pas pour Hollande…
Nous n’allons pas apprendre à un lecteur de Tocqueville que la démocratie ne produit pas spontanément de grands hommes, peut-être parce qu’elle n’aime guère la grandeur…
Les grands hommes ne naissent jamais spontanément : il faut des candidats à l’emploi, des circonstances favorables, et une attente. Cela dit, les grands hommes sont un peu pesants, et souvent, le danger passé, ceux qui les ont appelés n’ont plus qu’une hâte, en être délivrés : Churchill en 1945, de Gaulle en 1969… En l’absence de circonstances exceptionnelles, pourquoi aurait-on besoin de « grands hommes » ? Et la monarchie (dans sa variante louis-quatorzième) a beau cultiver le culte de la grandeur, l’hérédité ne produit pas toujours de grands rois : comme disait Thomas Paine, elle donne parfois un âne quand on aurait besoin d’un lion.
On peut en dire autant des élections…
Le suffrage, il est vrai, n’est pas moins hasardeux : s’il produit des Obama, il engendre aussi des Hollande. Mais nos dirigeants ne sont pas les seuls responsables de leur impuissance. Nous le sommes tous, parce que nous supportons de plus en plus mal d’être gouvernés. Après tout, si une majorité d’électeurs a élu Hollande, c’est précisément pour qu’il ne fasse pas de réformes. On pourrait avoir l’impression que le pays est coupé en deux : d’un côté, ceux qui travaillent, contribuent et veulent des réformes ; de l’autre ceux qui reçoivent les subventions et ne veulent pas entendre parler de réformes. Ce clivage existe, mais il passe en même temps en chacun de nous, parce que nous bénéficions tous de la Sécu, de l’assurance-chômage ou des 35 heures. Nous ne voulons pas que ça change et ça se comprend ! Autrement dit, l’évolution de nos sociétés démocratiques aboutit à une situation dans laquelle l’autorité est de plus en plus mal supportée, tout en étant toujours davantage réclamée.
Cette contradiction explique peut-être, plus que sa politique, l’acharnement contre Margaret Thatcher : elle a cru, naïvement, qu’elle devait exercer le pouvoir qui lui avait été confié…
Tout à fait ! Elle savait très bien ce qu’elle faisait ! Mais on n’imagine pas la férocité du combat qu’elle a dû mener, y compris contre l’establishment conservateur. C’était un « grand homme », peut-être la dernière incarnation de ce grand rôle de l’Histoire occidentale !
Donc, plus de « grands hommes », même en jupons. Sommes-nous condamnés à choisir entre des voyous et des terroristes ?
Les aspirants terroristes demeurent une minorité. Et tous nos élus ne sont pas des voyous, loin de là, mais beaucoup sont assez médiocres. La profession politique a cessé d’être très attractive : les règles qui l’encadrent sont si contraignantes qu’elle est de moins en moins rémunératrice, financièrement et symboliquement. L’Europe a dévalué la politique. Le climat ambiant ne va pas arranger les choses, sans parler de la loi contre le cumul des mandats… Résultat : ceux qui ont la capacité et le talent vont faire carrière ailleurs.
Justement, le climat général conjugue tension entre groupes qui se regardent en chiens de faïence et dépression collective. À supposer que nous soyons en 1788, il est peu probable que 1789 suivra.
Le climat est effectivement délétère et détestable. La lutte contre le projet d’aéroport de Nantes et, plus encore, les réactions à la mobilisation contre le « mariage pour tous » révèlent un phénomène nouveau : la montée de l’intolérance dans le débat, l’incapacité à dialoguer. Si je ne cède pas au pessimisme, c’est que je reste persuadé que la société française vaut beaucoup mieux dans son ensemble que sa société politique. Mais des minorités organisées, efficaces, influentes, peuvent jouer l’escalade. Et nous n’en manquons pas.
Nouveau ? Cela fait des années que l’invective morale et l’anathème ont envahi le débat public, au détriment de la confrontation des arguments…
C’est arrivé progressivement, en même temps que nous cessions d’être une communauté. Nous arrivons de moins en moins à « faire société ». C’est pour cela que nous ne parvenons plus à nous parler. Jusque-là, le dialogue entre Français ne s’était jamais complètement interrompu, sauf pendant des épisodes, il est vrai récurrents, de guerre civile, larvée ou ouverte : l’affaire Dreyfus, Vichy, la guerre d’Algérie. L’absence de langage commun qui avait caractérisé ces périodes est à nouveau manifeste alors que le délitement s’accélère, pour plusieurs raisons, dont une immigration littéralement démente n’est pas la moindre. La montée de la criminalité, de l’agressivité dans les rapports sociaux et la disparition très rapide de la civilité en sont différents symptômes. La simple idée d’un Bien commun qui nous réunirait s’est effacée.
Provisoirement, sans doute… Si l’immigration, ou plutôt la crise de l’intégration, ont aggravé les choses, le malaise vient effectivement de plus loin. Vous l’avez dit, en France, c’est l’État qui a créé la société. Et nous ne savons pas « faire société » sans l’État. Peut-être, de surcroît, avons-nous du mal à admettre que les grandes valeurs d’égalité et de fraternité dont nous nous réclamons n’ont pas fait disparaître les intérêts particuliers, les rivalités et les conflits.
C’est la schizophrénie française. La France est le pays du discours de l’intérêt général et du règne des lobbies. De même qu’elle est le pays de la vertu affichée et de la corruption pratiquée, en particulier, je le répète, depuis que la décentralisation a gangrené le pays entier. Ainsi, la France cumule une corruption massive, des situations acquises et l’assistanat au moment où elle se défait ; or, pour faire face, il serait d’autant plus nécessaire qu’elle forme une communauté solidaire et consciente de partager un même destin.
Alors, revenons à notre point de départ : n’est-il pas bon, en des temps à la fois troublés et sinistres, qu’un « Incorruptible » tente de réveiller la conscience collective ?
Un Robespierre ? Un Robespierre n’est jamais utile ! Robespierre, c’est la rhétorique de la vertu au service d’un régime criminel ! La réalité de la Terreur, ce furent des crimes, des innocents persécutés. Mais ne nous emballons pas : ce n’est pas la Terreur qui nous menace, mais l’immobilisme. Et après tout, même si la mer monte, même si on a de l’eau jusqu’au menton, si elle n’est pas trop froide, ça va. En espérant que le niveau montera lentement ! La chute de l’Empire romain est un mythe : le déclin, ça dure longtemps.[/access]

*Photo: DR

Mai 2013 #2

Article extrait du Magazine Causeur



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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