Aventurier et écrivain, Patrice Franceschi a vécu parmi de nombreuses populations dont il a pris la défense, tels les Pygmées et les Papous. Dans les années 1980, il rejoint les Afghans en guerre contre l’Armée rouge. Il demeure, depuis toujours, un farouche défenseur de la cause kurde. Mourir pour Kobané (Les Equateurs, 2015) est son vingt-troisième livre.
Vous revenez du Kurdistan syrien. Pour quelle raison vous êtes-vous rendu dans cette région ?
Pendant la guerre du Golfe, j’ai été amené à aider les Kurdes d’Irak à titre personnel. Personne, alors, ne s’occupait d’eux. J’ai depuis gardé des liens avec les chefs de l’époque, Jalal Talabani et Ahmed Bamarni.
Lorsque je me rends dans cette région, je ne suis pas mandaté. Je paie mes billets d’avion et prends les risques nécessaires, à la demande des dirigeants kurdes. Soutenir une cause militaire et politique, comme je l’ai fait à plusieurs reprises, en Afghanistan notamment, n’admet pas de limite. Pour moi, les Kurdes sont bien plus que des amis ; or il faut défendre ses amis, jusqu’au bout. En tant qu’écrivain libre et indépendant, j’ai cette possibilité. Je reviens seulement de la zone libérée de Tell Abyad, proche de la frontière turque: les Kurdes sont en train de réunifier le Kurdistan historique de Syrie et Daech recule partout devant eux. Les Kurdes se trouvent à une cinquantaine de kilomètres de Raqqa.
La libération de Kobané arraché aux mains de l’Etat islamique par les combattants kurdes en 2014 a surpris les chancelleries occidentales. Comment l’expliquez-vous ?
Malheureusement, l’opinion occidentale, qui s’était intéressée aux Kurdes lors de la bataille de Kobané, les ignore aujourd’hui. Les combattantes kurdes, ces belles Jeanne d’Arc en lutte contre les barbus, plaisaient aux journalistes, naturellement, mais elles sont passées à la trappe depuis, alors que de furieux combats ont lieu un peu partout sur les frontières du Kurdistan – contre Daech, mais aussi Al-Nosra et d’autres groupes armés.
Dans Mourir pour Kobané, je mets le doigt sur un point évident, pour qui connaît la guerre : ce qui compte, c’est le mental ; c’est la décision intérieure, le fait d’être prêt à se battre jusqu’au bout – à mourir pour une cause. À partir de là, on a gagné : ce n’est qu’une question de temps. Sans ça, on a perdu : question de temps également. L’armement joue un rôle, sans aucun doute, mais secondaire.
« L’islam ultra-salafiste prôné par Daech, écrivez-vous, déplaît moins qu’on ne le croit aux islamo-conservateurs d’Ankara ». Vous dénoncez également la « muraille turque » à la frontière syrienne. Toutefois, un soutien européen aux Kurdes de Syrie ne risquerait-il pas de radicaliser davantage la Turquie d’Erdogan ?
Le problème ne se pose pas ainsi. Mourir pour Kobané fait référence à l’article Mourir pour Dantzig ? écrit en 1938 par Marcel Déat et dans lequel il se demandait si Hitler ne risquait pas de se raidir si l’Europe s’opposait à sa conquête de la Pologne. Moyennant quoi, nous avons abandonné Dantzig à son sort et la Seconde guerre mondiale a éclaté. Le gouvernement turc soutient les djihadistes ; il se radicalisera si nous ne faisons rien, voilà la vérité.
Par ailleurs, Washington s’est mis à laisser les Turcs jouer la carte anti-kurde. Il semble que, comme tant d’autres, les Américains peinent à distinguer, à long terme, leurs amis de leurs ennemis. Les Turcs, j’en suis témoin, traitent les Kurdes bien plus durement qu’ils ne traitent les islamistes. Alliés dans l’OTAN, ils sont, sur le terrain, notre adversaire.
Vous opposez de façon quelque peu manichéenne les « barbares » de l’État islamique au PYD (Parti de l’Union démocratique, proche du PKK) kurde et son « projet de société révolutionnaire pour le Moyen-Orient : démocratie, laïcité, égalité hommes femmes, justice économique, décentralisation, respect des minorités qui toutes participent au gouvernement, des Arabes aux chrétiens. » Ces Kurdes de Syrie ont décidément tout pour plaire aux opinions occidentales…
Depuis cinquante ans, pour des raisons bassement mercantiles, nous nous allions avec des pays qui font tout pour nous détruire. En ce moment-même, nous allons cirer les babouches des Saoudiens ou des Qataris avec l’espoir qu’ils nous achètent ceci ou cela – ce qu’ils font très rarement –, tandis qu’ils financent à tour de bras les mouvements islamistes qui commettent des attentats à Paris. Jamais Al-Nosra ou Daech n’existeraient, s’ils n’étaient massivement armés et financés par le Qatar et l’Arabie saoudite – sans oublier la Turquie.L’action du gouvernement français me paraît positive, pour l’instant. Frapper les islamistes en Syrie et à Raqqa, très bien !
Les Kurdes sont ravis. Il était temps. Pour le reste, hiérarchisons les ennemis et n’agissons pas de façon hasardeuse. L’ennemi principal reste Daech, qui combat les Kurdes et l’Occident, dont il souhaite la disparition. C’est une bonne raison de faire face. Le deuxième tyran – il l’est, c’est ainsi, à un degré moindre – est Bachar Al-Assad. C’est la conception des Kurdes, et la mienne ; visiblement, c’est celle du gouvernement français aujourd’hui. Toutes les cartes sont en train d’être rebattues au Moyen-Orient : l’intervention de la Russie et le rapprochement entre l’Iran et les États-Unis le montrent.
Vous dédiez votre livre à Bernard Kouchner. Ce dernier n’est-il pas le théoricien du droit d’ingérence, qui a servi de carburant idéologique à la destruction des derniers vestiges du nationalisme arabe laïque, laissant ainsi le champ libre à cette menace terroriste contre laquelle vous prétendez que les Kurdes sont le dernier rempart ?
Tout d’abord, je dédie mon livre à trois personnes : Valérie Labadie, Gérard Chaliand et Bernard Kouchner. Ensuite, le droit d’ingérence tel qu’il a été théorisé prévoit que les Nations Unies interviennent quand un tyran maltraite son propre peuple. Il est légitime dans ce cas, et aucun autre.
En 2003, les Américains ont mené une guerre préventive contre des armes de destruction massive qui n’existaient pas : l’actuel chaos en Irak est dû à leur stupidité. En Lybie, la résolution des Nations Unies visait à protéger les populations d’un tyran, Kadhafi. Nicolas Sarkozy a décidé, de sa propre initiative, de mener une guerre qui outrepassait cette résolution et de mettre bas Kadhafi. Le droit d’ingérence a souvent été bafoué, dans son intitulé comme dans son esprit.
Le jeune migrant Aylan Kurdi, dont la photo macabre a ému l’Occident, était originaire de Kobané, la ville qui donne son titre à votre livre. Quel lien faites-vous entre tous ces événements ?
Ma lecture est simple : la compassion de l’Occident s’exerce mal à propos. J’éprouve de la tristesse pour les migrants qui viennent en Europe, dont je connais bien le sort, ayant participé à des actions humanitaires dès l’époque des boat people vietnamiens. Toutefois, comme les chefs kurdes, j’éprouve infiniment plus de compassion et d’admiration pour les jeunes hommes et les jeunes femmes restés en Syrie combattre la tyrannie, et qui meurent en grand nombre. Les dirigeants kurdes et chrétiens s’effraient de voir la façon dont l’appel d’air créé par notre émotion vide leur pays de ses forces vives. C’est une réalité qu’ils m’ont demandé d’expliquer.
Aujourd’hui, quels vœux formulez-vous pour les Kurdes de Syrie ?
Les vœux que je formule ne se limitent pas aux Kurdes de Syrie. Ils vont à tous ceux que je côtoie au Kurdistan syrien : les chrétiens, les Arméniens, les musulmans et les tribus bédouines arabes, qui tous, ne l’oublions pas, combattent corps et âme aux côtés des Kurdes et paient un prix épouvantable. Je souhaite que notre compassion aille d’abord à ces gens dont on ne parle pas, nous incite à les aider à stopper les islamistes au Moyen-Orient.
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00704772_000013.
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