Cela se passait le 8 mars 1952, dans un cabaret de la Butte-Montmartre, ouvert en 1948 par une femme singulière, Henriette Ragon pour l’état-civil. Devant elle, se tenait un type d’apparence emprunté, solide, avec un visage aux traits bien dessinés, orné d’une moustache. Les témoins de la scène rapportèrent qu’il suait à grosses gouttes, qu’il semblait vouloir s’échapper, s’épargner cette épreuve. Il avait été présenté à la maîtresse des lieux par Pierre Galante et Roger Thérond, journalistes à Paris Match, sur l’insistance de Jacques Grello, fameux chansonnier, esprit animé d’une charmante fantaisie. Thérond était natif de Sète, comme le personnage un peu balourd qui, ce jour-là, devait présenter quelques-unes de ses compositions.
L’établissement, situé au 15, rue du Mont-Cenis était fréquenté par les gens de la presse, du théâtre, par des artistes, des agents et de « grandes gentilles vedettes ». La patronne pousse la chansonnette, à l’occasion. Elle instaure une tradition : armée d’une paire de ciseaux, elle déambule parmi la clientèle, et coupe les cravates des hommes, célèbres ou inconnus. Les pièces de tissus deviennent des trophées, exposés sur les murs. Le soir, c’est plein ; on se presse dans cet espace confiné, très gai. On peut s’y faire une réputation, surtout si Henriette s’en mêle. Et ce soir-là, précisément, elle reconnaît immédiatement le talent du gros garçon timide, qui s’accompagne à la guitare. Georges Brassens, refusé partout, prêt à abandonner, désespérant de trouver une seule oreille complaisante dans le métier, a conquis immédiatement la patronne. On connaît la suite.
Henriette se lancera elle aussi dans la carrière, prenant comme nom de scène celui figurant sur l’enseigne de sa maison montmartroise, Chez Patachou. Elle devint une grande interprète et, assurément, l’une des plus accomplies dans l’artisanat très précis de la variété. Elle possédait son propre style, et ne cessa de le développer, de le confronter à l’air du temps. Ni vraiment rive gauche, ni réaliste, elle incarnait un genre affranchi, teinté légèrement d’une gouaille de bon aloi. Les rimes ciselées de ses refrains, écrites par d’excellents auteurs qu’elles savaient attirer, composent la personnalité d’une femme ironique et tendre. S’amusant des postures viriles de ces messieurs, mais ne leur opposant jamais une fin de non recevoir, elle se promène dans une galerie de portraits masculins, gravés à l’acide et au rouge à lèvre. Elle évoque une hilarante solidarité de tapineuses, qui s’efforcent de consoler le chagrin de leur « mac » (La Bague à Jules). Elle moque le bricoleur du dimanche, les ravages de sa maladresse, et son encombrant outillage (Le Bricoleur, paroles et musique Georges Brassens). Elle aime être séduite, et se console vite d’être abandonnée. Sa voix puissante, élégante, parfaitement maîtrisée, lui autorise l’évocation mélancolique des amours mortes et des séparations (Le Voyage de noce, paroles Jean Valtay, musique Jean Rochette). Elle excelle dans le registre jazzy superbement orchestré (Les Feuilles mortes, Pas comme ça).
Enfin, Patachou (1918-2015) possédait un vrai talent de comédienne, qu’elle ne put que rarement démontrer au cinéma. On le regrette.
Nous ne l’oublierons que sous l’emprise d’un implacable Alzheimer.
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