Le musée d’Orsay dévoile une centaine de pastels issus de sa collection, des chefs-d’œuvre signés Millet, Manet, Redon, Boudin, Degas… À l’heure où la « couleur » est devenue un enjeu pour hystériques, cette exposition est une leçon de nuances et de subtilités.
La grève des éboueurs parisiens et les manifestations contre la réforme des retraites ont mis certaines couleurs en berne et en ont promu d’autres. Aux « espaces verts » urbains, aux « mobilités vertes » et au bariolage « arc-en-ciel » du genre humain est venue se superposer toute une palette de tons sinistres et sales allant du gris-sac poubelle au noir black-bloc, en passant par les repoussants gris jaunâtre, gris verdâtre et autre gris marronnasse que nos vies de consommation quotidienne ont étalés en larges touches putrescentes d’un trottoir à l’autre. La grande résilience des Parisiens en matière de laideur urbaine est à saluer autant qu’à déplorer : parvenue à un degré baudelairien (« les parfums, les couleurs et les sons se répondent »), elle trahit une certaine accoutumance au moche sous des formes inlassablement renouvelées. Après tout, les sanies de nos immondices mal empaquetées gisant sur le bitume valent bien la sculpture d’un sac de couchage jaune pisseux signé Gavin Turk, et l’accoutrement monochrome des black blocksvaut bien la tenue réglementaire de beaucoup d’enfants et d’adolescents, à savoir le sempiternel jogging noir porté à toute heure de la journée sans intention précise de pratiquer quelque sport que ce soit.
Face à ce spectacle urbain désolant, face aussi à cette indigence chromatique que le philosophe allemand Peter Sloterdijk, dans un livre récemment traduit en français (Gris : une théorie politique des couleurs) nomme l’« engrisement » général de nos sociétés occidentales, adeptes du compromis et de « l’omnicouleur incolore de la liberté aliénée », l’exposition « Pastels » au Musée d’Orsay est une belle façon d’aller se « débarbouiller la vue » (Joris-Karl Huysmans) et de vérifier que l’on n’est pas atteint d’ophtalmie sévère. Oui, dans la France de 2023, l’œil humain est encore capable de distinguer jusqu’à deux cents nuances de couleur. Oui, il y a un monde possible entre les jouets criards et odieusement bariolés proposés à nos jeunes enfants et les teintes éreintées que nous arborons collectivement avec l’ennui propre aux sociétés délavées.
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Ce monde s’appelle le pastel. Le Musée d’Orsay en possède plus de cinq cents en réserve, protégés de la lumière trop intense des salles d’exposition et des vibrations qu’entraîneraient des voyages ou des accrochages trop fréquents. C’est que les œuvres au pastel sont fragiles, volatiles par essence. Ambivalence de ce médium à part : difficilement effaçable (surtout après l’estompe au doigt) à moins d’araser légèrement le support, le pastel est aussi très délicat à conserver. La fine poudre que déposent ces bâtonnets de pigment sur le papier ou la toile, et que l’on nomme la « fleur », renferme toute la luminosité des œuvres ; la fixer ternit les couleurs et lui enlève sa lumière indécise et mobile ; ne pas la fixer condamne l’œuvre, plus encore que la peinture à l’huile ou même l’aquarelle, à la fragilité de la vie. C’est à cette fragilité et à cet éclat volatil que nous convie jusqu’au 2 juillet la centaine de chefs-d’œuvre de Jean-François Millet, Eugène Boudin, Edgar Degas, Édouard Manet, Berthe Morisot, Odilon Redon, Lucien Lévy-Dhurmer, Piet Mondrian et tant d’autres. Si les couleurs n’existent que parce qu’on les regarde, comme l’écrit l’historien Michel Pastoureau, alors il faut aller voir ces couleurs pour qu’elles continuent à exister et à enrichir le maigre nuancier de notre modernité.
Considéré comme une technique mineure et un art d’agrément jusqu’au xviiie siècle, le pastel connaît un véritable engouement dans la seconde moitié du xixe siècle et accède au statut d’art autonome avec la création, en 1885, de la Société des pastellistes français. Les couleurs à disposition des peintres se multiplient alors, passant à plusieurs centaines. Facilement transportable en extérieur, et apprécié pour son « velouté » tactile, sa « liberté de délicatesse » et cette « grâce mourante » si justement décrites par l’écrivain et critique d’art Joris-Karl Huysmans (1848-1907) dans ses Écrits sur l’art, le pastel devient l’outil rêvé pour le paysage, le portrait et le nu. Son caractère volatil et indécis sort la nature de ses immobilités d’atelier et rend les personnages vivants, un peu comme les photographies « live » animent brièvement les éléments de nos instantanés en leur donnant le supplément de vie qui leur manque : le mouvement. Dans La Femme au chapeau noir (vers 1880-1882) d’Édouard Manet, tout bouge un peu. La vie tressaille, l’image s’anime, de l’ornement de fleurs et de plumes du chapeau à la découpe aérienne du col qui vient souligner de sa corolle le visage de l’élégante, en passant par le chignon brun vaporeux, les boucles sur la tempe, les petits cheveux fous près de l’oreille et à la naissance de la nuque. Le maquillage blanc, imparfaitement réparti, souligne la bouche et épargne l’oreille dont la carnation rose s’offre à nous comme un échantillon de robe, à moins que ce ne soit la robe qui, avec ses rehauts de blanc, continue autrement la beauté du visage. De quelle couleur est cette robe ? De quelle couleur est ce visage ? Blanc, rose, rouge, gris par endroits.
La poésie du pastel conjugue les tons, les superpose, opère des rimes chromatiques surprenantes entre corps et décors. Si Edgar Degas (1834-1917) a été, pour J.-K. Huysmans, le seul peintre à avoir su rendre « la vraie chair » de ses contemporains, loin des impressions de pâte d’amande étalée sur des teints évanescents, c’est sans doute parce qu’il a mis sur la peau de ces femmes à leur toilette (qui sont assurément les grandes beautés de l’exposition) de l’orangé, du beige, de l’ocre, du rose, du gris, du bleu, du violet et même du vert, réservant le blanc à une serviette ou à un drap posé à même le sol. À l’heure où la couleur des épidermes obsède le discours au point de donner lieu à des lectures idéologiques consternantes, qui font de la blancheur de la peau l’étendard coupable de la haine et de la domination, les baigneuses de Degas et leur nudité réelle, affairées à s’essuyer et à se coiffer après le bain, nous sortent avec bonheur d’une bichromie noir/blanc inapte à rendre les nuances de l’histoire, des relations humaines et la lumière de la vie quotidienne.
Parcourir l’exposition « Pastels » en suivant le fil des couleurs du nu permet à l’œil de réapprendre à discerner les deux cents nuances de chair que le daltonisme ambiant semble vouloir remiser de façon définitive. Larges griffures d’un gris rageur sur le bas du dos de la Femme assise de Maurice Denis, carnation bleutée de la Danseuse au maillot d’Edgar Degas, peau écorchée de la Fleur de sang d’Odilon Redon, épiderme vert et genoux terreux des Tireurs à l’arc de George Desvallières, poudroiement irréel d’un Buste de femme nue d’Édouard Manet, peau reflet-des-bords-de-Marne chez les Baigneuses de Léon Lhermitte, tendresse d’argile sous des clartés de marbre d’Émile-René Ménard… La peau a beaucoup à dire, et ses couleurs, annexées par le discours néoracialiste en de pitoyables contrastes heurtés, sont à redécouvrir chez nos grands peintres, bien souvent grands pastellistes, de cette seconde moitié du xixe siècle. Suggérons à ceux pour qui la couleur est devenue un tabou ou une cause, d’aller se promener au Musée d’Orsay au milieu de ces épidermes polychromes avant d’aller soigner leurs ophtalmies idéologiques. Ce parcours de santé oculaire leur permettra peut-être de lire Blanc, de Sylvain Tesson (2022), sans crier au grand retour des chemises brunes, de prendre sa traversée des Alpes à ski pour ce qu’elle est, à savoir une traversée des Alpes à ski, ou encore de feuilleter le très bel ouvrage Blanc (2022), de l’historien médiéviste Michel Pastoureau, sans regretter – comme ont pu le faire aux États-Unis les éditeurs de la version en anglais – que le grand spécialiste de l’histoire des couleurs n’ait pas consacré un seul chapitre au racisme dans ce nouveau volume. Avec un peu de bonne volonté, peut-être réussiront-ils même à ne pas s’étonner que l’immense J.-K. Huysmans, né avant le greenwashing du réel – et malheureusement rayé des manuels scolaires de littérature –, ait pu décrire dans En rade (1887) un paysage de campagne « sans aucun vert », avec des « arbres gris souris », « cendre mauve », « des champs jaspés de feuilles mortes » et « tavelés de rouille », se découpant sur un ciel allant du « violet tendre au roux » avant de devenir « tout bleu ».
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En attendant, saturée du gris surmulot qui a désormais supplanté le charmant gris souris, potentielle décharge publique à ciel ouvert où l’on vient se décharger impunément de sa colère du moment, la Ville Lumière entre dans l’été comme elle peut : ses arbres ont fleuri en silence, à l’écart, dans un jardin public ou une petite cour d’immeuble. Les fleurs blanches ou roses des thyrses de marronniers, tachetées de jaune ou de rouge selon leur pollinisation, nous rappellent l’existence de thébaïdes modestes. La fleur du pastel, les fleurs des beaux jours.
À voir : « Pastels », Musée d’Orsay, Paris, jusqu’au 2 juillet 2023.