Chaque citoyen français de 18 ans pourra bientôt bénéficier d’un « pass culture »: un crédit de 500 euros prélevé sur nos impôts « pour qu’il affirme ses goûts et développe sa curiosité culturelle ». En clair, qu’il joue aux jeux vidéo. Parce que tout est culture et que la culture est partout.
En plus de ses centaines de fromages, de ses ponts qui semblent avoir été construits pour que d’heureux jeunes mariés chinois viennent s’y faire photographier et de ses Gaulois réfractaires qui font cauchemarder leurs gouvernants, la France possède un inépuisable réservoir de bureaucrates progressistes dont l’imagination ne s’arrête jamais de turbiner. Pendant qu’on râlait sur les ronds-points contre un État qui se mêle de tout et ne comprend rien, les têtes d’œuf du ministère de la Culture phosphoraient en bande organisée sur la meilleure façon d’emplir de ce qu’ils appellent « culture » les cervelles de la jeunesse connectée. Ils ont évidemment pondu une allocation, appelée « pass culture » parce qu’ils croient que « pass », ça fait jeune, grâce à laquelle 10 000 heureux bénéficiaires de l’expérimentation peuvent déjà se gaver de mangas et de jeux vidéo aux frais du contribuable.
La crétinisation par les bons sentiments
Le pass culture semble avoir été confectionné sur mesure pour les cyber-Gédéons annoncés par Gilles Châtelet, « tout ce cyber-bétail de “jeunes à baladeur nomades et libres dans leur tête”, un peu râleurs mais au fond malléables, facilement segmentables en tranches d’âge et en générations, et donc gibier sociologique idéal pour les modes ». Il se présente (forcément) sous la forme d’une « appli », car « en donnant accès à la totalité des propositions culturelles disponibles sur le territoire et en ligne (…) le pass Culture se veut l’utilisation la plus intelligente du téléphone intelligent », peut-on lire dans la très distrayante documentation du ministère. Vu que l’intelligence humaine semble être inversement proportionnelle à celle des objets dont elle peuple le monde, si on voulait les rendre cons, ces jeunes, on ne ferait pas autrement.
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« La crétinisation postmoderne par la communication remplace avantageusement la caporalisation perpétrée par les conservatismes d’autrefois, décrits par Ernest Renan », écrit Châtelet. Sauf que les agents de cette crétinisation ne sont pas inspirés par le cynisme, mais par d’excellents sentiments. Et de nobles ambitions, tambourinées dans l’édito du ministre, Frank Riester : « La transmission de notre culture est ce qui fait de nos enfants des citoyens français. » Suggère-t-il que l’on reconstruise autour des salles de classe des murs aussi hauts que possible, ou que l’on s’abstienne de demander aux jeunes ce qu’ils voudraient ou ce qu’ils accepteraient qu’on leur transmette ? Que nenni. « L’accès aux arts et à la culture partout et pour tous est la mission première de mon ministère. »
La preuve de la culture, c’est la consommation
Dans le lexique (et l’imaginaire) postmoderne des saccageurs de la Rue de Valois, la preuve de la culture, c’est la consommation. Cependant, ils refusent que la culture soit un truc de riches. Comme chacun sait, la lente dégringolade de la lecture évoquée par Livres Hebdo récemment s’explique par le prix faramineux des livres – combien de poches pour un iPhone ? Le ministre n’a donc pas annoncé un grand plan bibliothèque ou un tarif jeunes pour les théâtres subventionnés, mais le versement à chaque jeune de 18 ans de 500 euros à dépenser à sa guise ou presque : « Places de cinéma, de spectacle, d’exposition, livres, instruments de musique, œuvres d’art, abonnements à des services de vidéo à la demande, rencontres, pratique artistique, découverte de métiers… »
Attention, il y a des règles : pas plus de 200 euros en « produits numériques », c’est-à-dire en jeux vidéo et autres séries. Cher jeune, tu n’es pas là pour rigoler, mais pour te cultiver. Et devenir meilleur que tes parents : « Les arts et la culture, écrit encore le ministre, doivent retrouver leur place dans la construction de la citoyenneté et de la sociabilité des jeunes Français, y compris pour les aider à s’émanciper des nouvelles formes d’obscurantisme et d’intolérance qui sévissent ici et là. »
Le jeune est une appli
On pourrait attendre du monde adulte, qui est supposé être celui de l’État, qu’il offre à la jeunesse ce qu’elle ne trouve pas spontanément, et qu’au lieu de l’encourager dans son addiction numérique, qu’il l’aide à se libérer de l’écran de son portable. Dans le monde d’avant, on appelait cela « éduquer ». Seulement, pour ceux qui sont chargés de la défendre, le mot « culture » ne désigne plus les grandes œuvres du passé, ces machins poussiéreux avec lesquels de vieux réacs ronchons découragent les jeunes, il se décline en « propositions », « parcours » et autres « explorations ». « Le pass Culture se veut une mosaïque, un juke-box, un carrousel, un grand bazar, avec de l’ordre et du désordre », s’emballe Éric Gérondeau, ancien conseiller de je ne sais plus quel président. Ouverture, flexibilité, choix, il permettra à chacun de « vivre des expériences au gré des envies et des localisations ». Le jeune naviguera à l’aide d’onglets : « applaudir », « jouer », « pratiquer », « regarder », « écouter », « rencontrer ». Avec, bien sûr, des trucs qui bougent et qui font du bruit. On remarque l’absence notable du terme « lire », on ne va pas effrayer ces bambins avec des gros mots. Ni avec des mots tout court d’ailleurs, cela pourrait freiner leur créativité. L’utilisateur pourra donc se repérer grâce à des images, est-il encore précisé dans la doc. Reste à espérer que YouPorn ne soit pas référencé comme un site culturel.