Bien avant que l’on connaisse son nom, Pascal Jardin (1934-1980) a joué un rôle important dans notre vie puisqu’il a été le dialoguiste de Bernard Borderie pour la série des films Angélique, marquise des Anges avec Michèle Mercier dans le rôle-titre. Ils passaient à la télé à l’époque où le carré blanc existait encore. Après avoir enflammé l’imaginaire érotique de la France dans les années 60, ils enflammaient celui des petits garçons des années 70 qu’on envoyait se coucher dès qu’Angélique se retrouvait à moitié-nue, c’est à dire bien avant la fin de la première bobine. Ce qui est certain aussi c’est que Pascal Jardin n’a pas franchement travaillé avec la Nouvelle Vague. Son genre de beauté en matière de film noir par exemple, c’était plutôt La Horse de Pierre Granier-Deferre avec Gabin qu’À bout de souffle de Godard avec Belmondo. En même temps, le cinéma, pour Pascal Jardin, c’était surtout alimentaire et sans doute avait-il conscience que son talent ne s’exprimait vraiment que dans ses livres, qui ne sont pas nombreux mais tous exquis, acides, précis, drôles et émouvants.
On a été très content, ainsi, de trouver en édition originale le premier qui lui ait valu un vrai succès, La guerre à neuf ans, publié en 1971 chez Grasset. Tomber sur l’édition originale pour deux euros, nous n’allions pas nous priver. D’autant plus que l’emballage était plutôt bien fait: une jaquette blanche sur sur la couverture beurre frais avec en médaillon Pascal Jardin enfant et surtout un de ces bandeaux rouges chargés d’attirer l’attention du chaland mais qui, en l’occurrence, le faisait avec une certaine justesse :« Vichy vu par un Saint-Simon en culottes courtes. » La formule est heureuse et rend bien compte du propos: Pascal Jardin était le fils de Jean Jardin qui fut le directeur de cabinet de plusieurs excellences pétainistes y compris de Laval lui-même.
Pourrait-on parler aujourd’hui si légèrement de Vichy, même avec un regard d’enfant? Ce n’est pas certain du tout. Plus l’évènement s’éloigne dans le temps et plus on devient pointilleux sur la question, le devoir de mémoire se transformant en devoir de culpabilité. On peut penser que c’est très bien sur le plan politique même si on oublie au passage que Vichy n’était pas la France dans la mesure où un général ombrageux avait expliqué dès le 18 juin 40 à Londres que la République, c’était lui et ceux qui combattaient avec lui, et personne d’autre. Mais ça devient franchement ridicule quand cela s’applique encore aujourd’hui dans le domaine des Lettres et que les écrivains collabos que l’on trouvait en livre de poche jusque dans les années 80 sont aujourd’hui à nouveau proscrits comme ils l’étaient en 45.
L’année où sort La guerre à neuf ans, 1971, est aussi celle du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls. A ce titre, on peut penser que le Pascal Jardin est le dernier livre « innocent » sur la question et Le chagrin et la Pitié le premier film « coupable ». Et encore, l’innocence de Jardin est celle de l’enfant, pas celle de l’adulte parfaitement conscient des ambiguïtés de Vichy, de l’ignominie de la Milice ou de la folie de la politique antisémite.
Seulement, crime qui est sans doute impardonnable aujourd’hui, il s’interdit tout pathos. Il est même léger, drôle, insolent et redoutablement précis. Autre chose impossible à concevoir aujourd’hui, c’est la préface d’Emmanuel Berl, grand bourgeois juif pacifiste, croix de guerre 1917, ami des surréalistes et de Drieu et surtout l’auteur des discours de Pétain du 23 et 25 juin où son sens de la formule est resté dans l’histoire puisqu’il est l’auteur de « La terre, elle ne ment pas » et de « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. » On pourra préférer ses admirables récits que sont Regain en Pays d’Auge ou Rachel et autres grâces, il n’en demeure pas moins que Berl, aussi portraituré par Jardin alors qu’il est déjà le mari de la chanteuse Mireille, incarne bien cette complexité qui rend un peu vaines les postures morales d’aujourd’hui.
Il faut donc lire La guerre à neuf ans avec la même innocence que l’enfant qui se souvient. L’effondrement de 40 vécu depuis une maison de campagne dans l’Eure, les portraits des ministres ou des intellectuels qui gravitent dans la ville d’eau aussi ennuyeuse que bruissante d’intrigues de palais.
Et puis le récit de la débandade dès 1943 est passionnant comme une tragédie ou un roman noir. Il y a, par exemple, cette incroyable scène où Jean Jardin passant en Suisse est sur le point de dégainer son arme contre des maquisards jurassiens: « Je n’ai jamais compris pourquoi ils nous avaient laissés passer. Ce que j’ai appris plus tard, c’est que les Allemands nous faisaient suivre et que des occupants de la voiture de la Wermacht qui nous talonnait, et qui tomba dans l’embuscade, il n’y eut pas de survivants. »
On s’attardera, pour finir, sur le portrait de Paul Morand en sportif mutique qui épuise le jeune Pascal en baignades dans l’Allier ou dans la piscine du Tennis-Club: « Le temps que j’essaie de lui répondre, il est déjà absent de lui-même ou sorti de la pièce. Il ne croit pas aux réponses, les questions lui suffisent. » De quoi se demander si là, en l’occurrence, ce n’est pas aussi un autoportrait de Pascal Jardin, homme du monde d’avant qui aimait les voitures rapides, les femmes, le jeu, les alcools forts et pour qui écrire cette Guerre à neuf ans fut d’abord une manière d’exercice spirituel, de bilan au mezzo del cammin di nostra vita.
La guerre à neuf ans de Pascal Jardin (Grasset, 1971), deux euros, Clos Saint-Marc, Rouen.
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