Ouvrir la boîte noire de la conscience, disséquer les violences de notre quotidien consumériste, est une des grandes idées de la bien-pensance écologiste dont le tenant est cet homme nouveau que Michel Serres a baptisé « Petite Poucette » et qui sauvera tout, d’après le philosophe, grâce à un usage intelligent et révolutionnaire des nouvelles technologies. Pascal Chabot, dans L’Âge des Transitions, s’empresse de préciser que cette rêverie n’est plus dans l’air du temps. La grande nouveauté du XXème siècle et a fortiori du XXIème, c’est que la révolution y est devenue impossible. Notre monde est de plus en plus immatériel, constitué de flux; les idéologies qui poussaient autrefois les hommes sur les barricades ne les entraînent guère plus que dans les rues, pacifiquement munis d’affichettes. Fini les révolutions, bonjour les « transitions ». Coup d’Etat édulcoré, bouleversement doux, la « transition » est d’abord la manifestation d’un désir, celui d’arracher son destin – pour un peuple, un groupe ou un individu – aux griffes de la machine aveugle postmoderne. En rendant au désir sa place centrale, la « transition » pourrait se définir comme le modèle même du changement consenti, positif, et surtout indolore. Sous cet angle, on comprend que « transition » ait été désigné comme le mot de 2014 par le jury du « Festival du mot ». Des Printemps arabes aux publicités de la marque Lu, les faiseurs d’opinion et de consommateurs n’ont de cesse d’appeler à « ouvrir le champ des possibles ». Le capitalisme, ou comment avoir l’impression de changer le monde en mangeant des petits beurres…
Toutefois, au-delà de cette poudre aux yeux, de vraies transitions sont possibles : là où les hommes osent adopter une attitude subversive, ambivalente et teintée de cynisme vis à vis du système-monde qu’ils peuplent et nourrissent. Les individus engagés sur la voie de la transition, que celle-ci soit économique, écologique ou démographique, sont conscients mais pas fous. Conscients, par exemple, que leur « empreinte carbone » n’est pas seulement un concept abstrait brandi par l’écologie politique, mais pas prêts pour autant à renoncer à leurs déplacements et à leur mode de vie. Nous vivons des temps, dit Pascal Chabot, où le cours de l’existence est comme suspendu et c’est donc l’occasion de se le réapproprier. Il s’agit de chercher l’équilibre entre conscience et culpabilité, de se préparer un avenir moins pesant sans renoncer au confort du présent ni blâmer les acquis du passé. Appliquant ces principes aux champs énergétique, démographique et démocratique, L’Âge des transitions dégage les horizons sans hypocrisie ni fausses promesses, refusant le catastrophisme comme l’angélisme prométhéen.
Le réalisme, ainsi, est bien la condition sine qua non de la transition écologique, rendue nécessaire par l’épuisement – réel mais calculé – des hydrocarbures. L’homme a envers la nature une attitude de prédation, son existence implique la consommation de son propre environnement : rien que pour sa survie, des animaux naissent et meurent dans les mêmes cages. Le savoir suffit à en refuser les excès. Notre cécité est illustrée à la perfection par l’exemple du pétrole : qui se figure qu’il injecte dans le moteur de sa voiture des animaux et des végétaux du jurassique en putréfaction ?
En politique, on ne le sait que trop, la transition porte en elle le risque qu’une régression se substitue au progrès désiré. Chaque transition est un écosystème fragile et non reproductible : la démocratie, à ce titre, n’est pas un bien occidental exportable partout. Quant à la transition démographique, que nous voyons depuis l’Occident à travers notre peur des foules et de l’envahissement, elle est l’illustration du remplacement de l’ancienne distinction colon/colonisé par la différence entre rentiers du progrès et laissés pour compte.
C’est finalement parce qu’il est impossible de renverser l’ordre établi d’un monde mou que les transitions s’imposent comme seuls changements envisageables et la seule révolution possible consiste à prendre le mot dans son sens premier : un déplacement. Celui de notre regard qui doit refuser les horizons fantasmés et accepter cette nouvelle réalité.
Pascal Chabot, L’âge des transitions, PUF.
*Photo : wikicommons.
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