Pascal Bruckner : Mon père, ce salaud


Pascal Bruckner : Mon père, ce salaud

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Il y avait, jusqu’à Un bon fils, deux Pascal Bruckner. Nous aimions beaucoup le premier, le romancier cruel, déployant des histoires vénéneuses que n’auraient pas reniées les écrivains  délétères de la Décadence, façon Villiers de l’Isle-Adam. Il nous avait donné, entre autres, les très inquiétants Lunes de fiel et Voleurs de beauté. Et puis il y avait un Bruckner que nous aimions un peu moins, essayiste proche des néoconservateurs qui dénonçait la nocivité du tiers-mondisme ou estimait que l’écologie politique se résumait à un discours punitif.

Il faudra  désormais compter avec un troisième Pascal Bruckner, que l’on rangera entre le Sartre des Mots et le Michel Leiris de L’Âge d’homme. Un bon fils est une autobiographie qui refuse la chronologie mais s’organise autour d’un fil d’Ariane. Pour Leiris, ce furent les suites d’une psychanalyse, et pour Sartre l’écriture comme libération des déterminismes de classe. Bruckner, lui, nous explique comment l’antisémitisme du père est l’amer de sa traversée de l’existence. Un antisémitisme viscéral, définitif, qui conduira cet ingénieur qui, toute sa vie, se comporta en pervers narcissique avec sa femme, à se réjouir, dans ses dernières années, que l’on vende librement Les Protocoles des sages de Sion dans le monde arabe.[access capability= »lire_inedits »] « Dans la famille, maternelle comme paternelle, nous étions bilingues dès le berceau ; nous apprenions l’antisémitisme en même temps que le français. Aucune animosité là-dedans : juste un fait de la nature comme la loi de la chute des corps ou la rotation de la Terre autour du Soleil. »

Fils unique, né en 1948 et passant sa toute petite enfance dans un sanatorium autrichien avant que les antibiotiques à peine inventés ne le sauvent in extremis, Bruckner ne se rend pas vraiment compte, d’abord, de la monstruosité tranquille de cet homme au physique avantageux, ingénieur des Mines à la carrière plutôt brillante. Mais très vite, il va se prier chaque soir pour qu’il meure. On sait que Polanski avait adapté brillamment Lunes de fiel. Pour ce Bon Fils, on aurait rêvé d’un Chabrol encore vivant. Il aurait montré comment une paisible famille de la bourgeoisie lyonnaise cache, derrière ses décors feutrés, une véritable zone de guerre avec violences conjugales et bibliothèque du parfait collabo.

Pascal s’échappe par la lecture, « grammaire de la liberté grâce aux dieux de ma jeunesse, Sartre, Gide, Malraux, Michaux, Queneau, Breton », par la musique − une très belle page sur la voix d’Aretha Franklin dans un juke-box −, et puis, surtout, par le grand vent de 68, la rencontre avec Finkielkraut, les filles, les voyages lointains et, aurait dit Rimbaud, « la magique étude du bonheur que nul n’élude ».

Mais demeure toujours, comme une ombre portée, cette présence du père qui ne mourra qu’en 2012. Il n’y aura évidemment nulle explication satisfaisante à cet antisémitisme, seulement des hypothèses. Le père disparaîtra avec son opacité terrifiante et, dans un bel exercice de cruauté qui, cependant, ne suffit pas à consoler, Bruckner montre l’agonisant raciste soigné par des infirmières antillaises. Le bon fils n’aura donc pas de réponse ni de morale à tirer de son histoire. Mais il héritera  d’une méthode, ce qui est encore mieux : « Le doigt de la sorcière s’appelle les liens du sang, les lois de l’hérédité, le poids de la mémoire, de la génétique, qu’importe l’explication que l’on donne, ce doigt me retient et fait de moi, quoique je veuille, toujours un fils et un fils de. S’émanciper, c’est s’arracher à ses origines tout en les assumant. »[/access]

Un bon fils, de Pascal Bruckner, Grasset.

*Photo : Hannah.

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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