Pas touche à la Très Sainte Entreprise !


Pas touche à la Très Sainte Entreprise !

entreprise eric brunet

 Bien sûr, ça ne date pas d’hier, cette réhabilitation de l’Entreprise, avec un grand E,  et sa sanctification toujours plus grande qui l’ont transformée en nouvelle religion, avec ses articles de Foi, ses dogmes et ses mystères. On pourrait dater le phénomène du début des années 80 quand la gauche au pouvoir, toute honte bue, entama une trahison dont elle ne s’est toujours pas remise. C’était l’époque de Vive la Crise avec Yves Montand, qui mit la même ardeur à défendre l’Entreprise  que celle qu’il avait déployée pour célébrer les mérites du camarade Staline, ou encore la naissance médiatique de Bernard Tapie, figure héroïque du gagneur qui finit ministre de la Ville après avoir eu ce comportement de pirate qui caractérise le capitalisme moderne : ah, ces entreprises en difficulté rachetées par Tapie, les ouvriers de Testud devenus chômeurs du côté d’Hénin-Beaumont en gardent un souvenir ému quand ils mettent un bulletin Marine Le Pen dans l’urne…

Mais il faut reconnaître que depuis l’arrivée de Hollande, depuis le pacte de responsabilité, la vénération pour l’Entreprise a atteint des sommets dans les médias. Le Patron est un saint moderne et l’entrepreneur le seul héros qui vaille, peu importe si le gros qui est à la tête d’une multinationale du CAC 40 a réussi l’exploit de faire croire au vendeur de kebabs de Brive ou à l’artisan de Saint-Brieuc que leurs intérêts de classe sont les mêmes.  Ce discours atteint une intensité telle qu’il flirte désormais avec un poujadisme soft repeint hâtivement aux couleurs de la modernité dont Eric Brunet, qui gesticule sur BFM et RMC, est un des plus brillants représentants. Si nous parlons de poujadisme, ce n’est pas par un rapprochement hâtif. On rappellera que ce mouvement populiste des fifties initié par le célèbre « papetier de Saint-Céré » Pierre Poujade n’exaltait pas seulement les  petits  commerçants mais s’élevait aussi contre les hommes politiques, tous pourris, qui ne connaissaient rien à rien de ce que vivaient ces pauvres Français saignés à blanc par le fisc et les fonctionnaires qui étaient tous, eux, des paresseux.

Ce discours sur une supposée méconnaissance des réalités économiques par nos élus, Brunet l’a repris en fanfare il y a quelques jours en soumettant un de ces inénarrables sondages bidon à d’un échantillon d’auditeurs, d’internautes et de spectateurs, sûrement les mêmes qui avaient « voté » à une majorité écrasante pour la fin de la double nationalité  (surtout pour les Arabes) dans un sondage proposé puis retiré par Le Point. Il s’agissait pour Brunet d’obliger, (oui, oui, « obliger ») les députés, c’est-à-dire les élus du peuple, à faire un « stage en entreprise » car ces abrutis ne connaissent pas assez la « réalité économique » du pays. Et la mesure de rééducation proposée par le commissaire à la protection du patronat Brunet a donc été approuvée à 95%.

Peu importe finalement que Brunet n’ait fait que reprendre la proposition faite en mai par l’association Entreprise et Progrès d’un stage d’été pour les députés, ce n’est pas la première ni la dernière fois qu’un journaliste se fera l’écho servile des désirs des puissants. Ce qui est beaucoup plus gênant, ce sont les présupposés d’une telle idée.  La « réalité économique », ce serait les entreprises et rien que les entreprises (privées bien entendu) ;  le vrai travail n’existerait également que dans les entreprises comme, on peut l’imaginer, le goût du risque et de l’initiative selon une célèbre distinction de Denis Kessler entre risquophobes (le public) et risquophiles (le privé). Il est donc absolument inutile que nos députés connaissent finalement le travail des profs dans les zones difficiles, des infirmières dans les services d’urgence qui débordent, des travailleurs sociaux dans les poches de misère noire, des cheminots dans les TER délabrés, des policiers dans les banlieues ou des juges dans les tribunaux engorgés.

Non, tous ces gens-là ne participent en rien à la vie économique, d’ailleurs ce sont des fonctionnaires, ils sont très souvent syndiqués et en plus il y en a plein qui votent à gauche et qui peuvent encore se mettre en grève. Pareil pour les chercheurs, les assistantes sociales, les permanents associatifs, les militants de l’économie solidaire.  On aimerait pourtant voir Eric Brunet et ses amis patrons aller faire des stages dans un commissariat, une ZEP ou un centre de détention pour mineurs en milieu fermé. Mais bon, là, c’est pas pareil ;  là, on serait vite traité de partisan de la Révolution Culturelle ou de khmer rouge qui veut punir les élites d’être des élites. La preuve, ils ne produisent pas de richesses car seule l’entreprise produit de la richesse dans la vulgate libérale habituelle. Peu importe qu’un certain nombre de secteurs (encore) non marchands dont l’éducation  ou la santé produisent une richesse qui n’est pas mesurée par le PIB, ça c’est encore des théories gauchistes.

D’ailleurs, juste après les élus, ce sont les profs d’économie qui sont dans le collimateur. Dernière offensive en date, celle du député UMP Bernard Perrut qui sou­haite ins­tau­rer un stage obli­ga­toire de deux mois mini­mum en entre­prise pour les nou­veaux pro­fes­seurs de sciences économiques. Ces gens qui aiment la liberté d’entreprendre aiment décidément beaucoup le mot obligatoire pour ceux qu’ils soupçonnent de ne pas leur être assez soumis. Pourtant, si on en juge par les dernières questions posées au bac ES cuvée 2014, il est difficile d’imaginer davantage dans la ligne de la nouvelle doxa libérale : « Comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage?» et « À quels risques économiques peuvent s’exposer les pays qui mènent une politique protectionniste?»

On en conclura que ces profs marxistes, barbus et pervertisseurs de la jeunesse ont dû être réduit au silence une fois pour toute. Parce que l’Entreprise, les hérétiques, elles n’aiment pas trop ça. Et c’est Eric Brunet qui doit être bien content.

*Photo : NOSSANT/SIPA. 00672991_000005.

 

 



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