Découvrant l’article de David Desgouilles sur le livre Un quinquennat pour rien d’Éric Zemmour, et son hommage à deux des derniers gaullistes à mériter ce nom, je veux rappeler ce que disait un autre souverainiste incontestable, le Général lui-même. Nous sommes le 27 novembre 1963 à l’Élysée et le conseil des ministres qui vient de finir ne s’est passionné que de la mort de Kennedy cinq jours plus tôt. De Gaulle et son ministre de l’Information Alain Peyrefitte s’adonnent au traditionnel débrifaingue d’après conseil (comme le prononce le Général) et jouent les prolongations. La conversation s’élargit à la société américaine, violente par nature, qui inspire au grand Charles une comparaison française :
« Voyez-vous, la France est une nation. Elle est la nation qui a su fondre dans son creuset, de siècle en siècle, toute sa diversité, tous ses agrandissements, toutes ses populations hétérogènes. L’Algérie ne méritait pas d’être proclamée française, parce que le peuple musulman n’avait pas fondu dans le creuset. Aujourd’hui, sans l’Algérie, la France se retrouve le modèle des États-nations. Les États-Unis sont une puissance, la plus grande, mais ils ne sont pas une vraie nation. »
Et Peyrefitte de commenter à l’écrit : « De Gaulle supporte d’autant moins l’hégémonie des États-Unis, que la société américaine lui paraît frappée d’un vice de légitimité. Pour lui, ces « États » sont « unis », cette société ne l’est pas ; elle a ses colonies intérieures. »
Plutôt la Corrèze que le Zambèze
De Gaulle a tranché le débat entre l’identité et la souveraineté. En donnant à l’Algérie son indépendance, il a refusé de se maintenir sur un grand territoire doté de ressources pétrolières et d’une population croissante, pour que Colombey garde ses deux églises, et que la France ne soit pas rongée par une « colonie intérieure ». Il a perdu une partie de la souveraineté française, car pour lui, souveraineté n’était possible que parce l’identité lui préexistait : l’inverse aurait donné une situation à l’américaine, rongée par des tensions inépuisables. Avec notre modèle d’État unitaire, ce genre de tensions se règle souvent en guerres civiles.
Ce que David Desgouilles reproche à Éric Zemmour, c’est de craindre d’abord le danger intérieur : la disparition progressive d’un peuple, entre une population musulmane trop importante et trop zélote pour être assimilée, et des autochtones fatigués de défendre l’héritage. Cela ne fait pas de Zemmour un « ancien apôtre du souverainisme »: il prêche encore la parole des Séguin, Garaud et Chevènement chaque fois qu’il est question d’euro, d’Union Européenne, d’atlantisme ou de frontières. Dans sa dernière chronique en date, il en appelle à ce que la France, patrie des arts et des armes, en finisse avec la chimère de l’Europe de la défense et retrouve son primat militaire, le dernier avatar de sa souveraineté. Peut-on vraiment lui reprocher d’abandonner le navire ?
Aujourd’hui, les Kurdes se battent pour donner à leur peuple un État : ils ont ce que Régis Debray appelle la mystique nationale, et espèrent bien que leur identité accouche d’une souveraineté. Qui peut croire que le mouvement contraire est naturel ? Défendre la souveraineté seule, c’est se soucier d’un verre sans jamais regarder ce qu’il contient.
En 1964, de Gaulle disait au même Alain Peyrefitte, qui lui demandait comment régler la question communautaire aux États-Unis : « Il y a des problèmes qui n’ont pas de solution. » Aucun traité d’abandon de souveraineté n’est irrévocable. L’urgence identitaire, au contraire, fait craindre un point de non-retour où plus rien ne sera possible.
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