Comme pour manifester la présence des âmes esseulées, des lumières clignotent ici et là sur les hauteurs de la ville endormie. C’est l’heure où les insomniaques, désespérant de trouver la paix, se résignent à rallumer leur ordinateur pour noyer leur solitude dans l’errance virtuelle.
Jeux en ligne, forums, chats, mails, sites d’information, de partage de vidéos et de musiques, réseaux sociaux sont autant de calmants stériles qui créent l’illusion d’être relié au monde et font oublier la chair de la vie. Tel est le désolant spectacle de cette société de réseaux, aux innombrables écrans froids, véritables remparts artificiels à la dynamique imprévisible et chaleureuse des relations humaines. C’est cette société qui s’abîme dans un mal-être enkysté de phobies en tout genre que filme Gustavo Taretto dans son premier long-métrage, Medianeras.
Sites web et antidépresseurs
Mais rassurez-vous, le spectateur ne quitte pas la salle de cinéma avec la tête encombrée d’idées noires. Bien au contraire, le cinéaste argentin n’est affecté ni de l’esprit de sérieux, ni du fatalisme. Il parvient à insérer sa critique anthropologique de l’information dans une comédie romantique à l’humour décapant où l’espoir prend le pas sur le désarroi et où les sentiments ne sont pas défigurés par la mièvre dérision.
Il est étonnant – ou pas ? – que la fraîcheur film soit passée presque inaperçue. Comment ne pas apprécier l’habileté avec laquelle Gustavo Taretto jongle avec l’hétérogénéité des supports, allant du dessin animé à la photo, le judicieux usage de la voix-off, l’éclairage apporté par la chanson « True love will find you in the end » de Daniel Johnston, la référence au film culte de Woody Allen, Manhattan, et les amusantes métaphores ?
L’histoire se déroule à Buenos Aires et met en scène deux trentenaires, Martin, créateur de site web et Mariana, décoratrice de vitrines de mode. Martin passe son temps libre à créer des jeux vidéo pour lutter contre l’addiction aux antidépresseurs. Mariana, elle, cherche, loupe en main, un certain Charlie qui reste introuvable, lorsqu’elle n’est pas en train de fantasmer sur son unique colocataire, un mannequin de cire. Habitant l’un en face de l’autre, ils se croisent parfois mais ne se rencontrent jamais. Pourtant le spectateur comprend très vite que ces deux-là sont faits pour vivre ensemble. À tour de rôle et en voix-off, Martin et Mariana livrent leurs réflexions sur la modernité aliénante, expliquent la relation personnelle qu’ils entretiennent avec leur ville, l’un à travers la narration et l’autre à travers l’image (Martin prend des photos pour mieux voir ce qui passe inaperçu. Mariana se passionne pour l’histoire des monuments) et évoquent leurs angoisses existentielles et la débandade de leurs vies amoureuses.
Martin et Mariana ont beau être dépressifs, hyper-anxieux, hypocondriaques, agoraphobes, claustrophobes, drogués aux tranquillisants, ils ne se laissent pas abattre. Leur obstination à croire à l’Amour, le seul, l’unique, le vrai, celui qui parle la langue muette des sourires confiants et tendres auxquels les petits cœurs fragiles s’accrochent pour goûter au bonheur d’une vie à deux, les maintient en haleine.
Mais comment trouver l’âme sœur lorsque la construction architecturale de l’espace urbain cloisonne, lorsque la foule rend anonyme et lorsque la pollution visuelle des images publicitaires brouille le regard ? La carte du tendre du XXIe siècle n’a pas de GPS et les romances 2.0 ne parlent pas la langue de Cupidon.
La miraculeuse apparition et l’intensité des regards échangés, voilà ce qui manque dans les rencontres arrangées d’internet où, comme dans un self-service, chacun choisit avec qui il veut rentrer en contact.
Ce n’est pas sur Meetic que le coup de foudre arrive mais bien dans les rues de Buenos Aires. Alors comment faire pour ne pas passer à côté ? Il suffit, comme le chante Daniel Johnston, de marcher à la lumière et de bien regarder. C’est ce que Martin et Mariana s’efforcent de faire en brisant la carapace de verre dans laquelle ils se sont enfermés. Prisonniers de l’écran d’ordinateur et de la vitrine du magasin de mode, coincés dans ces espaces intermédiaires à mi-chemin entre réalité et irréalité, ils se libèrent à la lumière renaissante du printemps.
À la construction verticale des architectures qui éloignent plus qu’elles ne rapprochent, aux kilomètres de câbles horizontaux qui séparent plus qu’ils n’unissent, Martin et Mariana répondent par la déconstruction émancipatrice et, perçant un mur aveugle, font apparaître une fenêtre où pénètre la lumière scintillante qui oriente le regard vers les cœurs solitaires.
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