Les partis politiques ont fait leur temps. Notre époque ne tolère plus ce qui faisait autrefois leur force: pérennité, hiérarchie, discipline. Privés de légitimité par l’individualisme ambiant, déconnectés de leur base électorale et affaiblis par les défections courantes de leurs cadres, ils ne font plus le poids face à des personnalités qui ne s’encombrent pas d’appareil.
En 2007 et 2012, le second tour de la présidentielle opposait les candidats des deux principaux partis, l’UMP et le PS qui, depuis trente ans, au rythme d’alternances à répétition, cogéraient la République française. Au milieu des années 2010, ces partis politiques dits « de gouvernement » semblaient au faîte de leur puissance et en tout cas d’une solidité à toute épreuve. Puis, d’un seul coup, en 2017, ils se sont effondrés, ouvrant la voie à un aventurier de talent, certes ancien ministre et disposant d’un réseau puissant, mais qui n’avait jamais été membre d’aucun d’entre eux et n’avait même jamais exercé de fonctions électives. Comment expliquer un revers de fortune aussi subit ?
La pérennité, c’est dépassé !
Le premier réflexe consiste à accuser les circonstances. Il est vrai que depuis cinq ans, les cafouillages, les choix hasardeux et les franches erreurs de casting se sont multipliés. À la dernière présidentielle, le candidat de la droite et du centre, qui durant la primaire avait fait campagne la morale en bandoulière, a été rattrapé par ses propres errements, mais surtout par une justice à charge qui lui a appliqué un traitement d’exception. Dans le camp socialiste, le désordre a été encore plus profond et très largement imputable à son patron : François Hollande. L’ancien président a laissé prospérer au sein du parti, des groupes parlementaires et du gouvernement lui-même, une fronde dirigée contre sa propre politique, qu’il a refusé de réprimer au nom d’un improbable esprit de synthèse. De maladroites confidences à la presse et l’échec de la réforme constitutionnelle sur la déchéance de nationalité ont fini par saper ce qui lui restait d’autorité et l’ont empêché de se représenter, c’est-à-dire de demander au peuple de juger son bilan, ce qu’exigeait pourtant la logique de la démocratie quinquennale. La désignation, pour le remplacer, d’un des chefs de son opposition interne a achevé de dérouter l’électeur et s’est soldée par le pire score jamais réalisé par un candidat socialiste sous la Ve République. Après cet exploit, le parti est entré en hibernation et, réveillé en sursaut à l’été 2021, il a, comme l’armée française dans les années 1930, réagi en nommant le plus ancien dans le grade le plus élevé. Le choix du nouveau Gamelin s’est porté sur Anne Hidalgo, en qualité de maire de Paris : plombée par une image catastrophique en dehors du périphérique et un bilan municipal désastreux, elle aura bien du mal à dépasser les 5 %. La fin de la partie n’est en revanche pas encore sonnée pour Les Républicains qui, après avoir atteint un point bas aux élections européennes de 2019, ont réussi sur le fil à désigner, avec Valérie Pécresse, une candidate susceptible d’atteindre le second tour.
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Cette suite d’événements a sans doute joué dans le déclin des partis. Elle ne doit cependant pas éluder une question plus profonde : ceux-ci sont-ils encore adaptés à la vie politique actuelle, aux attentes de l’opinion et aux exigences de la démocratie ? Dans leur forme classique, ils possèdent en effet quatre caractéristiques principales qui, toutes, apparaissent aujourd’hui contestées.
Le parti est d’abord et surtout une formation pérenne. Il se distingue ainsi des comités électoraux qui se réunissaient le temps de la campagne et étaient dissous une fois le vote achevé. Ce ne fut pas une mince affaire, au début du xxe siècle, que de retenir les militants durant ces périodes étales qui s’étendent entre deux scrutins. Or, on revient aujourd’hui à des modes de mobilisation, sinon éphémères, au moins plus occasionnels. En Marche a étécréé pour porter Emmanuel Macron à l’Élysée et, une fois élu, le nouveau président a, par ennui ou par calcul, clairement répugné à donner à son mouvement une forme partidaire traditionnelle. Ses structures sont restées lâches, son enracinement limité, ses militants rares ou peu engagés. Ce start-up party a obtenu des résultats déplorables aux élections locales où une présence durable sur le terrain est indispensable. Il n’est pas sûr qu’il en soit de même à la présidentielle où la campagne est très personnalisée et où une armée de militants nouveaux pourrait bien venir au secours d’une victoire annoncée.
Hiérarchie et discipline sont passées de mode
Deuxième caractéristique, les partis à l’ancienne sont des organisations hiérarchisées et disciplinées. Les décisions communes peuvent être prises selon des modalités diverses, mais une fois qu’elles sont effectives, elles s’imposent à tous, au risque pour les dissidents de se placer « hors du parti ». Aujourd’hui, les exclusions ont mauvaise presse, l’indiscipline est tolérée et les allers-retours ne posent plus de problèmes. Valérie Pécresse et Xavier Bertrand, qui avaient quitté LR avec fracas, sont revenus pour participer au congrès et la candidate désignée défend aujourd’hui, sur la sécurité ou l’immigration, des positions proches de celles qui avaient autrefois justifié son départ.
Troisième caractéristique, les partis ne rassemblent pas seulement des élus : ils disposent d’une réelle profondeur sociale et touchent des catégories diverses, y compris chez ceux qui se réclament de façon quasi exclusive du prolétariat. Ils se différencient ainsi des groupes parlementaires qui, au xixe siècle, dans les régimes libéraux et avant l’irruption des masses en politique, ont longtemps structuré la vie publique. Or, cette base sociale s’est, ces dernières années, considérablement réduite. D’abord d’un simple point de vue quantitatif : le PS compte aujourd’hui probablement moins de 50 000 membres (seuls 25 000, à jour de cotisation, ont pris part à l’investiture d’Anne Hidalgo). C’est un peu mieux du côté des Républicains, qui ont regroupé pour leur congrès de décembre environ 115 000 électeurs. Tout cela apparaît cependant dérisoire si l’on songe que, jusqu’aux années 1970, les partis politiques rassemblaient plusieurs centaines de milliers de militants. Mais le plus grave est ailleurs, dans l’extrême homogénéité des recrutements. Qui peuple les partis politiques ? Pour l’essentiel des professionnels, c’est-à-dire des personnes dont la carrière et la rémunération dépendent directement ou indirectement de leur engagement (ce qui ne signifie pas qu’elles soient intéressées ni malhonnêtes). Au sommet, des énarques, passés par des cabinets, peuplant les groupes d’experts et qui décident, un jour, de franchir le pas de l’élection ; au milieu, des attachés parlementaires montés en graine ; à la base, la masse des élus locaux et de leurs collaborateurs. Depuis 1982, la décentralisation et la limitation du cumul des mandats ont été les grands pourvoyeurs de ce système et on se souvient des cris d’orfraie quand Nicolas Sarkozy a voulu réduire le nombre d’élus. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir ce haut et ce bas clergé, qui a perdu le contact avec les fidèles, psalmodier sans cesse sur la démocratie participative et la diversité.
La base se réduit…
Enfin, les partis disposent d’un corps de doctrine stable, mais non figé, à la fois socle de références et source de débats. Le PC tirait son existence du marxisme-léninisme ; le socialiste démocratique rebattait les cartes de diverses traditions révolutionnaires et réformistes, les démocrates-chrétiens s’inspiraient des encycliques sociales et du personnalisme… Cette pensée savante se prolongeait dans une série d’attitudes qui, par la manifestation, le chant, le drapeau, le slogan, la célébration d’événements ou de personnages (tout ce que les historiens appellent la « culture politique »), visait à affirmer une identité collective. C’est sans doute là que les dégâts sont les plus profonds : cette construction à la fois intellectuelle et pratique s’est effondrée avec les institutions chargées de la transmettre, en particulier l’école. Simultanément, le développement des techniques de l’information a donné une prime à la réaction individuelle à portée immédiate au détriment de la réflexion collective de longue durée. Ce relâchement intellectuel a des conséquences. Il explique le « en même temps » macronien, c’est-à-dire l’usage frénétique des références contradictoires et l’affirmation d’un pragmatisme réduit à la volonté d’un seul. Il explique également le vide idéologique dans lequel se trouve le Rassemblement national. Le grand reproche que l’on peut faire à Marine Le Pen n’est pas d’être d’extrême droite (elle ne l’est pas !) mais d’avoir été incapable, après avoir courageusement liquidé le vieil héritage nationaliste dont son père était l’incarnation, de redéfinir une doctrine politique alternative.
Les partis de droite s’en sortent paradoxalement un peu mieux
Le constat est donc clair : les partis n’ont plus, ni la même puissance, ni la même substance, et la vie politique s’organise désormais à côté d’eux, voire contre eux. Ce décrochage explique l’émergence de forces nouvelles, autour de personnalités plus ou moins charismatiques. Emmanuel Macron ne se serait pas imposé en 2017 face à un PS resté puissant. Éric Zemmour marche sur ses pas et tente, cette fois-ci au détriment du RN, de reproduire aujourd’hui la même opération. Quant à LFI, elle est depuis toujours indissociable de son lider maximo et un nouvel échec – probable – de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle posera inévitablement la question de sa survie.
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Quant aux formations plus classiques, elles souffrent, mais avec une intensité différente selon leurs positionnements idéologiques. La gauche est de loin la plus affectée, car elle a longtemps privilégié, dans son organisation, la forme partidaire. C’est elle qui l’a introduite en France, au début du xxe siècle, d’ailleurs avec retard sur d’autres pays européens. Le premier parti est, dit-on, le Parti radical, créé en 1901. Le modèle est perfectionné par la SFIO en 1905 et il est durci par le PCF, après le congrès de Tours, en 1920. Ces partis constituent, dans leur camp, les organisations dominantes : ils supplantent des syndicats faibles et divisés, et irriguent tout un champ associatif qui est certes un terrain d’influence et de lutte, mais aussi le lieu où ils se revivifient et renouvellent leurs potentiels militants (le parti communiste parlait volontiers d’« organisation de masse »). Leur déclin frappe donc la gauche au cœur et il n’est pas sûr qu’elle s’en remette. Cette présidentielle le montre bien. Les errements idéologiques actuels, qui voient tous les candidats privilégier, au lieu des traditionnelles propositions économiques et sociales, un progressisme sociétal en complet décalage avec leur base électorale, n’auraient tout simplement pas été possibles si la gauche avait conservé, comme une force de rappel, une base militante large et diversifiée.
Très différente est la situation de la droite. Les partis n’ont jamais été son fort et leur affaiblissement l’affecte donc moins. Pour preuve : il n’a jamais existé, sur la durée, un grand parti de droite, comme l’est (depuis 1834, excusez du peu !) le Parti conservateur au Royaume-Uni. Les raisons en sont diverses : la division de ce camp, certes, mais surtout une relation beaucoup trop distante avec les catégories populaires. Quoi qu’il en soit, la mayonnaise n’a pas pris et la droite est restée séparée, tourmentée, querelleuse. Les structures existent mais elles sont secondaires : qui se souvient de l’Alliance démocratique et de l’Action libérale populaire, créées en 1901, la même année que le Parti radical ? Les rares tentatives de constituer des partis de masse à droite – comme le RPF du général de Gaulle en 1947 – ont fait long feu. Certes, un parti gaulliste ou néo-gaulliste demeure depuis 1958 la force hégémonique dans ce camp, mais le destin de ce parti reste très lié, depuis les années 1970, à l’aventure personnelle de ses dirigeants successifs, Jacques Chirac, puis Nicolas Sarkozy. Car la droite ne se rassemble ni autour de partis, ni autour d’idées, mais autour d’une personnalité : c’est peut-être la chance de Valérie Pécresse.