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Partis en laissant une adresse


Partis en laissant une adresse
photo : Guillaume Lemoine
photo : Guillaume Lemoine

Les savants fous du structuralisme et les laborantins du Nouveau roman ont voulu tuer le personnage, c’est-à-dire tuer le roman, genre jugé dépassé et lié au triomphe de la bourgeoisie au XIXe siècle. Ils n’ont heureusement pas réussi leur coup.[access capability= »lire_inedits »] Le livre charmant de Didier Blonde, Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littérature, participe, à sa manière érudite et vagabonde, de cette défaite infligée à ceux qui ont cru en avoir fini avec la silhouette massive de Maigret (132, boulevard Richard-Lenoir), la méditation amoureuse d’Aurélien sur le masque de l’Inconnue de la Seine (une garçonnière au 4ème étage, quai de Bourbon, avec vue panoramique sur le fleuve), l’acidulée Claudine qui n’aime pas les tubs et préfère, pour prendre son bain, « un bon cuveau de Montigny, en sapin cerclé, où je m’assois en tailleur, dans l’eau chaude, et qui râpe agréablement le derrière. » (28, rue Jacob) ou encore les étreintes secrètes d’Esther Van Gobseck, surnommée « La Torpille », courtisane au grand cœur, et de Lucien de Rubempré (rue Taitbout).

Anecdotique, léger, gratuit, le Répertoire de Didier Blonde ? Pas sûr du tout.
Le degré de réalité des personnages romanesques se mesure avant tout à l’écho qu’ils ont sur notre vie. Félicien Marceau remarquait, quand il parlait de son indépassable Balzac et son monde, que finalement, on connaissait beaucoup mieux Rastignac ou l’admirable vicomtesse de Beauséant de La Femme abandonnée que son propre voisin de palier et qu’un personnage romanesque, pour le lecteur qui le fréquente, est finalement beaucoup plus important, beaucoup plus vivant que les vivants que l’on côtoie dans la rue. Ceux qui se sont sentis très peu concernés à l’enterrement d’une très lointaine grand-tante mais qui ont les larmes aux yeux à chaque fois qu’ils relisent le récit de la mort du bon Porthos (rue du Vieux-Colombier) se sacrifiant avec un baril de poudre pour sauver ses amis dans Le Vicomte de Bragelonne comprendront ce que je veux dire.

De son côté, Nabokov, qui détestait la notion si postmoderne de « texte », aurait aussi aimé le travail de Didier Blonde et la conception implicite de la littérature qu’il suppose. L’auteur d’Ada ou l’ardeur préférait, en effet, demander à ses étudiants américains de décrire la chambre de Madame Bovary plutôt que de les faire disserter sur le statut du narrateur omniscient. C’était, pour lui, le seul moyen d’être certain qu’ils avaient, en quelque sorte, « métabolisé » le roman et qu’ils ne le réduisaient pas à un simple objet d’étude mais en faisaient, à proprement parler, un lieu que l’on peut habiter.

Comme il complète utilement son Répertoire par un index indiquant une répartition géographique des personnages par arrondissement, chacun pourra se faire son itinéraire de prédilection à travers le temps et l’espace. Pour notre part, nous hésitons entre aller passer la soirée chez Manon Lescaut (rue Vivienne) ou Odette de Crécy (rue La Pérouse).
Notre goût pour les femmes fatales et les gourgandines, décidément, nous perdra.[/access]

Décembre 2010 · N° 30

Article extrait du Magazine Causeur



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