Pilier des Carpentier (Maritie et Gilbert), ami des stars du showbiz français, compositeur à la carrière immense, Mortimer Shuman, dit « Mort », était aussi la plus belle voix de la tristesse enfouie.
S’il fallait définir la mélancolie, s’approcher au plus près de ce sentiment contrasté où le passé vient se superposer au présent sans en dilater les pores… Alors, Mort Shuman (1938 -1991) serait sa voix, ce timbre lointain venu d’Amérique aux accents yiddishs, ce fado de Brooklyn qui crie ses peines et ses joies, cette porcelaine qui s’ébrèche au fil du temps à force de trop l’exposer au regard des autres. « Mort » et sa pudeur de géant retenaient les larmes au milieu des boules à facettes. Aux premières notes de piano, le public abruti par les rings parades et les décibels en furie, ressentait une émotion incontrôlable. La nudité des sentiments est, à vrai dire, effrayante. Ce public était ému, d’une émotion impalpable, inguérissable qu’il n’arrivait ni à juguler, ni à comprendre. Il s’abandonnait alors à la mélancolie de Mort. Vaincu, il laissait pour une fois la musique du grand frisé irriguer ses songes, envahir son espace intérieur, divaguer à perte de vue ; un instant, durant trois minutes, une forme de communion pourtant impossible au milieu des caméras se produisait. Elle n’était pas factice. La voix de Mort permettait ce miracle télévisuel.
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Il était ce vieil oncle de New-York en costume blanc qui aurait beaucoup voyagé, beaucoup souffert en silence, traversé des monts et des guerres, cherché en vain les confins de l’indicible à bord de son planeur imaginaire. Cette terre promise de l’amour perdu ou du bonheur impossible, Mort nous l’offrait, mieux, il nous la contait avec une élégance qui nous étreint encore aujourd’hui. « Je suis quelqu’un qui est capable de raconter une petite histoire » disait-il, humblement. Mort était pudique et drôle, léger et ripailleur, fragile et blagueur, cependant, il semblait toujours pénétré par un autre monde secret et infranchissable. Nous, ses fans, avions la pleine conscience de cet ailleurs, il nous entrouvrait juste la porte de sa cabine de pilotage ou d’un hôtel à la plage. Á nous le triangle des Bermudes ou une pension de famille en Bretagne ! Mort était le chanteur du souvenir, plus exactement de la puissance du souvenir. Il irisait notre mémoire. Nous avions moins peur de son reflet à ses côtés.
Sans cette nostalgie-là, nous ne sommes rien, que des êtres désarticulés, incapables d’avancer. Mieux que les philosophes patentés de la résilience, Mort nous a enseigné les délices de l’errement, les miroitements de l’effleurement, les caprices des amours réfractaires. Quand il a débarqué à Paris, nous ne savions rien de ses succès passés, de ses morceaux pour Elvis, Paul Anka, Janis Joplin, Ray Charles… de ses comédies musicales, de son affection pour Brel et de son impressionnant palmarès radiophonique. Il était seulement l’Américain de passage, le gentil balèze à côté d’Eddy ou de Johnny, qui tend le micro à Jane ou à Sylvie, qui s’amuse entre Sacha et Petula, qui porte la moustache et le col pelle à tarte, jamais avare d’une complicité et d’un clin d’œil, un copain comme ça, on en rencontre peu au cours de sa vie. Ce gars-là nous a immédiatement plu. Ce fut un coup de foudre, il avait l’aisance scénique du showman et le toucher sémantique de l’écrivain ; la suavité des Carpenters et le tragique de Kramer contre Kramer. De Broadway à la rue Pierre-Charron, un détour par le vignoble bordelais et les studios des Buttes-Chaumont, nous l’aurions suivi partout.
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Je pense souvent à lui, avant d’attaquer un article. Comment s’y serait-il pris ? Comment aurait-il saisi sur le vif son lecteur, sans pour autant racoler ses plus bas instincts ? Mort fut un guide d’exigence et de modération, il n’est pas facile de faire cohabiter ces deux élans. Je me souviens de l’avoir vu à la télévision suisse, il était ce soir-là, à Genève, en compagnie de Nicole Croisille. Lui, décontracté, rieur, d’une souplesse incroyable, le souci de la note juste et le sens inné du duo, du partage. Elle, en robe lamée, assise sur le piano à queue, amusée et professionnelle, joueuse et implorante, délicieuse. Les deux se renvoyant la balle avec un plaisir gourmand. Nous étions aux frontières de la chanson et du sketch, à bout touchant d’un moment criant de vérité, tellement rare. J’aimerais qu’on me parle encore de lui, que des biographes m’en apprennent plus sur son destin ou que des romanciers s’emparent de cette figure pour que sa lumière ne s’éteigne pas. Il existe fort heureusement la belle émission des nuits de France Culture datant de 2001 qui invita ses amis à parler de lui.