En novembre, le Parlement européen a voté une résolution demandant tout simplement qu’on lui confie des pouvoirs exercés actuellement par le Conseil européen et le Conseil de l’UE et qu’il puisse partager des compétences appartenant à présent aux États-membres. S’il est peu probable que le Conseil européen accède immédiatement à sa demande, le Parlement, qui a des soutiens en haut lieu, ne cessera pas de lui mettre la pression.
Le secret des prestidigitateurs consiste à détourner l’attention des spectateurs. Pendant que ces derniers sont occupés par autre chose, hop ! le vrai tour-de-main se fait ailleurs à l’insu de tous. C’est ainsi que les magiciens du Parlement européen ont profité du détournement de l’attention générale par les crises qu’ont provoquées les guerres en Ukraine et au Moyen Orient pour faire progresser un projet de révision des traités fondamentaux de l’UE. Le 22 novembre, les eurodéputés ont approuvé un rapport allant dans ce sens et ont adopté une résolution appelant à une Convention pour modifier profondément le fonctionnement de la démocratie en Europe. Leur programme consiste à s’arroger des pouvoirs au détriment du Conseil de l’Union européenne (qui réunit les ministres des États-membres), du Conseil européen (l’assemblée des chefs des États-membres) et des États-membres eux-mêmes. Autrement dit, il s’agit d’imposer de nouvelles limites à la souveraineté nationale.
« Le super-État, c’est moi ! »
Actuellement, le Parlement joue un rôle de colégislateur avec le Conseil de l’UE, mais le rapport propose que plus de décisions soient (1) soumises à la « procédure législative ordinaire », qui met les deux institutions sur un pied d’égalité, et (2) votées au Conseil par la « majorité qualifiée », qui nécessite l’approbation d’au moins 55% des États-membres représentant au moins 65% de la population totale de l’UE. Pour le moment, l’unanimité est requise au Conseil sur toute une série de sujets – la politique étrangère, la justice, la fiscalité, la politique sociale, le budget à long terme, l’élargissement, et la modification des traités – donnant un véto à chaque État-membre. Mais le Parlement voudrait réduire cette liste et donc le pouvoir de véto.
Il réclame aussi pour l’UE une compétence exclusive en matière d’environnement et le partage des compétences avec les États-membres en matière de santé, menaces sanitaires et droits sexuels et reproductifs, ainsi que dans les domaines de l’industrie, de l’éducation et de la protection civile. Il souhaite aussi étendre son influence sur la politique étrangère, la défense, l’énergie et les frontières extérieures. Ses revendications comprennent plus de pouvoir sur la définition du budget pluriannuel, aux dépens de la Commission et du Conseil européen, et l’inversion des rôles dans la désignation du Président de la Commission : ce dernier est actuellement proposé par le Conseil européen et approuvé par le Parlement. Une fois désigné, le Président, tout en respectant l’équilibre géographique et démographique, nommerait son propre collège qui recevrait le titre sinistre d’« exécutif européen ». Le Parlement garderait un droit de censure mais, le Président étant libre d’imposer ses propres préférences politiques, plus de pouvoir reviendrait aux partis, comme dans un gouvernement national. Un pas de plus sur le chemin d’un super-État européen.
Joyeux Noël, les Parlementaires !
Les eurodéputés ont exigé que le rapport et l’appel à révision des traités soient transmis « immédiatement et sans délibération » par le Conseil de l’UE au Conseil européen pour que ce dernier en délibère lors de son prochain sommet, les 14 et 15 décembre. Afin de modifier les traités, il faudrait constituer une Convention, composée de représentants des institutions de l’UE, des exécutifs des États-membres et de leurs parlements. L’Espagne de Pedro Sánchez, qui a la présidence du Conseil de l’UE, a déjà indiqué qu’elle allait obtempérer à la demande impérieuse du Parlement. Vue la proximité des fêtes, les revendications exorbitantes font penser à une liste du père Noël. Comment justifier une telle ribambelle de réformes ? Leurs partisans invoquent le fait que le monde a changé depuis le traité de Lisbonne, signé en 2007 et entré en vigueur en 2009. Le monde d’aujourd’hui, selon un des rapporteurs, le fédéraliste Guy Verhofstadt, serait « plus brutal » que celui d’il y a 15 ans. L’UE devra donc pouvoir réagir avec beaucoup plus de rapidité, de vigueur et d’unité aux menaces qui l’assaillent. Selon lui, les Européens sont « paralysés par l’exigence d’unanimité ». Il semble voir de la paralysie là où il y a des checks and balances (freins et contrepoids). En octobre, le rapporteur écologiste allemand, Daniel Freund, avait déjà déclaré que les vétos nationaux constituent « un risque pour la sécurité de l’Europe ». Sans y aller par quatre chemins, il a cité explicitement le cas du trouble-fête hongrois, Viktor Orban. Les révisions permettraient donc de réduire ce dernier à l’impuissance sur des questions internationales. Un autre argument est l’élargissement éventuel de l’UE. Il y a huit pays candidats à l’adhésion (avec deux candidats potentiels en attente) : une UE à 35 membres aurait besoin de plus de centralisation.
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Loin d’emporter l’adhésion générale, le rapport n’a été approuvé que par une faible majorité d’eurodéputés, 305 voix contre 276, avec 29 abstentions, et la résolution par une majorité encore plus fragile : 291 contre 274 et 44 abstentions. Des cinq rapporteurs, un est Belge et les quatre autres Allemands. Tous représentent des groupes du centre-droite et de la gauche (PPE, S&D, Verts/ALE, La Gauche et Renew – le groupe de Renaissance, le parti de Macron), sans aucune contribution des eurosceptiques. Devant la radicalité des changements proposés, les partis ont été très divisés, notamment les démocrates-chrétiens du Parti populaire européen. Les arguments de ceux qui sont avides de plus de pouvoir ne font pas l’unanimité même chez les élus.
Le silence des agneaux politiques
La nouvelle de cette « petite révolution », comme l’appelle M. Verhofstadt, a été accueillie par une indifférence générale, à l’exception d’une dénonciation de la part de Marine Le Pen sur France-Inter le lendemain du vote. Le silence des milieux politiques s’explique soit par leur approbation tacite des propositions, soit par leur assurance qu’elles n’aboutiront pas. En effet, il est peu probable que le Conseil européen, où toute modification des traités nécessite l’unanimité, exauce les vœux des parlementaires. Mais la complaisance est dangereuse. Des concessions finiront par être faites et les pouvoirs des États-membres graduellement rongés. La pression exercé par les eurodéputés ne faiblira pas. Les propositions actuelles sont le résultat d’un long processus qui se poursuivra. L’épisode actuel est l’aboutissement d’un cycle initié par Emmanuel Macron en mars 2019, quand il a proposé, dans une tribune publiée dans différents journaux européens, une grande opération de consultation des citoyens. Ce projet, qui a reçu le soutien de l’Allemagne et de la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a été lancé sous le titre de Conférence sur l’avenir de l’Europe en mai 2021. Un an de travaux (deux ans étaient prévus initialement mais la pandémie a raccourci la durée) auxquels ont participé 800 citoyens européens répartis en quatre « panels » a donné lieu à un rapport, qui a intégré aussi 43 000 contributions via une plateforme numérique, publié en mai 2022. Le rapport approuvé par les eurodéputés en novembre se présente comme une réponse au rapport produit par la consultation des citoyens, dont les propositions préfiguraient largement celles formulées par le Parlement lui-même. D’ailleurs, ce dernier avait déjà voté une résolution le 4 mai 2022 appelant à une révision des traités fondamentaux de l’UE. Cinq jours plus tard, Ursula von de Leyen exprimait son accord. Le 9 juin, les eurodéputés ont approuvé l’envoi d’une demande de révision des traités au Conseil européen, tout comme en novembre 2023.
Ainsi, de mai 2021 à novembre 2023, tout a l’air d’un coup monté soigneusement orchestré. Si le nombre des citoyens consultés semble impressionnant au premier abord, c’est peu de chose comparé aux 448,4 millions d’habitants de l’UE. Une bonne règle en politique consiste à ne jamais consulter que les gens qui risquent d’abonder dans le sens de celui qui les interroge. Il est peu probable que des Européens connaissant mal l’UE ou s’en méfiant aient participé à la Conférence. La pression continue exercée sur le Conseil par le Parlement trouve un relais dans d’autres rapports préparés cette fois par des experts. Le 18 septembre 2023 a vu la publication d’une étude, « Naviguer en haute mer », commandée par les gouvernements français et allemands, portant sur la manière de préparer l’UE à accueillir de nouveaux États-membres. Sans surprise, les spécialistes ont conclu à la nécessité de réviser les traités et notamment d’étendre le recours au vote à la majorité qualifiée. En octobre, un autre rapport, indépendant cette fois, mais rédigé par des experts européens dont certains les mêmes que pour le précédent, a vu le jour, accompagné d’une tribune dans Le Monde. Publié par le think tank proeuropéen, EuropaNova, « EU Treaties – Why they need targeted changes » rejoue la même mélodie que tous les autres rapports. L’important ici, c’est de voir que le coup d’État actuel du Parlement n’est pas du tout un incident isolé, mais représente une étape de plus – et certainement pas la dernière – dans une campagne qui roule inexorablement vers son objectif final. Et sous le haut patronage d’Emmanuel Macron.
Forçons les citoyens à être libres !
Est-il raisonnable d’étendre les pouvoirs du Parlement européen ? Les élections parlementaires européennes ne sont pas de celles qui enthousiasment le plus les électeurs. Les dernières, en 2019, n’ont mobilisé que 50,66% de la population de l’UE – et c’est le plus haut pourcentage depuis 1994. La confiance des électeurs dans cette institution n’est pas impressionnante non plus. Selon Eurostat, 50% faisaient confiance au Parlement en décembre 2022. Et c’était juste avant l’annonce des arrestations et enquêtes faisant partie de la grande affaire de corruption que l’on connaît maintenant sous le nom de Qatargate, qui a été suivi de près par le Marocgate. Si les eurodéputés ne semblent pas du tout impossibles à corrompre pour des puissances étrangères, ils sont potentiellement ouverts au chant des Sirènes des lobbystes LGBTQIA+. N’oublions pas que les propositions de réforme réclament pour le Parlement le partage des compétences en matière de droits reproductifs. La proposition 31 veut remplacer l’« égalité entre les hommes et les femmes » par l’« égalité de genre ». Ce sont des questions sur lesquelles les États-membres ont des opinions très divergentes. Un Parlement tout puissant passerait sans difficultés par-dessus de telles divergences. Il est évident que, à l’heure actuelle, cette institution n’inspire pas une majorité des électeurs européens et que ses visées ne sont pas de nature à les inspirer.
Pourtant, l’actuelle tentative de coup de force du Parlement est fondée sur un pari cynique : quand il aura beaucoup plus de pouvoir, tous les citoyens seront obligés de s’y intéresser.