1. Faire l’amour avec l’Histoire.
Le charme de Paris des années soixante, il est aisé de le retrouver : il suffit de se procurer le film Paris, un DVD entièrement restauré, réalisé en 1965 par une brochette de cinéastes – Chabrol, Douchet, Godard, Pollet, Rohmer, Rouch – au mieux de leur forme. Est-ce ce film qui me donna l’envie de m’installer à Paris pour y terminer ma thèse sur Mélanie Klein ? Ou une passion amoureuse qui s’achevait à Lausanne dans une ambiance crépusculaire… comme celle du film de Kazan La Fièvre dans le sang ? C’était une époque où le cinéma déterminait encore nos existences. Et nous aspirions à ce qu’elles ressemblent à un film, si possible de la Nouvelle Vague.[access capability= »lire_inedits »] Paris donnait alors le ton. Les Cahiers du Cinéma étaient notre Bible.
J’avais un peu plus de vingt ans et je me vois encore dans le couloir d’un immeuble moderne, 19, rue Monsieur, dans le 7e arrondissement. J’avais rendez-vous avec le philosophe Kostas Axelos qui dirigeait alors la revue Arguments. Il pleuvait. Je l’attendais dans le hall lorsque la gardienne, inquiète, me pria de décamper. Le nom de Monsieur Axelos, un philosophe de surcroît, la mit en confiance. Je saisis l’occasion pour lui demander s’il n’y avait pas un studio libre dans l’immeuble. Cela tombait bien… il y en avait un qui venait de se libérer. Elle me le fit visiter. Je décidai aussitôt de m’y installer. Et c’est ainsi que grâce à Axelos, j’eus droit chaque matin à des entretiens sur Husserl et Heidegger. Et chaque soir à des conversations animées sur le cinéma avec Jean Duvignaud, Pierre Fougeyrollas et Edgar Morin.
C’était en 1968. Paris était en ébullition. Le 7e arrondissement, comme toujours, était préservé. Bientôt, j’allais être engagé dans un journal qui jouissait alors d’un immense prestige, Le Monde, et découvrir ces quartiers décrits trois ans plus tôt par les cinéastes les plus représentatifs de la Nouvelle Vague. Leur Paris serait le mien. Et même si certains, comme Chabrol, ont aujourd’hui gagné des contrées plus lointaines que La Muette et que d’autres, comme Godard, sont retournés en Suisse, je n’ai plus bougé de Saint-Germain-des-Prés, complétant ma géographie intime avec la piscine Deligny où je partageais la cabine 41 avec mon ami Gabriel Matzneff.
J’étais verni : pas de crise, pas de chômage, une vie intellectuelle intense… et, chaque jour, sur les boulevards, des manifestations qui me distrayaient plus qu’elles ne me mobilisaient. Après tout ce que j’avais vécu pendant la guerre d’Algérie, les révolutionnaires en peau de lapin ne me semblaient pas très sérieux : chacun aspirait à tenir un rôle dans une pièce qui s’effilochait de jour en jour. Mais si la vitalité d’une métropole se mesure à l’intensité des drames qui s’y jouent, Paris était sans conteste parmi les mieux loties : on y faisait quotidiennement l’amour avec l’Histoire dans le fol espoir d’accoucher d’une Révolution. J’étais persuadé que toute forme d’engagement politique extrême n’était qu’une manière, tout comme l’érudition, de fuir loin, le plus loin possible, de sa propre vie. J’en eus alors la confirmation.
2. Un intermittent de l’existence.
Les vibrations de Paris, je les ai partagées avec Pierre Lamalattie dans son roman : Précipitation en milieu acide (L’Éditeur). On n’y fait plus l’amour avec l’Histoire : elle s’est totalement désintégrée. Chacun considère que sa vie est une foutaise assez décousue, une mayonnaise qui ne prend pas, une liste de choses à faire, un désenchantement perpétuel. On ne possède plus rien de valable, ni la poésie du monde, ni même sa propre puissance. On se dissout dans un quotidien menaçant. On est réduit à n’être plus qu’un intermittent de l’existence. Pierre Lamalattie formule cela sans acrimonie, avec une forme de détachement résigné qui force le rire : c’est donc cela vivre à Paris aujourd’hui. Mais, parfois, le narrateur s’échappe grâce à une cantate de Bach qu’il écoute dans sa voiture la nuit. Il éprouve alors un petit délire très jouissif à l’idée de s’affranchir de tout et de devenir, à défaut d’un dieu, un « existant ». J’ai rarement lu d’aussi belles descriptions de Paris la nuit que dans ce roman. Le sublime et l’ordinaire se répondent avec une grâce inouïe.
3. La résurrection d’Albert Cossery.
Ce qui se passe dans la tête d’un jeune Tunisien persuadé que le monde est un vaste échiquier sans frontières, qu’il a vocation à être un renégat et qui vit avec l’idée sournoise et obsédante de l’exil, je l’ai un peu mieux compris en lisant le récit de Bakir Zied On n’est jamais mieux que chez les autres (Encre d’Orient). Ce flâneur désabusé, fanatique de la modération et sarcastique face aux révolutions arabes, appartient à la même espèce qu’Albert Cossery.
D’ailleurs, à peine arrivé à Saint-Germain-des-Prés après des tribulations picaresques, il se rend à l’hôtel de la Louisiane où Cossery a vécu plus de soixante ans dans la même chambre, enterrant tous ses amis, d’Albert Camus à Lawrence Durrell, sans oublier bien sûr Henry Miller. Son secret ? Se lever tous les jours à midi, démentant ainsi la sagesse populaire qui veut que la vie appartienne à ceux qui se lèvent tôt. Il n’était pas venu en France pour travailler ; Bakir Zied non plus.
En revanche, dealer de la littérature ne lui fait pas peur, même dans les conditions les plus ingrates. Et, si possible, devenir un écrivain de la trempe de Cossery. Il en prend le chemin. Parions qu’il s’installera, lui aussi, un jour dans une chambre de la Louisiane. Peut-être laissera-t-il alors comme testament en songeant à sa jeunesse les mots suivants : « Je meurs en adorant la liberté, en aimant les femmes, en ne haïssant point les hommes et en détestant les dictatures. Dans la vie, le plus important est de finir en beauté. » Cette éventualité raisonnablement improbable, conclut Bakir Zied, est le seul moyen pour lui de se réconcilier avec la grande Faucheuse. Cossery, lui, restait insaisissable et semblait l’avoir vaincue.
4. Ludwig Hohl et les « âmes brisées » de Paris.
Paris, 1926. Un jeune écrivain suisse-allemand, Ludwig Hohl, s’installe à Paris pour une année. Il choisit délibérément la bohème contre la gloire et vomit la pacotille. Il n’a pas un sou. Ce fils de pasteur a été expulsé de son école pour avoir sanctifié Nietzsche et tiré des coups de revolver par la fenêtre. Sa cible était Dieu. Aux policiers qui lui demandaient s’il croyait l’avoir atteint, il répondra : « Oui, je crois. Un petit peu. Les pieds. » Cet écrivain ombrageux s’installera à Genève dans une cave. Il n’en sortira plus, en dépit de la gloire que lui vaudra son livre le plus connu : Ascension. Il laissera des milliers de notes encore inédites. Ludwig Hohl : un écrivain à découvrir.
C’est ce qu’ont bien compris les éditions Attila qui publient Paris 1926, le journal du jeune Ludwig Hohl censé lui servir de matière brute pour un roman qui ne verra jamais le jour parce que Hohl, sans doute avec raison, avait compris que la forme romanesque était devenue obsolète.
Dans son Manifeste incertain 2, (Noir sur Blanc), Frédéric Pajak, dessinateur et graphiste suisse, s’est également passionné pour Hohl, le suivant dans sa découverte des vingt arrondissements de la capitale qu’il sillonne jusqu’au petit matin, s’enivrant dans les cafés. Hohl déteste les touristes, les Suisses en particulier. « Salauds de Suisses », répète-t-il. Des messieurs si bien habillés qui se comportent comme les maîtres des lieux et qui dépensent sans compter. « Pauvre France, soupire-t-il, elle ressemble à un corps vivant en train de se faire dévorer par des milliers de vers. » Lui se compare à un immigré et a une prédilection pour les plus démunis. Il manifeste un sens aigu de l’observation. Dans un café, il voit entrer « une femme très âgée, mais pas encore morte, le visage tremblant de passion venimeuse ». De quoi vivent tous ces miséreux qu’il croise ?, se demande-t-il. Réponse : de leur effondrement imminent.[/access]
*Photo : Mourir à trente ans.
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