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Paris sera toujours Paris. Mais, est-ce bien sûr ?


Paris sera toujours Paris. Mais, est-ce bien sûr ?
Stefan Zweig et Joseph Roth à Ostende, Belgique, en 1936. Capture d'écran YouTube

Visitons celui des années 30 avec Joseph Roth.


Défaits par la chaleur, tels des bateaux couchés sur le flanc et délaissés par une mer qui reflue, nos corps gisent. Navrés et las, c’est par les seuls voyages immobiles qu’ils sont pour l’heure tentés. Embarquons.

Voici treize chroniques de Joseph Roth rassemblées dans le recueil Au bistrot après minuit et autres textes sur Paris (Éditions Payot & Rivages, 2021). C’est à une balade dans la capitale, à l’époque de l’Entre-deux guerres. Il s’agit de brefs récits qui, mêlant descriptions et saynètes ciselées, donnent à voir les instantanés d’un monde révolu. Pourtant, dans ces chroniques, on entend aussi, comme en sourdine, battre doucement le cœur de l’esprit français et celui de la France, rassurants, et peut-on l’espérer encore, un peu éternels.

De retour de captivité, après la Première guerre mondiale, Joseph Roth s’installe à Vienne. Affûtant sa plume, il se met à écrire pour la presse comme le firent tous les grands de la littérature de l’Entre-deux guerres : Hermann Bahr, Stefan Zweig ou Hofmannsthal. Devenu écrivain renommé, il ne cessera jamais, pour autant, de s’adonner à la chronique : cette pratique lui permet de se confronter à la réalité et d’enrichir son œuvre romanesque.

Notre journaliste-écrivain a toujours eu un faible pour la France. Il devient correspondant du Frankfurter Zeitung puis fréquente régulièrement Paris où il s’installe définitivement en 1933. Ses lettres comme ses articles témoignent d’une passion pour la Ville Lumière.

Les treize textes sélectionnés dans ce recueil couvrent une période allant de 1925 à 1939, année de sa mort. Ces écrits reflètent le style particulier de Roth : il prend le contrepied de l’objectivité généralement attendue dans la chronique journalistique, engageant sa sensibilité pour croquer des ambiances et des hommes.

Dans chaque texte, Roth part d’une scène concrète, d’un détail observé pour leur donner, en les polissant par l’écriture, un étrange relief, insolite ou cocasse voire mélancolique. L’écrivain peut alors clore son récit sur une considération qui, contre toute attente, ouvre sur l’universel, le paradoxe ou la méditation. « Je dessine le visage de notre époque. (…) Je suis journaliste, pas échotier, je suis écrivain, pas éditorialiste. », affirme-t-il dans sa correspondance. Ce qui nous réjouit dans ces chroniques couleur sépia, c’est la part de l’éternel humain qu’elles recèlent en creux.

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Ainsi, Au bistrot après minuit, écrit en 1929, donne son titre au recueil et raconte comment on se retrouve tard, au comptoir. On échange sur la journée écoulée et on se prépare à affronter la prochaine. Les habitués observent avec méfiance les inconnus qui surgissent et, « séduits par le spectacle troublant, pour ne pas dire bigarré, des clients debout au comptoir et par les boissons multicolores qui s’offrent à leurs regards, décident de s’installer au bar, alors qu’ils n’étaient venus que pour quelques malheureuses cigarettes, boivent et se mêlent à la conversation. »

En un court paragraphe, le décor est campé, la lumière allumée, la scène animée. On suit alors une conversation enlevée entre des personnages caractérisés d’un trait. Le facteur, homme fluet aux jambes fringantes, comme il convient à sa profession commence : « Je vous le dis, ça va mal finir, si le monde continue comme ça. » « (…) Bien sûr que si », dit un homme qui ressemble à un comptable, c’est-à-dire : calme, sûr de sa retraite, de son modeste compte en banque et pourtant taraudé par une vague peur, celle que tout pourrait soudain partir en fumée. (…) Les deux policiers robustes et bien enrobés, on aurait dit qu’ils allaient faire sauter les coutures de leur uniforme, dirent d’une même voix : « Tel est le monde. Mais il ne faut pas le dire. »

Survient alors le convive sur lequel Roth va s’attarder : celui qui donnera un relief singulier à la scène, suscitant chez le lecteur tant un sourire qu’une tristesse inquiète. Le parcours de vie de ce personnage, davantage étoffé par l’écrivain-journaliste, impose à la conscience le sentiment de l’inexorable passage du temps, sentiment qu’on s’efforce résolument de fuir. « Notre vieux chauffeur de taxi (…) a longtemps été chauffeur de fiacre. Mais quand l’ère humaine, la période d’humanité, de chevaux fut terminée il est devenu chauffeur de taxi. Et c’est un miracle qu’il puisse l’être encore. Car comme il avait sans doute l’habitude de le faire autrefois, laisser boire ses chevaux à chaque fontaine, il avait maintenant pris l’habitude, peut-être en souvenir et par nostalgie de ses bêtes depuis longtemps équarries, de s’arrêter dans tous les bistrots devant lesquels il passait au fil de ses courses ».

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Ce protagoniste, parce qu’il lie les époques entre elles, délivre une vérité générale sur la marche du monde, voué à un éternel délitement. Les mots que ce curieux sage profèrent semblent coller à notre époque contemporaine : « Ne vous perdez pas en petites considérations ! (…) Moi je sais d’où vient tout le malheur du monde, parce que je suis un cocher. La conscience, messieurs, la conscience a disparu. Elle a été remplacée par l’autorisation. » De toute éternité, c’était mieux avant. Et le vaste monde de poursuivre sa course folle. La patronne du bistrot peut tirer le rideau : « Maintenant on va se coucher. »

Alors vient la chute : « Et elle commença à mettre les chaises à l’envers sur les tables. On aurait dit que les chaises se préparaient à une cavalcade pour la nuit. » Certes, cette fin renvoie à la joyeuse effervescence de l’assemblée, au début de la chronique. Mais elle souligne aussi, générant une impalpable angoisse, l’ignorance de l’homme quant à l’étrange aventure que constituent le mystère de son passage sur terre et celui de la marche du monde sur lesquels il n’a aucune prise.

Ailleurs, dans ces chroniques aux allures de nouvelles, l’auteur, prophétique, nous met en garde, alors qu’il qualifie les dernières années de la Belle Époque d’« époque si menteuse et trompeuse qu’elle n’était plus capable de voir la vérité de son propre déclin », contre notre actuelle cécité

Ailleurs encore, toujours attablé au bistrot, Roth attend la presse qu’on doit lui apporter. Et voici les éternelles nouvelles d’un monde qui bégaie : « journaux du soir, ces journaux où l’on parle d’escarmouches brûlantes et de sang froid et qui pourtant (…) se posent sur la table de la terrasse dans un bruit d’aile comme de gigantesques colombes de la paix dans la lassitude du soir. » 

Et puis il y a l’enfant parisien d’autrefois, dans toute sa poésie surannée : « Les enfants ont le droit de tout faire : entrer dans les musées, les palais, donner à manger aux cygnes et faire voguer de petits voiliers sur les étangs qui ornent les jardins. » Au-delà de cette carte postale jaunie par le temps, une caractéristique française pointée dans cette chronique par le journaliste semble livrer une des clés de notre actuelle situation sociétale : « Le Français n’aime pas avoir recours à des principes spartiates dans l’éducation. »

Ainsi va Paris, éternel, ainsi va le monde. Si ces chroniques parisiennes vous donnent le spleen, il faudrait que ça soit Le Spleen de Paris. Baudelaire, comme Roth, est toujours un excellent guide pour visiter la capitale.

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est professeur de Lettres modernes

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