Il y a d’excellentes raisons de rester à Paris l’été. La première, que notait déjà Montherlant, c’est que tous les fâcheux s’en vont. La deuxième, c’est qu’il faut bien que la ville la plus visitée du monde abrite quelques indigènes pour l’agrément des touristes, ce qui vous alloue à peu de frais le statut de monument, fût-il mineur. La troisième, c’est qu’il est alors plus aisé de prendre le point de vue de l’étranger pour redécouvrir la ville d’un œil avide et neuf. En ce cas, autant jouer le jeu et se munir d’un guide.
Perspective bobo : le « Routard »
Sa fameuse couverture rappelle l’enthousiasme des années 1970, quand le monde paraissait à portée d’auto-stop et l’aventure bon enfant comme le flower power. Le hippie, depuis, a muté bobo et le Routard illustre parfaitement cette transformation : s’il a conservé sa vocation originelle de guide pour fauchés, il offre, en prime, une garantie « touristiquement correct » permettant à son utilisateur de savoir quand il convient de s’indigner et quand il est recommandé de se pâmer à tout propos. Routard en goguette, tu réviseras ton histoire de France selon un critère exclusivement moral. Tu apprendras que la Commune et le Front pop ont été les acmés de la destinée nationale – et tu te montreras reconnaissant envers les Communards pour avoir brûlé les Tuileries et, de ce fait, dégagé l’axe Louvre-Arc de triomphe. Tu ne te laisseras pas abuser par l’auréole de Saint Louis, et seras porté à tenir le roi-chevalier pour un précurseur d’Hitler. Devant le Panthéon, tu regretteras qu’il y ait si peu de femmes chez les Grands hommes (« Un peu la honte ! ») et tu rappelleras à un touriste américain bedonnant que Cuvier, avant d’être un grand scientifique, était surtout un affreux raciste.[access capability= »lire_inedits »]
Si d’aventure tu entends un visiteur s’extasier bruyamment sur les fastes du Paris 1900, tu lui feras remarquer qu’en ces temps obscurs, les jeunes danseuses étaient communément abusées par les bourgeois qui les entretenaient. « On prétendait vivre à la « Belle Époque » ! », lâcheras-tu, ironique ou désabusé. Après avoir tancé un policier municipal sur la responsabilité de sa maison dans la rafle du Vel’ d’Hiv’, tu te recueilleras à la Grande Mosquée pour rendre hommage à tous les musulmans ayant sauvé des juifs sous l’Occupation (« Respect. »). Tu traverseras le 16e en racontant force blagues sur les lodens et jupes plissées qui s’y agitent encore. Mais après t’être fait molester et voler ton iPhone par des joggings à casquette aux Halles, tu te feras un peu sociologue : « Cette vitrine de la consommation attire beaucoup de jeunes qui se reconnaissent sans doute dans cet univers un peu dur et kafkaïen. » Enfin, après avoir observé tous les charmes du multiculturalisme, même quand la cohabitation des communautés se déroule, comme à Belleville, seulement dans une « relative harmonie », tu regretteras amèrement la disparition du populo parisien, celui de la Commune et du Front pop qui vivait autrefois dans l’Est de la capitale. Bien, sûr, tu te garderas de penser qu’il a été remplacé par les pittoresques immigrés croisés un peu plus tôt, et… par tes semblables : les bobos triomphants.
Perspective mondialiste : « National Geographic »…
Lavez-vous les cheveux, troquez vos vieilles Converse contre des Docksides et armez-vous du guide National Geographic. Vous apprendrez vite cette vérité contre laquelle tout en vous proteste : non, Paris n’est pas ̶ ou plus ̶ le centre du monde global. Vous êtes dans la peau d’un gagnant de la mondialisation. Vous la trouvez globalement très positive, et d’ailleurs, le tourisme que vous pratiquez assidûment est l’une de ses plus agréables conséquences. Réjouissez-vous que la Ville-Lumière, autrefois assombrie par ses cafés enfumés, soit passée à l’heure de la législation anti-tabac. Propre, saine, hygiénique comme un aéroport, Paris est un musée, une compilation de monuments sélectionnés et décrits avec sobriété, fluidité et élégance. Vous êtes un moderne : pour vous, Saint Louis se nomme Louis IX. Et puis, on ne vous la fait pas : vous savez que Saint-Germain-des-Prés n’est plus qu’un vestige éteint. Enthousiasmé par l’idée du « Grand Paris » et favorable en théorie au multiculturalisme, vous déplorez toutefois que l’immigration de masse ait fait quelque peu perdre leur âme à certains quartiers parisiens.
… ou « Lonely Planet »
Pour vous, la mondialisation, c’est surtout la crise. Grâce aux guides de poche de Lonely Planet, vous aurez des munitions pour survivre. Être au plus près de votre budget, compiler les bons plans, rester connecté : vous n’êtes plus un touriste, mais un citoyen fauché du village global. Du coup, vous pratiquez Paris comme l’un de ses habitants – d’ailleurs, à l’origine, vous l’étiez. Nostalgique de l’authenticité, vous n’avez pas les moyens d’être un touriste. Il faut voir les bons côtés de la chose. Foin de l’idéologie, le minimum d’informations culturelles pour vous repérer, le monde contemporain est une jungle, mais vous y survivrez comme le premier autochtone venu.
Perspective consumériste : le « Petit Futé »…
On peut également résumer Paris en une suite d’adresses classées par secteurs, comme un réservoir infini pour assouvir nos besoins ou nos caprices. Le Petit Futé vous fournira, certes, un annuaire assez exhaustif des innombrables services et commerces que propose la capitale, d’un cours d’aïkido à l’achat de fruits exotiques en passant par un musée ou une salle de spectacles. Mais un léger défaut pourrait bien assombrir votre joyeuse métamorphose en hyper-consommateur : les descriptions sont rédigées dans un français post-orthographique. La concordance des temps relève d’une logique oubliée, les accords obéissent à des lois mystérieuses : « Le mot d’ordre nous a bien plus » (p. 233), « Ont été créé ici des œuvres… » (p. 518), « Ce club privée » (p. 269), « Chacune disposent » (p. 303), et le pont des Arts est « un passage obligé pour les amoureux de passage »…
… ou « Vuitton ».
Finissez enfin en flambant : après avoir fait l’acquisition du guide le plus mince, le plus select et le plus cher du marché (25 euros et aucun service de presse), vous verrez Paris comme le merveilleux écrin de vos plaisirs les plus snobs. Pour vous, les bobos ne sont que des parvenus un peu grotesques débarqués du Nord-Est comme Attila, la mondialisation n’a troublé que les arrivistes et les faibles et la consommation de masse, genre Petit Futé, c’est pour les ploucs. Vous planez au-dessus de tout ça, avec une vue aérienne de la capitale qui ne retient que quelques adresses « cosy chic », « palace », « charme », « japonais mode » ou « néo-classique luxe ». Seul ennui : vous planez tellement que, pour vous, le 6e arrondissement est encore littéraire et que vous prenez Moix pour un écrivain. Après de telles absurdités, vous ne serez pas si mécontent de redescendre et de vous retrouver, enfin, dans ce bon vieux Paname.[/access]
Paris, collectif, Le Routard, Hachette, 2013.
Paris, collectif, National Geographic, 2013.
Paris, à petits prix, Sophie Senart, Cheap & Chic (Lonely Planet), 2013.
Paris en quelques jours, Catherine Le Nevez, Lonely Planet, 2013.
Paris, collectif, Petit futé, 2013.
Paris, collectif, Louis Vuitton, 2013.
*Photo : trevonhaywood.
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