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Paris ne sera plus jamais Paris


Parmi les centaines de milliers de voyageurs qui passent chaque jour par le pôle ferroviaire de Châtelet-Les-Halles, parmi les milliers de consommateurs qui se pressent quotidiennement dans le centre commercial du Forum des Halles, combien ont la mémoire de ce qu’il y avait au-dessus de ces enchevêtrements de couloirs et de tunnels dans le Paris de jadis ? Le quartier des Halles, dans le 1er arrondissement, près de la Seine et de l’Église Saint-Eustache, avait en son centre les Halles centrales de Paris, immense marché en gros de produits alimentaires frais destiné aux détaillants et restaurateurs. Une implantation extrêmement ancienne, qui avait été rationalisée au XIXe siècle sous l’impulsion de Napoléon III, et dont le point d’orgue fut la construction, en 1863, d’un vaste complexe de superbes pavillons Baltard tout de métal et de verre. Mais au tournant des années 1960, l’installation ne convient plus. Les nuisances sont terribles pour les riverains, et les Halles ne permettent plus de répondre à la demande. Le marché sera transféré à Rungis et, à la fin des années 1970, après plus de dix ans de travaux, le quartier sera totalement transformé ; les forts des Halles de jadis et autres garçons bouchers de naguère sont remplacés par de jeunes Banlieusards venus s’acheter des baskets ou des cadres dynamiques courant contre le temps.[access capability= »lire_inedits »]

La Mairie de Paris présente à l’Hôtel de Ville, jusqu’au 28 avril, une très belle exposition de 208 images truculentes et généreuses de ce marché perdu, prises entre 1933 et les années 1970 par le photographe Robert Doisneau. Les Halles sont pour Doisneau une obsession, une histoire d’amour et bientôt un objet de préoccupation. De nuit comme de jour, au ras du sol ou en hauteur, avec toujours une sincère bienveillance et un authentique souci documentaire, le photographe ballade son œil et son objectif sur une fascinante « société dans la société », avec ses règles, son langage, sa bonne humeur, son mal de vivre et sa profonde humanité. Ici, on verra telle poissonnière donner à manger à une otarie incongrue, pour le plus grand plaisir des passants ; ailleurs, un fort des Halles trimbalant deux vendeuses apprêtées dans un chariot à légumes. Là, un bistrot typique du vieux Paris, avec trois charcutiers qui se délectent de la lecture de France-Soir ; là-bas, ces innombrables fleuristes, fromagers, bouchers. Plus loin, des bonnes sœurs font le marché pour leur congrégation. Doisneau, qui avait le sens des titres, appelle son image : « Cornettes endiablées ». Le diable était d’une praticité proverbiale en ces lieux.

Le photographe, cependant, ne cherche pas à immortaliser des « gueules », mais à dégager une atmosphère. Celle d’une ancienne France attachante, à laquelle le noir et blanc somptueux de Doisneau donne un relief lumineux. La lumière électrique perçant les vitres des pavillons Baltard, de nuit, a quelque chose de religieux. Les visages dans la pénombre des loupiotes de fortune sont tour à tour inquiétants et rayonnants. Tout y a un éclat de mystère. Dans les années 1960, nous apprend le documentaire présenté à l’issue de l’exposition, Doisneau a rejoint les rangs des nostalgiques qui voulurent défendre les Halles historiques. Sans espoir. « Il fallait à Paris un marché fonctionnel, c’est fait, voici le cubique Rungis, écrit Doisneau. Nous aurons un confort automobile et une ville suant l’ennui. » Mais le travail du photographe ne s’arrête pas à ce triste constat d’une modernisation aseptisée : il est témoin du chantier de destruction des pavillons Baltard, puis de la construction de la gare RER, et du centre commercial. Quelques images en couleur nous font toucher du doigt de manière saisissante la métamorphose de ce quartier sans âge, voyant à quelques années d’intervalles sortir de terre le Centre Pompidou et le Forum des Halles.

L’exposition, qui se tient dans les salons de l’Hôtel de Ville alors que le quartier des Halles est en complet réaménagement, a une évidente visée politique. Le parcours se termine d’ailleurs par la présentation en images de synthèse 3D du nouveau « Forum » qui se profile pour bientôt, et qui nous fera franchir un nouveau pas dans la fadeur. Là où se dressaient les somptueuses toitures métalliques des pavillons Baltard, s’élèvera une sorte de toit écolo modulaire d’un jaune triste censé faire entrer − pardon − « filtrer », la lumière. Après avoir sur-consommé au Monop’ du coin, le Post-moderne pourra s’adonner à un violon d’Ingres quelconque (cours de danse hip-hop, suggère l’animation), avant de partir vadrouiller dans un quartier où même la nuit ne vient plus jamais donner à l’homme aucun mystère. Adieu, Paris jadis.[/access]
 

Mars 2012 . N°45

Article extrait du Magazine Causeur



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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