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Si Paris m’était conté…

Des chiffonniers à Modiano, la mémoire capitale


Si Paris m’était conté…
Paris, 1870. Fête du Sacre. Wiipedia, 1c.

Le grand Alexandre Vialatte avait le goût des almanachs et des dictons de saison. Chaque année, il en inventait des tordus, des poétiques, des surréalistes, des fumeux, tous soutenus par un style d’archange. S’il avait été là en 2017 pour observer le monde de l’édition, il aurait été alerté par un étrange phénomène climatique. Un alignement des astres. A l’automne, les prix littéraires sont exclusivement décernés aux romans traitant de la Seconde Guerre mondiale et, aux premiers frimas de l’hiver, c’est l’histoire de Paris qui envahit les vitrines des librairies.

Les écrivains malaxent le passé

En dehors de ces thèmes choisis, les auteurs peuvent remballer leur marchandise. De l’ombre des camps aux pavés de la ville lumière, les écrivains malaxent le passé pour lui rendre un semblant de vérité. Les souvenirs se ramassent à la pelle et la topographie de Paris aspire la mémoire des vivants. Patrick Modiano n’en finit pas de revenir sur ses pas d’adolescent. Il recolle les papiers de son identité éparse. Il reconstitue son arbre généalogique pour mieux nous égarer. On connait par cœur ses obsessions des zones grises, ses errements de jeunesse et ses vagabondages elliptiques. Chez d’autres, ce manège infernal qui a pour cadre les arrondissements de la capitale tournerait en rond et finirait par irriter le lecteur. L’intra-muros jusqu’à la folie, le secret des immeubles haussmanniens à double entrée jusqu’à l’overdose. Alors, on peste un peu quand arrive un nouveau livre de ce vieil ami et on tombe inévitablement dans son piège. On se dit qu’il va nous refaire le coup des rues brumeuses, des passages interlopes et des mauvais garçons éclairés à la lanterne.

Les noms des disparus ricochent

A peine le livre ouvert, notre cerveau entend déjà le ronronnement d’une automobile américaine filant dans la nuit, à son bord, des filles perdues et des hommes recherchés par la police. Marché noir, bourgeoises déclassées et appartements témoins du temps qui passe, on connait la chanson. On ne lui en veut pas vraiment de s’accrocher à la mélancolie des annuaires téléphoniques jaunis et de flouter l’existence. De nos jours, la transparence est tellement suspecte que nous sommes nombreux à préférer vivre dans un clair-obscur tantôt angoissant, tantôt réconfortant. Les lignes invisibles des romans de Modiano donnent un sens aux vies cabossées. Marionnettiste délicat, d’une prose à l’os, il fait danser les fantômes comme personne. Les noms des disparus ricochent sur chacune de ses pages pour nous happer, nous capturer dans ses filets. Ses tâtonnements donnent un souffle et une tenue à son œuvre immense et légitimement nobelisée. Dans « Souvenirs dormants », il réveille une société enfouie, celle des années 60 sans le clinquant des yéyés

Modiano le brodeur des songes

Entre un collège de Haute-Savoie et un Paris ésotérique, Modiano tente de retricoter une frise chronologique brouillonne. Il excelle dans ce rôle de brodeur des songes, d’enlumineur du vague à l’âme. L’incertain est son royaume. « Le moment de la journée que je préférais, c’était à Paris l’hiver entre six heures et huit heures et demie du matin, quand il faisait encore nuit. Un répit avant le lever du jour. Le temps était en suspens et l’on se sentait plus léger que d’habitude » écrit-il. Si Modiano a bloqué sa pendule à la moitié du XXème siècle, Antoine Compagnon a enquêté sur « Les chiffonniers de Paris » au XIXème siècle. Professeur de littérature française au Collège de France, il publie un somptueux livre dans la Bibliothèque illustrée des Histoires de Gallimard.

Hugo, Baudelaire, Gautier métronomes des rues

Assurément un succès à Noël, l’éditeur ne s’y est pas trompé en prévoyant un joli tirage. Avec sa hotte, son crochet et sa lanterne, le chiffonnier qui récure la voirie, récoltant chiffons, vieux papiers et immondices, concentre sur sa personne fantasmes et légendes. Il est le survivant des temps immémoriaux, le laboureur de la fange, le repoussoir des honnêtes gens mais aussi un personnage essentiel dans les Arts. Sa misère apparente, son origine nébuleuse, son utilité sociale mais aussi sa geste si caractéristique en disent long sur le monde d’avant et notre rapport à l’indigence. Hugo, Baudelaire, Théophile Gautier ou les peintres Daumier et Gavarni vont en faire le métronome des rues.

A la fin du Second Empire, le chiffonnier va pourtant disparaître des trottoirs. Le papier sera désormais fabriqué avec la fibre de bois et le préfet Eugène Poubelle inventera des récipients pour contenir les ordures. Le chiffonnier, jadis baromètre des rues de Paris et allié objectif de l’écrivain, un sujet passionnant que Compagnon traite avec beaucoup de finesse sous toutes ses facettes, même les plus obscures. Si vous n’êtes toujours pas écœuré de Paris et de sa mythologie, il y a encore à lire Histoires de Paris de G. Lenotre (1855-1935), préfacé par Saïd Mahrane, un recueil gourmand d’anecdotes du Gaulois Camulogène au zouave du pont de l’Alma. Et puis, Paris à livre ouvert, c’est toujours mieux qu’en voiture !

Souvenirs dormants, Patrick Modiano, NRF, Gallimard, 2017.
Les chiffonniers de Paris, Antoine Compagnon, Gallimard, 2017.
Histoires de Paris, G. Lenotre, Perrin, 2017.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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