Homme fort de l’hôtel de ville sous Chirac et Tiberi, Bernard Bled a vu Paris se vider de ses classes populaires. Pour lui, les maires de droites n’ont pas voulu la gentrification mais n’ont pas pu l’empêcher.
Dans le documentaire, remarquable, de Serge Moati, La Prise de l’Hôtel de Ville (2001), deux personnages sortent du lot grâce à leur franchise et au « piment » de leurs analyses: Jean-François Probst, directeur général de la communication, et Bernard Bled, secrétaire général.
Probst est décédé brutalement en 2014 ; sa conversation de fin connaisseur de la coulisse politicienne, agrémentée de rosseries diverses et toujours spirituelles, était un vrai plaisir. Bernard Bled se porte heureusement fort bien. Fidèle à Jacques Chirac puis à Jean Tiberi, il les a servis tour à tour. À la Mairie de Paris, sous Jean Tiberi, son emploi administratif lui conférait un pouvoir important. On lui prêtait également une vaste «zone» d’influence, des amitiés répandues… Bref, c’était un homme considérable. Comme il n’apparaissait pas sur le devant de la scène, on le surnommait l’Éminence (terme qu’il refuse). Associé à l’histoire récente de Paris, il était de ceux qu’il fallait rencontrer. Il a bien voulu répondre à quelques questions.
Causeur. La population anciennement établie, c’est-à-dire depuis plusieurs générations, à Paris a connu une lente métamorphose, dont les effets se font ressentir de manière éclatante aujourd’hui, et depuis quelques années. Une autre population l’a remplacée, s’est progressivement installée dans la capitale. Le processus de néo-embourgeoisement s’est cristallisé dans quelques quartiers ; il semble aller avec une « provincialisation » de l’esprit parisien. Avez-vous ressenti ces transformations dans les fonctions que vous occupiez, si oui, à quel moment ?
Bernard Bled. Difficile de répondre simplement à cette question simple d’apparence. Il faut examiner cela avec le recul du temps, à l’aide de l’Histoire. Paris intra-muros est la plus petite des grandes capitales. Son développement a pris la forme d’une coquille d’escargot, par des annexions successives – aussi bien Auteuil et Passy que des territoires du Nord. Et puis cela s’est arrêté, heureusement d’ailleurs, sans cela cette ville serait invivable, grâce au préfet Maurice Doublet (préfet de Paris, 1968-1969), lequel avait été associé à la croissance des « villes nouvelles » autour de Paris.
Pour répondre avec plus de précision à la question, je vais me permettre de me prendre comme exemple. Je suis né dans le faubourg Saint-Antoine, dans le XIIe arrondissement. Mes grands-parents sont arrivés de province pendant la Première Guerre mondiale. En ce temps-là, où régnait pourtant une certaine misère, il était facile de trouver un logement, et les loyers étaient très bas. Dans les quartiers dits ouvriers, populaires, on se logeait pour rien, mais les appartements étaient vétustes, dénués du moindre confort : les toilettes étaient sur le palier ou dans la cour. Le panneau qui indiquait « Gaz à tous les étages » était encore rare dans les années 1930 ! Reste qu’une famille se mettait à l’aise dans 40 m2 pour un loyer dérisoire. Les artisans, qui, avec les ouvriers, formaient le gros de cette population, trouvaient du travail dans un périmètre immédiat.
Les loyers parisiens demeurèrent jusqu’à la fin des années 1970 très abordables. Les étudiants, par exemple, trouvaient aisément à se loger dans les anciennes chambres de bonne…
Et aujourd’hui, ces mêmes chambres de service, réunies à une ou deux autres, constituent un charmant studio sous les toits, loué fort cher : c’est un résumé presque parfait de l’évolution du logement et de l’immobilier à Paris ! Je tenterai d’expliquer cela, mais avant, je poursuis mon récit, dont je suis le « héros ». Jeune adulte et jeune marié, en 1964, je payais un loyer, dans une HLM, de 50 francs par mois, alors que mon salaire était de 450 francs ! On voit le rapport !
La loi de 1948[tooltips content=’La loi du 1er septembre 1948. La Seconde Guerre mondiale, les bombardements et l’afflux massif de population vers les centres urbains aggravent la crise du logement déjà présente avant le conflit. On a peu construit. On ne construira « massivement » qu’à partir du milieu des années 1950. Des lois généreuses – héritées du xixe siècle – protègent les plus démunis : les loyers sont « tenus » par l’État, qui s’oppose à des hausses importantes, telles que celles que nous connaissons aujourd’hui. La loi du 1er septembre 1948 place les constructions neuves (qui ne reprendront massivement que dans le milieu des années 1950) dans le marché libre, mais encadre les logements anciens. Son grand avantage, c’est qu’elle autorise le locataire en titre à demeurer dans son logement sans limitation de durée. Par surcroît, ce bénéfice peut être transmis aux descendants. Généreuse dans ses intentions, elle aura pour effet de décourager les propriétaires, qui n’entretiendront pas leurs biens. Elle sera « corrigée » en 1982 (sous un gouvernement socialiste), puis en 1986 et en 1989.’]1[/tooltips] a gelé les loyers, pour des raisons sociales que l’on peut comprendre. Les difficultés, après la Seconde Guerre mondiale, étaient assez nombreuses ! Mais en raison de ces loyers peu élevés et de l’impossibilité administrative de les augmenter, les propriétaires ne réalisaient pas les travaux d’embellissement ou de simple confort nécessaires. Les immeubles, les logements étaient donc souvent dans un état lamentable. On mangeait, on avait un toit : ces deux conditions nécessaires étaient suffisantes. Tout le reste était luxe ! Les choses ont changé dans les années 1950. Les propriétaires ne voulant pas entreprendre de travaux, et la place manquant à Paris, il a fallu imaginer un autre espace. De Gaulle a dit à Delouvrier[tooltips content=’Paul Delouvrier (1914-1995). Ancien chef de maquis près de Nemours, il est d’abord nommé par de Gaulle à Alger, en remplacement du général Salan. Disposant des pouvoirs civil et militaire, confronté à la semaine des barricades, il doit appliquer le plan dit de Constantine. Nommé en 1961 délégué général au district de la région de Paris, chargé de proposer des solutions aux problèmes d’aménagement et d’équipement, il propose en 1965 le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris. En 1966, il est le premier préfet de la région parisienne : disposant de moyens financiers et d’une grande liberté de décision, il agit à la manière d’un haut fonctionnaire de son temps : action foncière, routes, transports, logements, écoles, centres universitaires. Il est à l’origine de la fondation de cinq villes « nouvelles » : Évry, Saint-Quentin-en-Yvelines, Marne-la-Vallée, Cergy-Pontoise, Melun-Sénart.’]2[/tooltips] : « Mettez-moi de l’ordre dans ce bazar. » (Il paraît qu’il a usé d’un autre mot.) C’est à cette époque, par nécessité, que naît l’idée des villes nouvelles, hors de Paris. On les critique aujourd’hui, ces villes, où ont poussé, parfois, des « quartiers difficiles », voire des ghettos, mais que serait aujourd’hui Paris sans ces nouvelles cités ?
Mais qu’est devenue Paris, sinon une ville presque vidée de son peuple traditionnel, chassé par des loyers exorbitants, habitée par une classe uniforme, une ville sans esprit ?
Les générations de l’après-guerre, légitimement, voulaient du confort. On a donc progressivement construit des immeubles dans les quartiers populaires, avec de gros moyens d’État, et sans vraiment respecter les lieux d’origine : la place des Fêtes, Jourdain, Goncourt, par exemple, des lieux souvent poétiques, charmants, ont été bouleversés, rasés. On y a construit des appartements pour les nouveaux arrivants, dont les loyers, sans atteindre ceux que nous connaissons, étaient cependant supérieurs à ce qu’ils étaient auparavant dans ces quartiers. Les petites retraites, les faibles revenus ont eu du mal à suivre, et ont souvent été contraints de s’en aller dans la banlieue, première couronne puis deuxième couronne. Les petits artisans et les commerçants ont abandonné les lieux, sans être remplacés.
Y a-t-il un moment où l’on voit paraître, à l’Hôtel de Ville, les « nouveaux Parisiens », où l’on assiste à ce phénomène qu’on a baptisé gentrification ? Paris votait à droite. Or la droite au pouvoir a donné l’impression qu’elle favorisait des gens, qui ne lui ont même pas rendu ses bienfaits : ils ont voté socialiste ou écologiste à la première occasion. La droite « classique » n’a-t-elle pas oublié son électorat populaire ?
La question des votes, des choix politiques est plus complexe que ce que vous en dites. Jacques Chirac a voulu faire un grand plan d’aménagement de l’Est parisien : les gens qui sont venus s’installer là ont massivement voté à gauche ! Chirac, je peux en témoigner, voulait conserver le plus possible les gens modestes dans Paris. Mais il est bien difficile de lutter, à la longue, contre les intérêts privés, contre la spéculation immobilière, contre le désir des propriétaires de récupérer l’investissement qu’ils font dans la réhabilitation. On retrouve les caractéristiques dont nous avons parlé. Tout cela a des causes « objectives », relevant de la modernité ordinaire, qui agissent d’abord lentement. Les travaux dont je parlais précédemment, les Halles de Paris, le centre Pompidou, les aménagements le long des canaux (canal Saint-Martin), ont entraîné des bouleversements dans le paysage et dans le tissu social. Ils ont évidemment changé l’apparence sociale de la capitale. Ces quartiers populaires, débarrassés de leur population traditionnelle, ont été occupés massivement par de nouveaux « bourgeois ». Il se mêlait du snobisme, le goût de l’« encanaillement » : la mode influence le prix du mètre carré. Jacques Chirac, soucieux d’un certain passé, a sauvé une partie du XIIe avec Les Métiers d’Art, architecture très réussie, et ce qui restait du faubourg Saint-Antoine.
Et franchement, qu’en reste-t-il sinon la même collection des mêmes marchands de fringues que dans tous les autres quartiers et dans toutes les autres villes ?
Vous avez raison. Vous savez, Paris, longtemps, ce fut des quartiers avant même d’être des arrondissements. On était de la Butte (Montmartre), ou des Épinettes, ou de la Villette, ou de Grenelle. L’action de la municipalité, le « sens de l’Histoire » et, il faut le reconnaître, les changements de mentalités ont balayé cette forme d’appartenance, ont emporté le caractère propre à chacun de ces quartiers. La place du Tertre est un musée Grévin, une trappe à touristes. On ne peut pas inventer l’esprit d’un quartier. Le point de départ de l’urbaniste, de l’architecte, devrait être l’histoire et l’esprit des lieux. Au lieu de quoi on a cassé trop, et trop vite, en négligeant la mémoire. Paris était une ville populaire, interlope, une ville de métèques. Avec les Parisiens « nés natifs », dont ils prenaient vite les allures et les habitudes, ils ont fait l’esprit de Paris. Comment garder cet esprit, cette âme des quartiers, sans congélation ? Comment concilier tout cela et moderniser malgré tout ? On ne répondra correctement à ces questions qu’en commençant par s’administrer à soi-même une leçon de modestie.