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Paris n’est plus vraiment Paris


Paris n’est plus vraiment Paris
Anne Hidalgo inaugure la 15e édition de Paris Plages, 20 juillet 2016. Photo: Bertrand Guay

En quelques décennies, Paris est devenue une ville sans mystères. Toujours plus citoyenne, écologique, sportive et participative, la capitale devient, comme le dit sa maire, une «ville pacifiée».

Je ne sais pas qui a dit que Paris serait toujours Paris, mais il s’est sacrément planté. Il aura fallu quelques décennies de grands projets, d’expérimentations urbaines et d’idées fumeuses pour transformer presque complètement la ville de Gavroche et de Proust en terrain de jeux pour bobos innovants et touristes pressés. Philippe Muray, qui est certainement l’un des meilleurs chroniqueurs des saccages parisiens de la fin du XXe siècle (et sans conteste le plus drôle), observait que « la plupart des choses nouvelles, de nos jours, se cachent derrière les anciens noms ».

Bientôt, les humains de dernière génération ne sauront plus qu’il y avait avant, à la place de ce conglomérat de commerces, bureaux et musées, ce simulacre qu’on appelle encore Paris, une vraie ville, pleine de miasmes et d’opportunités, de recoins oubliés et de vitrines éclairées, de possibilités d’intrigues et de promesses de rencontres. « Les sortilèges de Paris, écrit Antoine Blondin, tiennent aux monuments et aux sites, mais également à cette impression, qui vous envahit soudain, au débouché d’une rue banale, que le système nerveux du monde passe par là. »

Piétons partout, vigueur nulle part

Peut-on penser sans éclater de rire que « le système nerveux du monde passe par là » quand ce sont des hordes de cyclistes coiffés de leurs casques ridicules qui passent sous vos fenêtres ? Quel cœur palpite sur le boulevard Saint-Michel, principal axe de notre célèbre quartier latin, désert dès 20 heures parce qu’il n’y a plus un bistrot et encore moins de librairies entre les boutiques de fringues ? Et quel sortilège a pu donner naissance au panneau d’information planté place du Panthéon et ainsi rédigé : « Sur le plan du paysage, il s’agit de respecter la conception minérale, tout en la réinventant. Spatialement, la symétrie, les percées visuelles et l’équilibre général de la place sont des équilibres à respecter » ? Ce sortilège-là, comme tous ceux que la machine municipale crache à jets continus, n’a pas grand-chose à voir avec les sortilèges de Paris dont parlait Blondin.

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En l’occurrence l’irrésistible prose de la municipalité était destinée à vendre le projet de piétonnisation qui, après celle de la République, devait concerner sept places parisiennes. Sans doute faut-il punir encore un peu plus les automobilistes et, au passage, créer partout des lieux où 100 Nuit debout pourront s’épanouir. En présentant le projet, la maire a expliqué qu’il visait à « donner plus de place à celles et ceux qui ont envie de vivre dans une ville plus pacifiée, avec moins de voitures et moins de stress ». En somme, Paris ne veut plus être le système nerveux mais la camomille du monde. Quel progrès. Et si une ville, justement, n’était pas une terre de paix mais une zone de conflits, de fractures, d’antagonismes ? Et si on voulait un peu de voitures et de stress, histoire d’être bien sûr qu’on n’est pas à la campagne ? Quoi qu’il en soit, face à la révolte des habitants du Ve, emmenés par la maire de l’arrondissement Florence Berthout, l’Hôtel de Ville a prudemment retiré le Panthéon de la liste des places à réinventer.

Paris n’est plus qu’un fantôme en robe de soirée bas de gamme

Je vous vois venir. Vous vous demandez de quels saccages il est question, alors que Paris est devenue l’une des premières destinations touristiques au monde ? C’est bien le problème et il ne tient pas seulement aux centaines d’autocars qui sillonnent la ville et stationnent sur ses plus beaux sites sans se soucier d’ailleurs de la religion municipale sur la pureté de l’air que nous respirons.

Tout d’abord, les défenseurs du patrimoine le savent, derrière quelques sublimes vitrines de l’art français, une grande partie du patrimoine parisien, celle qui n’est pas visible des Bateaux-Mouches mais que l’on découvre en flânant ou en poussant la porte d’une église, est abandonnée, menacée d’être détruite et remplacée par des résidences de luxe ou des logements sociaux, quand elle ne fait pas l’objet d’une demande de surélévation, la dernière mode des architectes. C’est ainsi que, passant outre l’avis de la Commission du Vieux Paris, instance consultative qui se prononce sur les demandes de permis de construire, la mairie a autorisé la construction de plusieurs étages au-dessus d’une façade Art déco, rue Marcadet. Décision d’autant plus atterrante, souligne un membre de la commission, que le bâtiment bénéficiait de la protection de la ville, créée lors de l’adoption du nouveau PLU (Plan local d’urbanisme) en 2016.

Surtout, une ville qui ne cesse de s’apprêter pour les touristes, pour les supporters qui en sont l’un des avatars les plus destructeurs, ou pour les fashion-weekers, fait penser à une femme qui ne sortirait qu’en tenue de soirée et outrageusement maquillée. Au début, on trouverait peut-être cela charmant ou audacieux, mais très vite ce serait lassant, on aurait envie de voir son vrai visage, de pouvoir y déceler les traces du temps. Eh bien, j’en ai assez de voir Paris en tenue de soirée, d’autant plus que c’est plus souvent du bas de gamme que de la haute couture. J’ai envie de voir Paris en bleu de travail, parfois même en tenue d’intérieur, habillée juste pour vous et moi.

Il ne reste à Paris que des riches, et quelques pauvres pour les servir

Admettons, mais on ne va pas interdire la plus belle ville du monde aux touristes. Nul ne songe à commettre un tel crime contre l’humanité, qui déclencherait à coup sûr une action armée contre la France. Du reste, ça ne changerait pas grand-chose. Muray, encore lui, pardon, a parfaitement saisi que la transformation de la ville avait entraîné la mutation des habitants. Évoquant la victoire de Bertrand Delanoë à la Mairie de Paris, en 2001, il écrivait : « Delanoë n’a mis la main que sur des ruines où les derniers humains rasent les murs et où ceux qui se montrent si fiers de vivre sont de toute façon des touristes. » La transformation urbaine a-t-elle produit une nouvelle humanité ? En tout cas, en un siècle Paris a été le théâtre d’un véritable grand remplacement. Repoussées vers les faubourgs par Haussmann, les classes populaires avaient quasiment quitté Paris à la fin des années 1950, souvent attirées, il est vrai, par la modernité de la banlieue. Depuis, seuls les bénéficiaires de logements sociaux ont pu revenir – comme le dit Guilluy, il faut bien du petit personnel pour faire tourner la machine et garder les enfants des cadres. Les classes moyennes, qui n’ont pas accès aux HLM, ont pratiquement disparu. Pour faire court, donc un brin caricatural, il reste à Paris des riches et des pauvres pour les servir.

Ce changement de peuple parisien vient de loin, de plus loin en tout cas que l’arrivée à l’Hôtel de Ville d’héritiers de Jack Lang. En 1966, quand Louis Chevalier, professeur au Collège de France publie Les Parisiens, il parvient encore, en évitant de passer à proximité des grands chantiers comme celui des Halles, à croire que quelque chose du Paris d’avant résistera. Dix ans plus tard, il publie L’Assassinat de Paris. Et en 1985, en avant-propos à la nouvelle édition de l’ouvrage, il observe avec mélancolie « la disparition, l’effacement dans les souvenirs, dans les esprits, l’engloutissement dans les abîmes de l’oubli de ce qui était hier encore “la ville merveilleuse” que vante La Bruyère, “la ville des villes“ de Victor Hugo », et conclut : « Une rupture avec le passé comme je n’en connais pas d’autre dans l’histoire de Paris. » C’est qu’en vingt ans, avec leurs dalles hors sol qui ont déchiré le tissu urbain de l’Est parisien à La Défense en passant par le Front de seine, les grands programmes lancés par le préfet Delouvrier (qui voulait, paraît-il, tracer une autoroute allant de la porte d’Orléans à celle de la Chapelle) ont considérablement et irrémédiablement changé la physionomie de la capitale. Il s’agissait déjà, rapporte Jean-Pierre Garnier dans sa postface de 1985, « d’ancrer Paris dans le troisième millénaire ».

La positivité, nouvelle idéologie parisienne

C’est à ce moment-là que s’accélère la substitution des nouveaux Parisiens aux anciens, observe Garnier : « C’est, en effet, principalement au profit des “battants” et des “performants”, designers dans le vent, modélistes “in”, architectes d’intérieur “créatifs”, bref “innovateurs” et “ découvreurs” en tous genres de l’ère “info-culturelle”, que s’effectue la “reconquête” de l’Est parisien dans les années 1980. “La France qui gagne”, [….] c’est la France qui gagne de l’argent et qui, à Paris, gagne du terrain en grignotant, îlot par îlot, appartement par appartement, les derniers morceaux qui subsistent du Paris populaire. » La mégalomanie de la table rase a initié la transformation. Le marché a fait le reste, les municipalités ayant surtout, dans le fond, accompagné un mouvement qu’elles n’avaient pas les moyens d’enrayer, en eussent-elles eu la volonté. Il est cependant fâcheux que, sous Anne Hidalgo, la ville ait cédé pas mal de terrains, au risque d’alimenter la spéculation plutôt que de construire elle-même par l’intermédiaire de ses innombrables sociétés d’aménagements comme c’était de tradition à Paris.

Dans le fond, Delanoë et Hidalgo n’ont fait, que parachever la transformation initiée par d’autres. Mais en mettant des mots sur les idées qui flottaient dans l’air, ils ont inventé l’idéologie qui va avec la nouvelle ville, laquelle a produit la novlangue dont on a vu quelques échantillons. Le cœur de cette idéologie, c’est la positivité. Plutôt que de parler de restauration, ou de simple adaptation, on dira que la ville bouge et surtout qu’elle se réinvente, de même que la Seine, les places ou la vie elle-même. Pour le grand bonheur des promoteurs qui veulent gagner de l’argent, des architectes qui veulent faire un geste architectural, des animateurs culturels qui veulent faire la fête, sans oublier les annonceurs qui rêvent des JO. « Paris, point le plus éloigné du Paradis, n’en demeure pas moins le seul endroit où il fasse bon désespérer », disait Cioran. Paris est désormais un endroit où il faut au contraire espérer, aimer l’avenir, écrire demain. Beaucoup trop près du Paradis, penserait Cioran.

La végétalisation, nouvelle eldorado

Mais ne soyons pas bêtement nostalgique, les néo-humains à roulettes sont certainement enchantés par toutes les possibilités que leur offre ce Paris colorisé et remastérisé. Grâce à Paris Plages, ils se sont réconciliés avec la Seine, raconte Muray : « Il paraît que jusqu’alors, le Parisien tournait le dos à la Seine, ses eaux noires moirées de mazout et ses courants d’air. De temps en temps, il s’accoudait au parapet pour regarder un suicidé en train de gagner le large avec nonchalance. C’est tout ce qu’il avait comme distraction. Quel chemin parcouru depuis. Maintenant, il peut bronzer en bordure de concept et s’initier à la fabrication de nœuds marins dans une station balnéaire non figurative où tout est stylisée, le sable, les pelouses, les oriflammes, les nœuds marins, les murs d’escalade, sa propre personne. Exactement comme dans un quartier piétonnier […]. Le réaménagement abstrait du territoire est en train de forger son peuple. » Une fois réconcilié avec son fleuve, le Parisien pourra « favoriser les mobilités douces » en participant à La journée sans ma voiture. Et ils seront des milliers « à investir toutes les rues de Paris, à travers des modes de déplacements et des pratiques à la fois conviviaux et respectueux de l’environnement » – plus que de la langue française, c’est indéniable. Quand ils en auront marre de la convivialité et du respect, ils pourront apporter leur brin d’herbe à la grande entreprise de notre maire à tous, Anne Hidalgo, la végétalisation.

Attention, c’est autre chose que le prosaïque « espaces verts » ou le classique « parcs et jardins ». À la fois « innovante » et « citoyenne », les deux mamelles du futur désirable, la végétalisation est un projet global, qui consiste à « développer la nature en ville ». Ambition oxymorique si on considère que la ville, précisément, n’est pas la nature – et accessoirement, que nos ancêtres ont dû batailler ferme contre la nature pour édifier des villes. Bien entendu, la nature dont il est ici question n’est qu’un ersatz kitsch de ce que nous appelons nature. Peu importe, chacun peut donc « jardiner sur son balcon ou dans la rue, participer à l’aventure des jardins partagés et de l’agriculture urbaine ». Afin que les végétaliseurs puissent se rencontrer entre eux, la plateforme numérique et collaborative Végétalisons Paris, lancée le 27 juin, jouera le rôle de « réseau social local autour des enjeux de végétalisation ». On aimerait rencontrer les fonctionnaires payés pour pondre un tel salmigondis. « Il faut dire qu’il y a une compétition de précieux ridicules qui s’agitent autour de la maire, raconte un agent des services techniques. C’est à celui qui trouvera l’idée la plus dingue, la plus boboïsante. Et ensuite, c’est nous qui devons assurer la réalisation, l’entretien et la maintenance. » Pour que chacun puisse exercer son imprescriptible droit de jardiner en ville, les mairies d’arrondissements doivent désormais mettre des kits de jardinage à la disposition de leurs administrés. Bien entendu, ces kits, quand ils existent, rouillent dans des coins dont ils ne sortent jamais.

Peuple de Paris, qu’attends-tu pour te soulever?

On dépeint souvent le Parisien comme un rebelle, il est d’une surprenante docilité. Certes, la piétonnisation des voies sur berges de la rive droite, qui a considérablement aggravé la congestion de la capitale, suscite plus que des grognements. C’est que la maire a pratiquement fait un coup de force, comme le reconnaît cet agent municipal. « On craignait que Fillon soit élu et qu’il revienne sur la décision de fermeture, alors on a voulu rendre les choses irréversibles. Mais du coup, on n’a pas pu se préparer. » Hormis ce léger ratage (pour lequel la maire me doit les heures de vie perdues dans les embouteillages), les Parisiens ne se révoltent pas plus contre les innombrables fêtes qui occupent bruyamment l’espace public, la nuit de préférence, ou les fan-zones que contre les grands discours merkeliens de la maire qui aboutissent à créer des campements sauvages et insalubres sans que la ville ait l’ombre d’une solution à proposer aux migrants. Notez qu’on leur demande leur avis aux Parisiens. Chaque année, ils doivent décider à quoi servira le budget participatif : 5 % du budget de la ville affectés à des projets proposés et choisis par les citoyens. En 2015, 67 000 personnes ont voté, dont 62 % par internet. Et ce chiffre misérable représentait, triomphe la mission Participation citoyenne qui propose par ailleurs des formations à la parisianité, une augmentation de 67 % par rapport à l’année précédente. Si on ajoute que toute personne sachant lire est autorisée à voter, on mesure l’enthousiasme populaire. Du reste, les mairies d’arrondissement qui sont chargées de l’organiser ont compris le parti qu’elles pouvaient en tirer : « Avec si peu de votes, observe un élu, il suffit de quelques dizaines de voix pour faire passer un projet. Donc on en profite pour faire passer la réfection de nos cours d’école. » Ce qui est nettement moins chatoyant que des « projections de dessins accompagnés de mots d’auteurs jeune public contemporains sur des murs du quartier Mouffetard ».

Bien sûr, j’exagère. Rome ne s’est pas défaite en un jour. La vie concrète avec ses mystères et ses manigances a encore droit de cité dans la « Ville des villes ». La négativité aussi. Alors peut-être que le peuple de Paris n’a pas dit son dernier mot. Mais soyons honnête, il est peu probable, pour reprendre une formule de Garnier, qu’à la fin le commerce des hommes l’emporte sur le commerce des choses.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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