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Paranoïa juive et schizophrénie arabe


Paranoïa juive et schizophrénie arabe
Istanbul, au cœur de l'affaire de la flottille.
Istanbul
Istanbul, au cœur de l'affaire de la flottille.

Ce devrait être une croisière, ce fut une tragédie, fidèle à la loi première de la tragédie : l’imprévu règne sur les destins. Les militants turcs savaient pertinemment qu’ils n’allaient pas à la promenade mais au barouf, qu’ils risquaient de prendre des gnons. Une belle empoignade avec l’ennemi, pas une boucherie. S’ils avaient su, ils ne seraient pas venus. Israël avait prévu une bataille de rue avec des manifestants déterminés, pas des tentatives de lynchage et de prises d’otages. S’il avait su, il ne serait pas venu.

Chez Corneille, deux frères Horace sont tués au combat mais Rome, « unique objet de mon ressentiment », ramasse la mise. Ici, neuf Turcs sont enterrés et leur patrie triomphe. Le Hamas fête aussi sa victoire sur l’unique objet de son ressentiment.

[access capability= »lire_inedits »]Israël, qui a perdu dans les grandes largeurs, se défend : « On ne pouvait pas faire autrement. » Sûr qu’ils sont tombés les pieds joints dans le piège, sûr qu’ils ont été acculés, qu’ils ont été obligés de tirer pour sauver leurs camarades du kidnapping ou du lynchage : mais s’il y avait ce risque, il ne fallait pas y aller et laisser tranquillement les bateaux entrer dans Gaza comme le faisait souvent le précédent gouvernement d’Ehoud Olmert sans que le ciel lui soit tombé sur la tête. Cette fois, c’est Nétanyahou, c’est Barak qui sont tombés sur la tête.

Reste qu’il faut toujours comprendre les gens. Chez les juifs, spécialement européens, quand vous cherchez l’erreur, ne vous fatiguez pas. L’erreur, c’est la Shoah. Les cinquantenaires aux commandes en Israël, enfants, petits-enfants de la fumée et du gaz, n’ont qu’une seule obsession : la force, celle qui dissuade le Gentil de vous embarquer dans un train. Tout le reste n’est que littérature. Ce que j’en pense et ce que vous en pensez, finalement, ils s’en torchent. Nous avons couru à leur secours lorsqu’il aurait fallu ? Non, alors vous repasserez. Vous envoyez vos poitrines face au milliard de haines qui les encercle ? Non, alors bien le bonjour. On appelle ça de l’autisme, docteur ? Ne leur en parlez pas, c’est eux qui ont inventé la maladie. Ça se soigne ? Je crois que oui. Un médecin ? Le voici, il s’appelle Recep Erdogan, le chef du gouvernement turc.

Erdogan plus populaire que Ben Laden et Ahmadinejad

C’est un islamiste, ni pur, ni dur mais authentique islamiste quand même. Depuis près d’un siècle, un seul homme, ou ses clones, régnait sur la Turquie. Pour Ataturk, extirper l’islam était la condition de l’entrée dans la modernité. Il s’est trompé. La Turquie s’est développée mais est restée musulmane. En prenant la succession, une bonne décennie après l’évaporation du communisme, il a cherché à adhérer à l’Europe, comme l’aurait fait son prédécesseur, mais aussi à réintégrer le monde islamique, pour en prendre peut-être la tête comme son ancêtre le khalife d’Istanbul qui régnait sur tout le sud de la Méditerranée et au-delà, jusqu’à Bassorah. La flottille pour Gaza ne se décrypte pas sans cette grille.

L’islam est porté par une cause et une seule : la Palestine. Problème : la Turquie comptait parmi les plus sûrs alliés militaires d’Israël. Pour accomplir son dessein, Erdogan n’avait pas le choix : le renversement d’alliance s’imposait. Discours après discours, incident diplomatique après incident diplomatique, il a fait comprendre son intention. La rue arabe tendait l’oreille mais il n’y voyait à juste titre que des « Tu causes, tu causes… ». Pour convaincre de sa sincérité, il lui fallait changer de registre, mettre les mains dans le cambouis, mais sans les salir. Exercice de haute voltige. Il y a réussi, bravo. La flottille ? Des humanitaires pacifistes. Le chargement ? Des sacs de riz. Les militants ? Certains étaient probablement un peu énervés, sans plus, et ils n’ont pas tiré un coup de feu. Il est inattaquable. Le lendemain, à Jérusalem, à Alexandrie et partout, la rue arabe brandissait le drapeau turc et acclamait le nouveau héros. Pour deux sous, il a effacé les images de Ben Laden et d’Ahmadinejad. Il est la voix du monde arabe. Depuis les plus prestigieux khalifes, la Turquie n’avait jamais connu ce triomphe.

Avec un ennemi comme la Turquie, Israël n’a pas besoin d’allié

On le sait : la guerre au Proche-Orient, c’est la guerre de mille ans. J’ai dernièrement croisé un confrère irlandais de l’Irish Times, vétéran des champs de bataille arabes avec qui j’ai travaillé à Bagdad, Beyrouth, Jérusalem. Quarante ans sous le harnais. Moi : « Alors Ian, quand ça va finir cette histoire ? » « Tu sais, a t-il marmonné, chez nous, en Irlande, ça a commencé au XIIIe siècle et c’est pas complètement réglé. »

La paranoïa juive n’explique pas tout, loin de là. La schizophrénie arabe remplit une bonne moitié du verre. Il faut chercher à la loupe l’Arabe prêt à reconnaître la légitimité d’Israël. C’est une entreprise coloniale destinée à disparaître comme toutes les colonies : on n’en sort pas. Israël le sait. Il ne fera jamais confiance à ses voisins. Erdogan échappe au syndrome. Il n’est pas arabe, il a compris ce qu’était la bizarrerie sioniste, aucun doute, il est disposé à traiter sans arrière-pensées et à remettre en route le voisinage fécond. S’il devenait le porte-parole de l’ennemi, les juifs transigeraient.

Les Arabes se cramponnent depuis toujours à un seul principe : le tout-violence. Il les a menés à collectionner les nakbas, les « catas ». Erdogan bouleverse la donne. Il connaît la peur israélienne, il s’amène les mains nues, en tendant sa poitrine. Jamais personne n’avait donné aux Arabes une plus belle leçon de bon sens. Face à Tsahal, ni les bombes ni les pierres. La poitrine. Avec l’aide de quelques mamies américaines propalestiniennes (des Epstein, des Berlin, des Chomsky), Erdogan a inventé une arme imparable pour débloquer Gaza (il serait temps) : le bateau humanitaire. Allez résister à dix Mavi-Marmara par mois.

Haaretz, le journal de la gauche de Tel-Aviv, a proposé une solution simple. Fermons définitivement la frontière avec Gaza et mettons fin au blocus maritime. Surveillons les bateaux suspects mais ne soyons pas chinois : les armes passent et passeront toujours. C’est un début.

En se donnant Erdogan pour ennemi numéro un, Israël a tout à gagner. Pour la première fois, il tombe sur un interlocuteur sérieux. Les Arabes sortent de leur impasse. La Turquie donne un visage démocratique à l’islam. L’Occident s’enlève cette épine du pied. Que demande le peuple ?[/access]

Juin 2010 · N° 24

Article extrait du Magazine Causeur



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Guy Sitbon, ex-journaliste au Nouvel Obs, est chroniqueur à Marianne.

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