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Un pape, une tasse et quelques monstres


Un pape, une tasse et quelques monstres

pape laurent obertone

Un feuillet par semaine, c’est mieux que douze feuillets par moi. Malheureusement, c’est ce que m’a demandé Élisabeth – et vous connaissez l’organigramme. Restait à définir le cadre de l’exercice. Inconditionnel du Jules Renard diariste, j’ai choisi de faire la même chose en moins bien. « De toute façon, t’as pas le choix », m’a encouragé Marc Cohen. Pour faire genre, j’aurais volontiers placé en exergue de ce Journal la fameuse première phrase du Second Préambule aux Confessions de Rousseau : « Je forme ici une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur ». Mais à la relecture, ça m’a paru un peu tête-à-claques, comme déjà chez Jean- Jacques, et carrément inapproprié par rapport à ma copie.

Le cadeau  d’Edwy
Jeudi 28 février, 14h30. Un coursier me remet en mains propres, contre signature, le nouveau livre d’Edwy Plenel, Le Droit de savoir. Étonnant, non ? Sur dix-sept bouquins, c’est le premier que m’adresse le Rouletabille de la IVe Internationale. Hasard ou coïncidence ? On est en plein procès contre son site Mediapart − qui publiait récemment, sur Frigide et moi, une compil’ de ragots orduriers recopiés de traviole sur un blog anonyme. Comment prendre ce cadeau ? Et l’auteur aurait-il poussé la délicatesse jusqu’à me trousser une dédicace personnalisée ? Je feuillette fébrilement les premières pages… Rien, hélas, hormis cet exergue de Charles Péguy : « Dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. » Dans le contexte, je comprends mieux les adverbes que le complément. En tout cas, depuis qu’on a échangé du papier bleu, Edwy m’a intégré à son fichier presse, et ça ne laisse pas de me flatter. Mais où espère-t-il donc que je vais rendre compte de son ouvrage ? Dans Valeurs actuelles ? Dans Voici ? Le mieux, c’est encore ici… Sauf que je n’ai pas trouvé la force de pousser plus avant ma lecture. Un texte signé Plenel et intitulé Le Droit de savoir, sans même la mention « roman », est-ce bien sérieux ?[access capability= »lire_inedits »]
Parlez-vous le « nightclubber » ?
Vendredi 1er mars, 19h12. Reçu de TTTwister, organisateur de soirées musicales, ce SMS (texte intégral) : « KOKON To ZAI and Right to Exceed will Clash the Neon lights tonight Guest Star Mademoiselle Yulia and Baby Mary hosted by Mehmet k Michael Lillelund
Titty Gang. » Rien compris à ce galimatias globish, truffé de noms d’artistes inconnus à mon bataillon. Bercé, néanmoins, par le charme oulipien de l’aponctuation.
Lectures pour tous
Les gens de qualité lisent toujours plusieurs livres à la fois. Moi par exemple, en ce moment, j’en compte trois sur ma table de chevet. Pour le prouver, j’ai même décidé de consigner ici les dates où je les ai ouverts pour la dernière fois.
Christianisme politique
Dimanche 3 mars. (Vraie-fausse « fête des Grands-Mères », forgée de toutes pièces en 1987 par le café éponyme en mal de publicité – mais qui plaît quand même à ces dames aux cheveux mauves). Le vrai génie du christianisme, de Jean-Louis Harouel. Pour être tout à fait honnête, ce livre-là, c’est la première fois que je l’ouvre − mais au moins ça me donne l’occasion d’en parler. En gros, pour l’auteur, le « vrai génie » de ma religion fut d’inventer, bien avant le petit père Combes, la disjonction du politique et du religieux. Un combat permanent contre le monisme puis le millénarisme, les totalitarismes et aujourd’hui, selon les continents ou les quartiers, le redoutable islamisme théocratique, ou notre fameuse « religion d’État des droits de l’homme ». Plaidoyer solide, mais plus politique que religieux. À supposer même que le Bon Dieu et sa bande de la Trinité n’existent pas, ça ne changerait rien à la démonstration d’Harouel. Du coup, son ouvrage eût gagné en clarté à s’intituler, par exemple, De l’apport principal du christianisme à la civilisation européenne.
Mais on conçoit aussi que l’éditeur ait plaidé pour un titre plus sexy. Quand on se fend d’un bouquin, d’ordinaire c’est pour qu’il soit lu. Il s’agit donc d’éveiller, par quelque artifice, l’attention du public et, si possible, des médias. Le risque, bien sûr, c’est d’être mal compris, mais quoi qu’on fasse, on n’y coupe pas… J’en ai fait moi-même l’amusante expérience avec mon Manuel d’inculture générale – dont certains journalistes ont cru un peu vite que ça ne les concernait pas. Accessoirement, le clin d’œil d’Harouel à Chateaubriand n’est pas vain. Le plaidoyer de François-René en faveur du christianisme n’était pas fondé non plus sur une argumentation théologique, que je sache, mais sur ses apports aux arts et aux lettres.
Dans le genre métaphysique, j’en suis resté aux cinq preuves de l’existence de Dieu selon Thomas d’Aquin. Impeccables Quinquae Viae, d’ailleurs validées dès 1879 par Léon XIII dans l’encyclique Aeterni Patris.
À ce propos, c’est fou ce qu’on gagne comme temps, de nos jours, grâce à Wikipédia et des trucs comme ça. Moi, par exemple, je n’ai pas racheté de Robert depuis 2001 ! Et même un mec comme Marc Fumaroli, qui est loin d’être un geek, l’a reconnu élégamment : sans Google et tout cet univers, que par ailleurs il vitupère, jamais il n’aurait pu écrire son dernier opus, Le Livre des métaphores. On conviendra avec lui que c’eût été dommage.
Le paradoxe d’Eudoxe
Mercredi 6 mars, 0h15. L’heure idéale pour se colleter à Simone Weil, ma foi. Plus avant dans la nuit, je n’aurai plus qu’une alternative : plonger la mort dans l’âme dans le fleuve glacé du travail – dont je sortirai au plus tôt à l’aube, épuisé et transi, et même pas sûr d’avoir bossé utilement. Ou me laisser glisser sur la pente douce de la facilité… Un de mes trois livres donc, un coup d’oeil à Causeur.fr bien sûr, un petit tour du propriétaire dans mon
Asile, une idée de tweet, un crochet par Facebook, et puis les émaux non lus, la presse de la veille et, pour finir, du Ruquier surgelé… On n’est pas levé. Sur mon guéridon donc, cette nuit-là, la Correspondance familiale de Simone, cadeau de Madame Élisabeth. Pas évident ici le pitch, même ardissonnien. L’auteur écrit à toute sa famille, et pas toujours la même chose : la correspondance est un dialogue… C’est même pour ça que Jules Renard et moi, nous avons choisi le genre du Journal. Le sien était destiné à une publication posthume. Mais tous les mois, ça va pas être possible…
Quant à ce « fort volume inoctavo », comme on disait autour de moi avant ma naissance, il recèle quelques passionnants échanges entre Simone la philosophe et son frère André le mathématicien − Weltanschauung contre Weltanschauung.
Simone s’inquiète déjà de la « crise de civilisation » quand André, lui, reste parfaitement confiant dans l’avenir du Progrès : ne repose-t-il pas lui-même sur la Science ?
André ne veut voir que ce qu’il croit savoir. Simone, elle, doute de tout sauf de l’essentiel : la raison surnaturelle qui nous fait tous douter. D’où vient cette nostalgie de l’Absolu qui nous hante, y compris dans nos comportements les plus « désordonnés », comme disait mon vieux curé ? Si l’immanence qui plombe nos cieux depuis la « mort de Dieu » n’est pas venue à bout encore de cette pulsion étrange – qui titille même parfois certaines âmes rationalistes –, c’est qu’elle doit être ancrée profondément dans la nature humaine. Heuristique échange, un peu pointu parfois : quand Simone Weil invoque, à l’appui de sa thèse, Eudoxe de Cnide (IVe siècle av. J.-C., comme tous les Grecs sérieux), retour à la case Wikipédia.
Pipi partout !
Vendredi 8 mars. (et tous les jours que Dieu fait). Je ne sors plus guère sans le vade-mecum de Céline Briand, Où faire pipi à Paris ? C’est fou comme ce petit livre peut s’avérer indispensable, au besoin.
Tel n’était pas le cas dans les années 2005 – que les plus jeunes d’entre vous n’ont même pas connues, c’est fou quand on y pense – lorsqu’on rentrait de boîte bourrés au petit jour, moi et Cédric « Lumberjack » Couvez – hier DJ professionnel, aujourd’hui chroniqueur musical à la télé, demain « King of the world » si tout se passe comme prévu. À l’époque, pas besoin d’édicules publics : on avait nos spots, qu’il appelait diplomatiquement « ambassades ». Quand soudain les roaring 2005’s ont cédé la place aux suivantes, je me suis retrouvé seul à vélo, dans des zones inconnues ou des « raccourcis qui ne mènent nulle part ». Entre les flics en maraude et les voleurs d’iPhone – qui, bizarrement, ne se croisent jamais –, où se poser en paix ? Où pisser, où ne pas pisser ? Bien sûr, vous me direz, il y a les sanisettes Decaux. Mais sans vouloir faire dans l’ultralibéralisme, c’était quand même mieux quand c’était payant ! Depuis que ce service public est redevenu gratuit (Mais où sont les tasses d’antan ?), il a disparu aux trois quarts, et le reste, trois fois sur quatre, est inutilisable. Ainsi est-on passé de 50 centimes le pipi à 35 euros le PV pour « épanchement d’urine sur la voie publique ». Au moins l’égalité des sexes y a-t-elle gagné, puisque feu nos vespasiennes étaient arbitrairement réservées aux hommes, va savoir pourquoi. En tout cas, c’était avant Judith Butler, je parierais mon dernier croûton. En Suède, où l’hiver et le Progrès arrivent généralement avant chez nous, un Parti de Gauche local a déjà déposé une proposition de loi tendant à interdire aux hommes de faire pipi debout. Après tout, pourquoi pas, si ça peut refroidir un peu la planète ? Quoi qu’il en soit, rien à branler : mes toilettes ferment à clé. En plus, ça m’a donné une idée de tee-shirt classieux : Jusqu’où s’arrêtera-t-on ? En attendant, hors théorie du genre et autres balançoires, l’ouvrage de Céline Briand livre deux cents adresses utiles, notamment dans les espaces publics. Bien sûr, les horaires d’ouverture ne m’arrangent guère, mais je comprends qu’il faille penser aussi aux gens normaux ; on sait qu’il y en a beaucoup, même si, tout compte fait, on en croise peu.
Fumer, c’est philosopher
Avec ce qu’on sait désormais sur la fin tragique du fier cavalier Marlboro, sans parler des vignettes Panini qui ornent désormais nos paquets, persévérer dans le tabagisme ne relève plus de l’inconscience, mais de la posture métaphysique. Fumer, c’est accepter la dimension tragique de la vie, y compris au niveau de la mort – et même, sur mes Winston aujourd’hui, de l’impuissance. D’un autre côté, arrêter, ça fait grossir. (Je vais peut-être quand même changer de paquet, on ne sait jamais…)
Flagrant délit d’opinion
Samedi 9 mars, 23 heures. Depuis quelques semaines, ça commence à se savoir : Laurent Obertone est un salopard. Doublé d’un lâche, d’ailleurs, puisque Obertone, même pas c’est son vrai nom – comme Pierre Dac ou Stendhal… Certes, les chiffres qu’il produit sur l’« ensauvagement » de la France ne sortent pas de son cerveau malade, mais de l’Observatoire national de la délinquance. En revanche, quelle idée de les publier ? Objectivement, ça fait le jeu du Front national – comme tout le reste d’ailleurs, si t’y réfléchis bien. Et puis d’ailleurs, on s’en fout ! Comme disait Hubert Mensch, Conducator à vie de Nazisme & Dialogue : « Ach, vous les hommes et votre politique ! »
C’est sur la base de cette nouvelle « loi des suspects » que le mois dernier,  sur France 2, l’auteur de La France Orange mécanique fut morigéné d’importance par la bande à Ruquier – transformée pour l’occasion en Tribunal révolutionnaire d’opérette – et condamné, en attendant mieux, à la mort civile. Un jour, quand Cahuzac se sera immolé par le feu devant une agence UBS, Mediapart trouvera le vrai nom de cette ordure et, surtout, l’adresse de sa femme et de ses enfants.
En attendant, il a résurrecté le troisième jour chez Zemmour & Naulleau. Réfugiés intellectuels sur Paris Première, les ex-duellistes du Ruquier show ont interviewé Obertone sur un ton  normal − un peu comme on ferait d’un journaliste qui publie un essai sur la délinquance. Évidemment, ça faisait tout drôle… Il a même pu évoquer sans être interrompu ces 13 000 vols, 2 000 agressions et 250 viols par jour qui ont fini par créer, en France, un redoutable « sentiment d’insécurité » qui, un de ces jours, pourrait bien provoquer des violences, qu’on y songe ! « C’est un livre nécessaire, et je compte bien m’y référer à l’avenir », annonce tranquillement Zemmour. Quant à Naulleau, de gauche mais pas plus caron que ça, il ne conteste pas les évidences chiffrées – même les plus délicates : celles qui attribuent aux « populations d’origine étrangère » les deux tiers des crimes et délits. Simplement, il tente l’explication rituelle par la « misère sociale », juste pour voir ce qui tombe. Pas grand-chose, hélas ! Impossible de culbuter le soldat de plomb Zemmour, qui en a vu d’autres depuis le pont d’Arcole ! Ça permet juste à O le Maudit d’enfoncer son clou : malgré ce qu’une vaine élite pense, assène-t-il, « les départements les moins criminogènes de France sont aussi les plus défavorisés, et les plus abandonnés par les pouvoirs publics ».
Habemus good papam !
Mercredi 13 mars, 19h07. Fumée blanche : « Habemus papam ! » Enfin, moi. Soyons clair : je parle ici en tant que catholique – d’où certaines incohérences dans mon « discours », et des enthousiasmes parfois difficiles à partager avec un agnostique average ou un bouddhiste tantrique de la montagne Sainte-Geneviève.
20h03, balcon du Vatican : « Je m’présente, je m’appelle François / J’voudrais bien partager ma foi… » Pourquoi pas ?
Jeudi 14, 17h15. Ça y est, je partage !
La première homélie du nouveau pape a suffi à m’en convaincre : ce mec-là est vraiment catholique. Comme l’ont été à leur façon, avant lui, son émérite prédécesseur et le charismatique pénultième. Si ça se trouve, avec le temps, on découvrira même que François est tombé du ciel peint de la Sixtine, avec cette mission : incarner la synthèse de Jean Paul et de Benoît jusqu’à la réinventer. Ressourcer dogme et pastorale à l’unique source de Vie, en sorte de pouvoir s’ouvrir au monde sans se rendre à son Prince. Merci qui ? Merci mon Saint-Esprit ! Mais ne nous emballons pas : rien n’est fait ! Dieu, comme l’État lui-même depuis Jospin, « ne peut pas tout ». C’est à l’homme, censément né libre et responsable, de décider. D’où le bordel général, notamment depuis le Déluge.
Même si les habits neufs de l’Église sont taillés par le meilleur faiseur, « il faut les voir portés », comme disent mes amies filles. En attendant, ce que j’admire déjà chez le pape Bergoglio, c’est sa foi invincible et modeste, le naturel avec lequel il témoigne du surnaturel. Dès sa première homélie, ce jeudi 14 mars, François, mine de rien, attaque le dur. Il nous refait le signe de croix, sous-titré même pour les mal-comprenants que nous sommes : « Si nous ne confessons pas Jésus-Christ, nous ne sommes plus qu’une ONG charitable ! Pas l’Église, épouse du Christ. » Comment ne pas penser aussitôt à saint Paul (1 Cor. 15, 17) ? « Si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine et nous sommes les plus malheureux des hommes. »
En conclusion, le nouvel évêque de Rome ne trouve rien de mieux pour affiner son propos que de citer ce ouf malade de Léon Bloy et sa « phrase terrible » − comme dit Le Figaro : « Celui qui ne prie pas le Seigneur prie le Diable. » J’aime ce François-là, capable un de ces jours de retourner son autel vers Dieu, voire de nous fulminer une bulle en latin contre les schémas hérétiques, schismatiques et scandaleux de Vatican II (dont je tiens la liste à sa disposition).
Les mots qui aident à vivre
Mercredi 20 mars. C’est le printemps, enfin ! J’ai même vu le soleil, mais impossible d’en profiter. Trois jours que j’essaye, avec l’aide d’Ivan Dressamer, mon fidèle assistant de vie, de donner enfin la forme diaristique aux dizaines de post-it qui devaient servir de fondation à l’édification de mon Journal – et donc à la vôtre.
Une seule chose m’aide à tenir, dans ces cas d’extrême fatigue où je ne sais plus comment je m’appelle ni pourquoi, c’est l’esprit. Non pas le Saint, que je fréquente déjà par alliance, juste le fin. Celui qui m’aide à dépasser parfois notre misérable condition à force de distance, d’autodérision et de provocation  – mais seulement à la réflexion. Je collige ces mots avec amour – comme Ionesco ses pots de yaourt vides. « Je n’ai jamais cité Shakespeare sans l’améliorer », calligraphie Borges. « Le lion dormira avec l’agneau, mais l’agneau ne dormira pas beaucoup », raconte Woody Allen, parodiant Isaïe 11,6. « La porcelaine cassée dure plus longtemps que la porcelaine intacte », constate Jules Renard… Tant qu’il y aura sur Terre des gens capables de  penser comme ça, je m’y sentirai un peu chez moi.[/access]

*Photo : Catholic Church (England and Wales).

Avril 2013 #1

Article extrait du Magazine Causeur



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