L’art brute s’invite au musée


L’art brute s’invite au musée

paparazzi pompidou metz

Clément Chéroux est furieux. Responsable de la photographie au Musée national d’art moderne et commissaire de l’exposition « Paparazzi ! » au Centre Pompidou-Metz, il enrage qu’on le soupçonne d’avoir voulu faire un « bon coup ». Et on le comprend.  Comment pouvait-il prévoir, en préparant cette manifestation prévue de longue date,  que le Président de la République lui-même allait en assurer la promotion involontaire, quelques jours avant son ouverture, le 26 février 2014 ?  Comment imaginer que l’un des « artistes » exposés, le paparazzo français Sébastien Valiela,  allait mettre en émoi la France politique et médiatique en fournissant au magazine people Closer quelques clichés où l’on voit un homme casqué se rendant à une adresse parisienne, passager d’un scooter introduit par un garde du corps élyséen[1. Selon Michel Guerrin, chef de la photo au Monde, ces clichés ont circulé à l’époque dans nombre de rédactions, qui les ont refusées par crainte de ruineux procès.] ?

Que Monsieur le commissaire (de l’exposition) se rassure : ces péripéties n’ont pas suffi à faire de sa réelle performance muséographique la vulgaire opération de com’ d’une institution culturelle qui draguerait le public comme la presse de caniveau appâte le chaland. Faire entrer les paparazzi dans un musée, fût-il d’art moderne, ne signifie pas que les œuvres accrochées aux cimaises soient des œuvres d’art ni que leurs auteurs soient promus au statut de créateurs, ce qu’ils ne revendiquent d’ailleurs pas.

En revanche, l’exposition, qui vaut le voyage dans la ville natale de Paul Verlaine et Gilles Pudlowski, réussit un pari : démontrer, photos à l’appui, que les paparazzi sont partie prenante d’une esthétique qui a inspiré nombre d’artistes contemporains.

Paparazzi : à l’origine du mot, sinon de la chose, Federico Fellini bien sûr, La Dolce Vita,  et la bombe suédoise Anita Ekberg pourchassée dans la  Rome des années 1950, jour et nuit, par un journaliste de la presse à scandale (Marcello Mastroianni) toujours flanqué de son photographe, un dénommé Paparazzo.[access capability= »lire_inedits »] Giuletta Masina, l’épouse de Fellini, affirme avoir suggéré ce nom à son époux, comme contraction de deux mots italiens : pappataci (petits moustiques) et ragazzo (jeune homme). Sa puissance évocatrice, sublimée à l’écran par l’art du maestro de Rimini, en fit, dans son pluriel italien, la désignation internationale des photographes spécialisés dans la quête d’images scandaleuses de célébrités surprises à leur insu dans des postures intimes (escapade amoureuse, adultérine, ivresse manifeste, consommation de drogue, nudité…), des situations de détresse et même au-delà de la mort avec des clichés volés de gisants. Les photographes se livrant à cette activité jouissent chez leurs confrères des secteurs « nobles » d’une considération équivalente à celle des chasseurs de primes dans le Far-West mythique : un mépris abyssal. Leur ignominie conforte, par contrecoup, la grandeur des vrais héros de la profession que seraient les correspondants de guerre[2. Qu’est-ce qu’un « écureuil » ? C’est un rat avec un bon attaché de presse. Les correspondants de guerre peuvent être considérés comme les écureuils de la profession. Leurs turpitudes : bidonnage, marchandisation de la détresse humaine, plus fréquentes qu’on ne le croit, leur sont toujours pardonnées.]. Cet opprobre général a connu son acmé en 1997, à l’occasion de l’accident mortel dont fut victime, à Paris, la princesse Diana alors qu’elle essayait d’échapper à une meute poursuivant son véhicule. Non seulement ces charognards auraient poussé le chauffeur à la faute, mais ils auraient « shooté » sans vergogne la princesse agonisante2

Le public, celui qui achète massivement le résultat de l’activité des paparazzi nourrissant les pages des magazines people, ne se bouscule pas pour prendre leur défense : le salaud, évidemment, c’est celui qui alimente votre pulsion voyeuriste !

L’exposition de Metz ne prend parti ni pour ni contre les paparazzi, elle les montre sous toutes les coutures : leur technique, leurs instruments, leurs productions les plus typiques ou les plus célèbres. Le luxueux catalogue donne la parole aux spécimens les plus réputés de la bande : Daniel Angeli, Pascal Rostain, Sebastien Valiela, Francis Apesteguy, Bruno Mouron, Ron Galella. Tous semblent avoir intériorisé leur infériorité morale, prenant leur parti d’être considérés comme la lie d’une profession qu’ils aiment à la folie. Pour l’argent qu’elle leur rapporte, bien sûr, mais tout autant et même plus pour l’adrénaline qu’elle provoque lors de chasses au scoop particulièrement mouvementées. Nous sommes des rats, peut-être, mais des rats heureux ! Francis Apesteguy, ex-paparazzo ayant raccroché le téléobjectif, et l’un des héros de Reporters, premier documentaire de Raymond Depardon, explique cette jouissance qui s’apparente à celle du chasseur-prédateur  dans le film Paparazzi  de Paul Abascal, dont des extraits sont projetés au fil de l’expo : « Quand j’mets mon jean et mes baskets et un sac à dos, avec un « télé » dedans, j’me mets en mode rapace. J’en ai une autre moins belle, mais que j’aime bien aussi : être en mode chacal. Le chacal, ça sonne, et puis c’est rusé, c’est capable de tout, c’est dégueulasse, c’est sans scrupule. En fait, c’est le plus approprié… ». Envers sa proie, le chasseur n’éprouve ni haine ni pitié : il n’exerce contre elle que la violence nécessaire à la réalisation de son objectif, puis l’oublie. Et il prend des risques : les clichés montrant une célébrité hors d’elle, aveuglée par les flashes, agressant un photographe intrusif étant très appréciés des rédacteurs en chef, il se met alors, secondé par un collègue, en « mode matador ». Le premier va au contact du sujet pour provoquer sa colère, pendant que son acolyte mitraille la bagarre. La plus belle scène du genre est celle où l’on voit Marlène Dietrich de dos, matraquant un paparazzo à coups de sac à main dans les couloirs d’un aéroport. Aux États-Unis, la mésaventure de Ron Galella, sévèrement tabassé par trois gardes du corps du couple Elizabeth Taylor-Richard Burton, est restée dans la mémoire d’Hollywood.

L’évolution récente de la législation française relative à la protection de la vie privée a induit de nouveaux comportements : le paparazzo ne peut plus travailler à visage découvert, sous peine de voir la victime le priver des bénéfices de sa chasse en faisant saisir le journal concerné avant sa mise en vente. La planque, le téléobjectif, la ruse, la corruption des entourages se sont alors imposés, ainsi que l’évaluation du rapport entre les bénéfices escomptés d’une publication et les coûts engendrés par les procès et amendes encourus. Jusqu’à aujourd’hui, ces derniers n’ont pas mis un terme à l’économie paparazzesque, qui se concentre alors sur une poignée de personnalités « bankables » : les stars majeures du show business, des médias, des familles royales et de la politique. Pour le tout-venant, on utilise les clichés obtenus dans des pays moins regardants sur la protection de l’intimité des personnes, comme les États-Unis et la Grande-Bretagne, dont les stars de seconde zone disposent d’une notoriété mondiale grâce aux séries télévisées. Le « spécial cellulite » des people est un exercice particulièrement prisé dans les mois d’été où il faut redonner le moral aux lectrices et lecteurs en surpoids. Il arrive cependant que les photos soient belles, provoquent une émotion allant au-delà de la triste passion du voyeur. Leurs imperfections contribuent alors à l’émergence d’un style contestant l’académisme des portraits de vedettes à l’ancienne, toujours pratiqué en France par le studio Harcourt.

De grands artistes, comme Andy Warhol, se sont approprié l’esthétique paparazzi. La mode de la photo faussement volée, mais vraiment mise en scène a produit quelques œuvres magnifiques, comme cette série de clichés de Samuel Beckett capturés par l’objectif de François-Marie Banier, qui fut un formidable photographe avant de se livrer à d’autres activités moins reluisantes.

Les paparazzi, pourtant, semblent bien appartenir à ce monde d’hier qui nous file entre les doigts : Internet et le téléphone portable permettant à tout un chacun d’obtenir des images numériques de qualité ont produit un flux incessant de photos volées mises à la disposition de tous en temps réel, gratuites ou cédées à des prix dérisoires. Le paparazzo d’aujourd’hui est un geek doublé d’une calculette, qui fouille dans les poubelles du Web pour y découvrir son bonheur. On va regretter les rats.

 

De Gaulle, Mitterrand, Sarkozy, Hollande : les politiques, nouveau gibier des paparazzi

Dans l’exposition messine, les photos volées des hommes politiques sont réduites à la portion congrue. Pour les temps anciens, un cliché anonyme de Bismarck sur son lit de mort en 1898, et celui montrant Aristide Briand, souriant, pointant du doigt, dans les années 1920, le « petit indiscret » captant la scène banale du ministre des Affaires étrangères en conversation avec ses collègues lors de la pause d’une conférence internationale.  Et c’est tout. Les photos plus récentes de dirigeants des grandes nations surpris par la patrouille des chasseurs de scoop ne sont pas montrées.

Elles ont pourtant marqué les mémoires : la photo de la promenade, sur une plage irlandaise, du couple de Gaulle, au lendemain du départ du pouvoir du Général, en mai 1969, prise par deux journalistes locaux ayant déjoué la surveillance de l’armée de policiers préposés à la protection de l’intimité de Charles et Yvonne, sera la dernière mondialement diffusée avant la mort du fondateur de la Ve République, en novembre 1970.

Il faudra attendre 1994, et la révélation du visage de Mazarine Pingeot sortant du restaurant Le Divellec avec son père, François Mitterrand, pour que Paris Match ose braver l’interdit de la photo volée d’hommes politiques de premier plan. Son auteur, Pascal Rostain, soutient encore aujourd’hui qu’il s’agit d’une vraie « paparazzade » menée dans les règles de l’art, mais, comme les chasseurs, les paparazzi ont un talent prononcé pour enjoliver leurs exploits cynégétiques. En l’occurrence, il n’est pas interdit de penser que François Mitterrand a, au moins, laissé prendre ce cliché qui lui permettra, plus tard, d’afficher publiquement sa double vie familiale. En revanche, la photo post mortem du gisant de la rue Frédéric Le Play, encore parue dans Match en 1996, serait l’œuvre d’un proche de Danielle Mitterrand, agissant pour son compte (en banque) avec un appareil dissimulé dans un faux paquet de cigarettes, qui fournit cependant une photo de grande qualité, contribuant à la gloire posthume du défunt.

Dès lors, le tabou disparaît d’autant plus vite que les hommes politiques « modernes » mènent sans trop de précautions une vie privée comparable à celle des « people » : divorces, adultères, liaisons avec des personnalités du show biz…

La première victime politique d’une paparazzade fut, en 2009, le premier ministre tchèque Mirek Topolanek, contraint à la démission après avoir été photographié en tenue d’Adam en compagnie de jeunes femmes dévêtues, lors d’une fête «  bunga-bunga » dans la villa de Sardaigne de son ami Silvio Berlusconi.

L’arrivée, sur le marché français des magazines, des groupes  allemand Bertelsmann (Voici) et italien Mondadori (Closer) a contribué à rendre inopérantes les pressions des hommes politiques sur les éditeurs. En 2007, Nicolas Sarkozy pouvait encore obtenir, par l’entremise de son ami Arnaud Lagardère, propriétaire de Paris Match, la peau du directeur Alain Genestar, qui avait affiché en une l’infidélité de Cécilia avec Richard Attias. À supposer qu’il y tienne tant que ça, François Hollande ne peut rien contre la directrice de Closer, Laurence Pieau. Sauf à solliciter Silvio Berlusconi, patron des éditions Mondadori.[/access]

*Photo : POL EMILE/SIPA. 00677147_000001.

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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