Vexé par une couverture de Valeurs actuelles, le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye compare l’hebdomadaire à Gringoire
En même temps qu’il s’emploie à mettre à mal l’enseignement de notre corpus civilisationnel français à l’école, Monsieur le ministre de l’Éducation nationale s’aventure à exhumer des archives médiatiques l’hebdomadaire satirique Gringoire. Ceux qui n’ignoraient pas son existence l’avaient probablement oubliée. On saura donc gré au ministre de l’effort de restitution historique auquel il a bien voulu sacrifier en la circonstance. Nous sommes soulagés : voilà cette publication des heures sombres de notre passé sauvée de l’épuration wokiste si ardemment ourdie par ledit ministre. Profitons-en donc pour pousser un peu plus loin le bouchon de la réminiscence historique. Ce qui a fait le renom et assuré la postérité de cette publication est le rôle qu’elle a joué dans l’affaire Salengro. Nous sommes en 1936. Avènement du Front Populaire. Roger Salengro, député-maire de Lille devient ministre de l’Intérieur. Quelques mois plus tard, en novembre, l’homme se suicide au gaz dans son appartement de Lille. Depuis pratiquement son entrée au gouvernement, il faisait l’objet d’accusations graves, mettant sérieusement en cause son honneur. On le soupçonnait d’avoir déserté pendant la Grande Guerre. Rien de moins. Les journaux d’opposition, la presse d’extrême droite, Gringoire en première ligne, s’en donnent cœur joie. On en fait des tonnes. Le scandale est énorme. Pour tenter d’éteindre l’incendie, on décide la tenue d’un débat parlementaire dont on espère qu’il apportera sinon toute la lumière, du moins l’apaisement. Le débat a lieu, suivi d’un vote. Vote favorable au mis en cause. Cela paraît bel et bon, sauf que, dans la foulée, le lendemain même, Gringoire sort la formule qui tue : « On a blanchi Salengro, le voilà propre en gros ». Le jeu de mots, aussi facile que douteux d’ailleurs, fait florès. L’opinion ne veut retenir que ce trait. Le vote de l’Assemblée demeure donc sans aucun effet. Quelques jours plus tard, survient le drame. Roger Salengro se donne la mort. Il faut un coupable. Ce sera la presse de droite, d’extrême-droite, surtout Gringoire, bien sûr. L’humanité du 17 novembre titre en Une: « À la suite des attaques de journaux infâmes le ministre de l’Intérieur s’est tué. » Suit un chapeau: « Cruellement atteint par les coups répétés de la haine fasciste du Gringoire de Chiappe et des organes hitlériens, Roger Salengro a été trouvé asphyxié au gaz dans son appartement de Lille. »
C’est alors que nous devons nous faire un devoir – doublé d’un vif plaisir – d’apporter à la connaissance de notre ministre de l’Éducation nationale quelques précisions historiques complaisamment passées sous silence hier et encore aujourd’hui. Tout d’abord, les premières accusations journalistiques de désertion face à l’ennemi à l’encontre de Salengro ne sont pas à chercher du côté de Gringoire ou des journaux d’extrême droite, mais – et cela dès les années 1920 – dans les colonnes du Prolétaire, publication communiste du Nord. Accusation reprise en 1931 par le même organe. Selon l’article publié, « le 7 octobre 1915, le soldat Salengro, cycliste (autrement dit estafette) – au 233 eme d’Infanterie, 51eme division, serait passé à l’ennemi après avoir quitté ses lignes sous prétexte d’aller récupérer le corps ou les papiers d’un compagnon d’armes tombé la veille. » On notera au passage que dans cet article, la désertion se trouve aggravée du crime de trahison. Quand on manie la faucille et le marteau, autant ne pas y aller de main morte, n’est-ce pas ! Quant au pesant jeu de mots Proprengro, c’est également sous une plume communiste qu’il apparaît en premier, également en 1931. Gringoire ne fait donc que le reprendre.
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Il y a mieux. Nous avons évoqué le vote positif de l’Assemblée. Au vu des chiffres, la cause paraît entendue: 530 votants. 427 favorables. 103 contre. Mais à l’examen du texte sur lequel les députés ont été appelés à se prononcer, l’affaire est beaucoup moins claire: « La Chambre, constatant l’inanité des accusations apportées contre un membre du gouvernement, flétrit les campagnes d’outrages et de calomnies qui ne peuvent qu’énerver (sic) l’opinion publique, exaspérer les passions partisanes, propager les méthodes de violence et déconsidérer notre pays aux yeux de l’étranger, fait confiance au gouvernement pour soumettre sans délai au parlement un projet de loi qui, tout en sauvegardant la liberté de la presse permette à tous les citoyens de défendre efficacement leur honneur contre la calomnie et la diffamation. » Voilà donc la résolution proposée et votée le vendredi 13 novembre 1936 à l’Assemblée. Le premier intéressé, Roger Salengro, n’est même pas nommé. On s’en tient au très impersonnel « un membre du gouvernement ». Les faits pourtant fort graves qui lui sont reprochés et sur lesquels il s’agit de se prononcer ne sont nullement exposés. Là où on s’attendrait à trouver en termes précis l’affirmation vigoureuse que le soldat Salengro est innocent de ce dont on l’accuse, qu’il doit être blanchi une fois pour toutes hic et nunc, on se contente de quelques mots en ouverture pour dévier aussitôt sur l’énoncé de bonnes intentions législatives exprimées avec toute l’emphatique lourdeur de l’immortelle langue de bois. S’en retournant chez lui à Lille, Roger Salengro peut-il se convaincre qu’il est soutenu par son propre camp avec la vigueur qu’il pouvait en attendre ? Certes, la violence des attaques ad hominem de Gringoire, l’effet qu’elles ont eu dans l’opinion, sont à condamner avec la dernière fermeté en regard de l’issue dramatique de l’affaire. Mais que ce constat d’évidence ne nous interdise pas de considérer que, de retour chez lui, à Lille, le ministre Salengro, de surcroît veuf depuis peu, ait pu se sentir bien seul.