Il n’est pas toujours besoin de grands drames pour mesurer la dégradation intellectuelle et morale des acteurs – comme on le dit désormais à juste titre – de la « scène publique ». Parfois de petits événements bien français y suffisent. On apprend ces jours-ci que le gouvernement a décidé le transfert au Panthéon des cendres de quatre résistants, deux hommes et deux femmes. Tous les quatre sont incontestables, si bien qu’on ne peut soupçonner l’État de ce préjugé paritaire qui, voici quelques années, l’avait amené à conférer la croix de la valeur militaire à une dame qui avait fui devant l’ennemi au cours d’une opération extérieure, plutôt que de présenter au ministre en visite un rang de récipiendaires trop exclusivement masculin. Ici le problème est différent. Des quatre cercueils transportés dans ce temple bizarre où voisinent des notaires inconnus, d’authentiques héros, des écrivains aux talents variés, deux seront vides. Les familles de Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle s’étant opposées à l’ouverture des caveaux de famille, leurs deux cercueils seront conduits au Panthéon lestés seulement d’un peu de terre. Il faut s’arrêter sur ce moment de dinguerie républicaine, dont le plus curieux est qu’il n’étonne plus personne.[access capability= »lire_inedits »] Convergent ici plusieurs traits de l’époque.
Le premier est l’occultisme. Ce n’est pas un trait nouveau. Tertullien s’étonnait déjà des objets d’amour que les hommes choisissent quand Dieu s’est absenté. Le cercueil vide remplace l’âme enfuie. La chose seule compte, désormais parée de vertus magiques. Un témoin du transfert des cendres de René Cassin, en proie au plus vif ébahissement, m’a raconté que le cercueil – plein cette fois – avait, avant de gagner le Panthéon, fait un détour par le Palais-Royal, afin que le président Cassin puisse « revoir » les lieux de sa gloire passée ; et qu’on l’avait ainsi promené de salle en salle avant de l’exposer au respect silencieux de ses anciens collègues. Me souvenant de ce récit, je crains d’avoir été victime d’un canular, tant cette histoire de mort-vivant du droit me paraît frappée du sceau de la maboulerie la plus pure.
Le second trait est plus inquiétant, parce qu’il révèle l’impatience de l’État, fût-il démocratique, à tout ce qui s’oppose à son idéologie. Le transfert donc, dans un premier temps, c’est-à-dire la violation de sépulture légale, et qu’importent les volontés du défunt. La mort doit plier devant la communication, la carrière du chef de bureau, l’effet médiatique attendu. « L’important, dans la panthéonisation, c’est le symbole », écrit dans une langue effarante l’administrateur du Panthéon. On ne saurait mieux dire que le reste n’a pas d’importance. Aussi bien ajoute-t-il avec une désarmante franchise cette phrase dont chaque mot doit être pesé : la cérémonie « prend la forme que le pouvoir veut lui donner », et qu’importe si cette forme ressortit aux traditions vaudoues. Il est heureux que Geneviève de Gaulle et Germaine Tillion aient été pourvues de familles solides et de bon sens. Imaginons que ces deux héroïnes aient été seules au monde. Il est sûr que personne ne se serait arrêté à l’expression de leur volonté, eût-elle été explicitement portée dans leur testament, de reposer aux côtés de leurs proches. Le mort n’existe pas après qu’il a disparu, sauf dans l’imagination des vivants qui le fait servir à ses fantasmes, un jour au Palais-Royal, un autre dans la fausse église où le pendule de Foucault grave sur le vide les balbutiements d’une propagande des plus bizarres. « J’ai fondé ma cause sur rien », la phrase de Stirner pourrait servir de devise à la plupart des nihilistes qui nous gouvernent. Alexandre Dumas voulait être enterré auprès de son père, qu’il avait tant admiré. À la mort du père, il avait fallu aller chercher le petit garçon sur le toit de la maison familiale où il tirait des coups de fusil dans la nuit : « Je vais monter au ciel, tuer Dieu et reprendre papa. » Le cœur se serre à cette évocation, sauf naturellement le cœur administratif. Dumas n’ayant pas de descendants, l’État n’a pas hésité à le séparer de son père pour mener ses restes au grand columbarium républicain, après l’avoir promené à travers Paris dans une parade qui renvoyait celles de Disneyland au rang des retraites aux flambeaux de Villard-Reculas (Isère).
Mais lorsque les familles s’opposent, on ne se le tient pas pour dit. Il y avait pourtant le bel exemple de la cathédrale Saint-Paul, où une plaque évoque la mémoire de T. E. Lawrence, sans qu’il soit venu à l’idée de quiconque de violer la petite tombe du pays de Galles où il repose, et dont l’inscription rappelle simplement son titre de professeur à l’université d’Oxford. Mais cette simplicité ne favorise pas le storytelling. Le simulacre s’impose. Le transfert aura donc lieu, en cercueil vide. On croirait le corbillard fou de l’enterrement de Delacroix, avec de pâles hiérarques pour chevaux. Les apparences sont sauves, ces apparences qui sont celles de la prééminence du politique, que l’on doit en effet sauver avec d’autant plus de rigueur que dans le monde réel, moins commode que celui des esprits, le réel précisément résiste, lui, à supposer d’ailleurs que les gouvernements n’aient pas renoncé à le transformer. Voici le cercueil plein de terre qui ne ment pas. Vous vouliez du travail, vous aurez des cercueils vides, et puis un beau discours prononcé par qui n’aurait pas su l’écrire. Les ombres et l’imposture sont partout. Qu’il y ait tromperie sur la marchandise funèbre ne gêne personne. Peut-être les badauds croiront-ils à la vérité de l’étrange spectacle. Personne ne les désabusera. La parade funéraire échappe au droit de la consommation, dans une exception bienvenue à cette frénésie d’informer le chaland qui fait ressembler la vie sociale à une grande leçon de choses, et l’on ne verra pas sur les cercueils l’affichette signée par délégation d’un sous-directeur des douanes et qui aurait pu nous apprendre, à la manière de Magritte, que ce cercueil « ne renferme pas ce que vous croyez ».
Dans ses carnets, Montherlant raconte avoir vu un coiffeur du Sud algérien, qui proposait des coupes « à la garçonne », « à la parisienne », mille fantaisies capillaires, fermé par l’autorité militaire « pour cause de bêtise », comme l’indiquait un panneau cloué sur la porte. Si peu désireux qu’on soit d’augmenter le nombre des organismes publics, on se prend à rêver d’une Cour suprême formée de quelques bons esprits n’ayant rien à espérer du pouvoir et qui en censurerait les errements les plus tartes. Il est vrai que la simple lecture du Journal officiel suffirait à la doter, dès l’origine, par précaution, d’un effectif considérable.
Je me reproche à présent une trop grande sévérité. Il y a dans cette affaire de cercueils vides une forme d’hommage du vice à la vertu. Retenu par une prudence ancienne, l’État doute encore un peu et marche en crabe. Il trafique, il habille, il veut faire croire. Il se rattache par ces quatre planches au monde qui disparaît, celui où ces deux femmes tant admirées ne se sont pas laissé abuser par les mots de la politique – « vichyste », par exemple – et se sont guidées simplement sur l’étoile d’une vérité tangible, incontestable : que les allemands – de vrais allemands, pas de la terre de cercueil, du coton dans l’uniforme – n’avaient rien à faire chez nous, surtout pour y amener, avec la complicité d’autres idéologues, des horreurs qui n’avaient rien non plus de virtuel. On prête au frère de Geneviève de Gaulle cette réponse à une imbécile qui, à un dîner élyséen, expliquait qu’on avait exagéré la dureté des camps : « Vous avez bien raison, Madame, la plupart des Françaises de Ravensbrück s’y trouvaient si bien qu’elles y sont restées. » Tout est dit, et d’abord qu’elles y sont vraiment restées. J’aime à penser que les transporteurs de cercueils vides ne l’ont pas totalement oublié. Je préfère encore, je crois, les cercueils vides dans leur fausseté honteuse, révélatrice, à ce qui nous menace : les hologrammes de Marc Bloch ou de Maurice Genevoix entrant au Panthéon d’une démarche hésitante de ressuscités, parmi des soldats au présentez-armes, pour la plus grande gloire de ministres aussi vaniteux qu’ils sont éphémères.[/access]
*Photo : wikicommons.
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