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Le voyeur

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Dans son dernier roman, Yves Ravey nous embarque dans une nouvelle aventure un peu glauque, et confirme tout son savoir-faire pour distiller au gré des pages des atmosphères pesantes dans ses récits.


Yves Ravey, au fil de ses romans, décrit des personnages ballotés par l’existence, lâches, écrasés par la condition humaine. L’intrigue, le plus souvent, se déploie dans un cadre spatio-temporel difficilement identifiable. Sa nouvelle histoire, la 19e, ne chamboule pas les règles romanesques suivies par l’auteur. Elle se déroule aux États-Unis, non loin de la frontière mexicaine, dans un lotissement composé de maisons et cabanes en bois couvertes de plaques de tôles, entourées de pelouses synthétiques. Il y a notamment la maison de Sally et Miko, puis celle de Samantha et Steve. Il y a également le Dusty’s bar pour boire quelques verres à la tombée des ombres, ainsi que la Blue Spoon River pour pêcher à la mouche – Yves Ravey est très précis sur le sujet. Le personnage principal, qui est aussi le narrateur, habite dans cette zone d’habitations sans âme.

Sexe utile

Il se nomme Barnett Trapp ; sa femme, Josefa, l’a quitté pour un professeur d’histoire, Spencer. Il a un fils, David, qu’il ne voit plus. Ses affaires ne sont guère florissantes : son entreprise d’ambulances ayant fait faillite, il vend des produits d’entretien à bas prix stockés dans l’entrepôt jouxtant sa maison. Cet ancien militaire enrôlé dans les forces spéciales en Irak, picole et ne parvient pas à s’extraire du marasme. Alors il épie ses voisins avec ses puissantes jumelles de montagne, en particulier Sally, qui passe ses journées au bord de sa piscine aux reflets bleutés. Le narrateur : « Ce qui me permettait de détailler, vu la qualité des lentilles et des objectifs, le grain de sa peau à hauteur, disons, du haut de son maillot de bain. » Il est le témoin du manège de grosses cylindrées escortant des camionnettes, la nuit, derrière la villa de Miko, mari de Sally, propriétaire d’une chaîne de blanchisseries. Il subodore un trafic qui rapporte davantage que le nettoyage de linge. Prudent, il se tait. Sa devise : « Voir sans être vu ».

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Un jour, Miko propose à Barnett de prendre un verre chez lui. « Ma femme sera ravie de vous accueillir », dit-il. Le piège se referme alors. Barnett et Sally finissent par devenir amants. Ce n’est pas le coup de foudre, plutôt le sexe utile. Sally propose à Barnett de braquer son mari. Elle lui révèle que son coffre-fort contient un demi-million de dollars. Leur plan va subir de nombreuses modifications mais tous les personnages du roman, de près ou de loin, vont être impliqués. Ce qui plaît à Sally, c’est surtout de tromper l’ennui et de fuir au Mexique. Ce qui motive Barnett, c’est de fuir avec le fric. L’atmosphère devient de plus en plus angoissante, le savoir-faire de l’écrivain agit et distille un doute dévastateur.

Manipulations

Avec Que du vent, Yves Ravey confirme sa technique narrative exigeante et efficace, avec notamment le discours direct enchâssé dans le récit, permettant ainsi d’introduire des informations et indices qui complètent le puzzle, et mènent à la résolution finale, souvent inattendue. Il convient, cependant, de ne pas se laisser manipuler par le narrateur.

Ne pas oublier, non plus, que nous sommes en présence d’êtres humains cupides et pusillanimes – la fin le prouve –, incapables de modifier leur destin de médiocres. Ils restent au seuil de la tragédie.

Yves Ravey, Que du vent, les Éditions de Minuit. 128 pages

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Metoo: il y en aura pour (vraiment) tout le monde !

La vedette de la chanson Slimane est à son tour accusée de harcèlement sexuel. Il y a un an, au Zénith de Saint-Etienne (42), il aurait plaqué contre un mur un technicien employé sur un de ses concerts du « Cupidon tour ». Ce dernier lui aurait alors dit qu’il ne mangeait pas de ce pain-là, puis a attendu presque un an avant de porter plainte contre le représentant français de l’année à l’Eurovision. Jusqu’à quand nos tribunaux se laisseront-ils encombrer par ces affaires un peu ridicules ?


Nous connaissions Cupidon, le dieu de l’amour, représenté par un ange muni d’un arc et dont les flèches déclenchent la passion amoureuse chez ceux qu’elles touchent au cœur. Nous connaissons désormais Slimane, le chanteur surnommé « le   Cupidon » qui enflamme les foules avec ses chansons d’amour pleines de bons sentiments et très populaires lors des mariages. Seulement, depuis quelques jours, nous découvrons que Slimane n’est peut-être pas toujours un chérubin et que ses flèches visent un peu trop bas… L’artiste est accusé de harcèlement sexuel envers un de ses anciens techniciens. Toujours à l’affût d’affaires scabreuses, la presse fait des gorges chaudes de ce fait divers dont nous ne devrions même pas être au courant. Mais, il faut vendre, et pour cela, rien de plus efficace que d’assouvir le voyeurisme des amateurs de presse à scandales.

Metoo : une justice à fiel ouvert

La même question se pose toujours dans ce genre de cas : avant même que la justice innocente ou condamne l’accusé, celui-ci subit déjà la pire des sanctions : celle de la mort sociale. Une personnalité médiatique mérite-t-elle un traitement d’exception dans les affaires judiciaires ? En bien comme en mal, certainement pas. En l’occurrence, Slimane, artiste populaire, se verra probablement refuser des participations à des concerts, à des concours, et à toutes sortes de grands événements artistiques. Et qu’importe si l’instruction de l’affaire dure des mois, voire des années… pour terminer par un non-lieu. Le mal est fait.

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Vous imaginez ce que peut représenter pour un chanteur de voir anéantis tous ses espoirs d’être sélectionné aux NRJ Music Awards ? Il y a une originalité : le plaignant étant un homme, les féministes ne pourront pas invoquer la faiblesse féminine face à l’homme prédateur. Outre le fait que la judiciarisation des rapports est excessive, la violation de la vie privée devient monnaie courante.

Je te croa

J’y vois, une fois de plus, l’américanisation de nos mœurs, pour le moins bon et pour le pire ! Si l’on s’en tient aux dires de l’avocat du plaignant, le harcèlement sexuel consistait en une étreinte non consentie à la fin d’une soirée arrosée après un concert de l’artiste, et en des textos à caractère pornographique. Le technicien ayant un contrat de travail, le Conseil des prud’hommes eût été plus indiqué afin de soulager les instances judiciaires déjà si encombrées. Coupable ou non coupable, la peine la plus sévère commence maintenant pour Slimane : subir l’opprobre. Pauvre Cupidon ! Il serait temps que Thémis et Athéna intervinssent pour raisonner la progéniture de Vénus et de Mars. Mais depuis quand la raison rime-t-elle avec la passion ?


Dernière publication : Au bal des facétieux (Une autre voix, 2024)

Je ne suis pas juif, mais

N’y aurait-il que les juifs pour s’émouvoir encore du souvenir du 7-Octobre ? Un an après, l’émotion bruyante a laissé place à l’indifférence. Témoignage d’un Français « normal ».


Français normal, comme dirait Coluche, j’ai un prêt immobilier qui n’en finit plus, un couple qui n’en finit plus non plus, et des émotions fortes par moments. Lorsque mes enfants rentrent en primaire dans un nouvel établissement, j’ai une émotion forte personnelle. Lorsque des terroristes massacrent au Bataclan un 13 novembre j’ai une émotion forte collective. Ces émotions n’en finissent plus, et c’est bien normal.

Et puis vint le 7-Octobre. Le massacre de familles entières dans des kibboutz israéliens. Une émotion collective par nature, on allait se coaliser pour éradiquer le Hamas et c’est bien normal. Enfin, ça, c’était jusqu’au 8 octobre au matin. Après, disons à partir de l’heure du déjeuner, les meurtres et viols barbares du Hamas étaient devenus une émotion personnelle. À la limite, je pouvais la partager avec Alex, mon meilleur ami juif séfarade, qui passe ses vacances à Tel-Aviv. Mais au-delà, on commençait déjà à se demander pourquoi vivre avec des affiches d’otages sur les murs de nos villes. On n’allait tout de même pas revoir tout l’aménagement urbain à chaque crime de guerre.

Et c’est ainsi que la rentrée scolaire de mes enfants fut définitivement jugée plus émouvante pour la collectivité. En tous cas, la photo d’Anouk, 8 ans, et de Vadim, 6 ans, de dos avec leur cartable, me valut plus de likes que la capture d’écran I Stand with Israel. Et beaucoup moins de soucis aussi. Alors que, promis, les enfants et l’école, ce sont des soucis.

On ne reprocha pas non plus à Anouk et Vadim d’être responsables du chauffard qui manqua de les percuter sur un passage piéton, sous prétexte que cela fait bien longtemps qu’ils prennent toute la place avec leurs trottinettes. Ce qui leur fait une autre différence avec les victimes du 7-Octobre.

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À partir de là, je suis resté un Français normal. J’ai fait barrage à la haine dès que j’ai pu, j’ai soufflé en découvrant une assemblée nationale éparpillée façon puzzle, sans majorité pour le RN, j’ai ricané avec mes camarades résistantsde l’air penaud de Bardella, j’ai partagé le mojito de la victoire en terrasse au Café Francoeur, 129, rue Caulaincourt Paris 18e. La haine avait reflué, j’étais serein, j’avais fait le taf. Et puis, Alex, mon ami de parti pris, juif, Tel-Aviv tout ça, bref briseur de kiff, me renvoya un best of vidéo des déclarations de députés LFI fraîchement réélus. David Guiraud, « Les bébés dans le four c’est Israël » ; « L’entité sioniste » de Sébastien Delogu ou encore les rires d’Ersilia Soudais à l’évocation du 7-Octobre.

Le troisième mojito aidant, je tentai de le raisonner sans prendre de gants. Je trouvai même des parallèles imparables : tout comme Sébastien Delogu ne se souvient plus très bien de qui est Pétain, n’était-il pas temps d’oublier un peu le 7-Octobre ?

Mais Alex ne l’entendait pas ainsi. Alex n’est pas un mec normal. Alex est juif. Et moi je ne suis pas juif, mais.

Mais je n’ai plus envie de faire la fête.

Et le jour où j’aurai à serrer mes enfants dans les bras, je le ferai comme Shiri Bibas. De tout mon être, je ne lâcherai pas Ariel, 4 ans, et Kfir, 10 mois. Et je ne comprendrai pas bien qu’on boive des mojitos sans plus jamais penser à nous.

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* Louis Lanher est romancier et producteur de documentaires. Il n’est toujours pas juif.

Mazan, c’était écrit?

La terrible « affaire Pelicot », également dite des « viols de Mazan » a un précédent historique. Le marquis de Sade, propriétaire du château de Mazan, a lui aussi drogué des femmes pour les violer.


À n’en pas douter, certains noms sont empoisonnés ! Pensez, Mazan ! Nous sommes en 1771. Le marquis de Sade est marié (plutôt vendu par son père), depuis 1763, à Renée-Pélagie de Montreuil, mais il est fou amoureux de sa belle-sœur, Anne-Prospère de Launay. Sa femme est laide, elle a du caractère, sa belle-sœur (qu’il appelle « ma sœur ») est « un petit trésor » piquant. L’affaire s’emballe au château de La Coste, proche de celui de Mazan, autre propriété familiale[1]. Sade écrit à l’abbé de Saumane, son oncle, pour « l’amuser un peu dans sa solitude » et pour prévenir les foudres de sa belle-mère : « Du milieu de cette famille aussi vertueuse qu’épaisse est sorti un ange céleste qui, par tous les agréments physiques et moraux qui la referment, a porté le méchant public à de furieux doutes sur la vertu de la Présidente, on n’a jamais voulu ni pu croire que le magistrat Cordier ait eu la moindre part à l’existence de cette divinité qui véritablement semblait absolument dégagée de l’informe et lourde matière dont il avait embrouillé les organes du reste de sa progéniture. » La Présidente, c’est la belle-mère, et Cordier, son mari.

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Soupçons

Mais revenons à l’ange céleste, à la divinité. Quand le marquis la rencontre en 1769, elle a 17 ans : « La liberté qu’on nous laisse donne bientôt lieu à d’intimes communications qui m’attirent la confiance et l’amitié de cette jeune personne. Les partis se présentent, elle les refuse, on ne tarde pas à maccuser de singularité, on va jusqu’à me soupçonner des projets : un inceste à moi, mon cher oncle, convenez qu’on ne me rendait guère justice. »

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En octobre 1771, le marquis reçoit Anne-Prospère à La Coste. Elle a 19 ans, elle est chanoinesse, mais faussement religieuse. La fièvre monte. La partie physique va se jouer et au-delà. La passion est établie. Le scandale aussi. La saison est au plaisir. La Présidente est furieuse : ses deux filles sont sous l’emprise du même homme !

Valet rabatteur

L’air devient irrespirable. Sade prémédite alors une escapade marseillaise. Arrivée : juin 1772. Son valet Latour s’occupe de recruter des filles très jeunes. Donatien leur distribue des bonbons d’anis à la poudre de cantharide, un puissant aphrodisiaque. Orgie : flagellation et sodomie (crime puni par le feu vif). Les dragées sadiennes sont supposées emporter le consentement. À forte dose, elles empoisonnent celles qui les ingurgitent au point que ces dernières défaillent. Sade, évidemment, encourage les filles à se servir copieusement. Deux d’entre elles tombent malades. Les médecins pensent à l’arsenic. On s’en convainc. Fausse piste. Quoi qu’il en soit, on prévient la maréchaussée qui ouvre une enquête. Sade est un empoisonneur parfait. Ce qui n’était qu’une banale partie de débauche devient une affaire d’État arbitrée par l’opinion publique. Le marquis doit encore fuir. Direction l’Italie avec sa belle-sœur. Sous quel nom d’emprunt voyage-t-il incognito ? Comte de Mazan.

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[1] Le château restera dans la famille de Sade jusqu’en 1854. C’est aujourd’hui un hôtel…

Assagir Sade ?

Christian Lacombe, bibliothécaire à la réserve des livres rares de la BnF, a puisé parmi ces trésors pour nourrir Le Marquis de Sade : le libertin enchaîné. Cette biographie historique ne s’attarde pas sur l’œuvre mais sur le destin du « divin marquis » qui s’est joué à la bascule de l’Ancien Régime, de la Révolution et de l’Empire.


Annie Le Brun, ardente exégète de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814), a rendu l’âme le 29 juillet 2024. Pas un connaisseur de Sade n’ignore son œuvre critique considérable : Les Châteaux de la subversion (1982) ; Soudain un bloc d’abîme (1986), préface à l’édition des œuvres complètes de Sade chez Pauvert ; le catalogue de l’exposition « Sade : Attaquer le soleil » dont elle fut, il y a dix ans au musée d’Orsay, la muse…

Bibliographie sélective

On aurait pu attendre de Christian Lacombe, auteur d’une nouvelle biographie intitulée Le Marquis de Sade : le libertin enchaîné, un hommage inséré quelque part dans les 250 pages de son livre par ailleurs remarquablement coédité par Perrin et la BnF, enrichi d’illustrations assorties de précieuses notices. Mais dans son texte, rien : pas une allusion à Annie Le Brun. Pas même une citation de sa prose incomparable qui porte la mémoire du « divin marquis ».

Par contraste, un encadré donne voix à… Simone de Beauvoir, auteur d’un Faut-il brûler Sade ? moins essentiel, me paraît-il, que les travaux de ses illustres devanciers, à commencer par Maurice Heine (1884-1940) et Gilbert Lely (1904-1985). Sans compter Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade (1949), et Pierre Klossowski, Sade mon prochain (1947), également absents de la « bibliographie sélective » de Lacombe ! Annie Le Brun avait prévenu : « Nous voilà aux antipodes de toute pensée dont la notoriété tient à pouvoir être fréquentée comme un monument qui ne change pas et ne nous change en rien. »

De fait, l’entreprise biographique porte en soi le risque de « lisser », au rabot de la chronologie, les aspérités d’une œuvre fondamentalement intraitable. Voir, encore et toujours, Annie Le Brun : « [Sade] nous emmène au plus loin de nous-même, là où se perd la frontière entre l’humain et l’inhumain, là où notre nuit fait oublier l’aube, là où apparaît ce que nous ne voulons pas voir. »

Une enquête historique captivante

Mais Christian Lacombe assume son parti pris : raconter « sous un angle historique » la vie du marquis de Sade. Réserve faite des censures nominales évoquées plus haut, reconnaissons au biographe le mérite de sa scrupuleuse érudition au bénéfice de son enquête : elle nous entraîne dans le récit captivant de ce destin sans pareil, qui s’est joué à la bascule de l’Ancien Régime, de la Révolution et de l’Empire.

Bibliothécaire à la réserve des livres rares de la BnF, Christian Lacombe a pu exploiter quantité d’archives sur Sade, dont il juge qu’il « fut l’homme des paradoxes, sa vie contredisant ouvertement son œuvre ». Né à l’hôtel de Condé, enfant de deux lignées prestigieuses, Sade grandit avec le prince de sang, tous deux « élevés dans la même certitude de leur supériorité aristocratique ».

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Le marquis a habité trois châteaux : Saumane, Mazan, La Coste. Volage, dépensier, il épouse Mlle de Montreuil, excellent parti, en 1763. « L’athéisme étant infiniment plus condamnable que la débauche », le leste Louis XV lui pardonne ses juvéniles incartades, d’autant que Donatien devient père en 1767. Un an plus tard, l’affaire Rose Keller (une « mendiante » levée place des Victoires) commence à entacher la réputation du grand aristocrate qui « n’a jamais tenté de prendre des responsabilités dans quelque domaine que ce soit – ni la diplomatie, ni la magistrature », mais se ruine à aménager La Coste pour des représentations théâtrales, se carapate une année en Hollande et, sur fond de relations chaque jour plus aigres avec sa belle-mère, la fameuse Présidente de Montreuil, finit par émouvoir la justice quand la rumeur se propage qu’à Marseille, secondé par son valet, il a drogué, flagellé, sodomisé une cohorte de catins. Sade s’enfuit jusqu’à Venise mais, rattrapé sur dénonciation de la Présidente, il est incarcéré et placé sous curatelle. Il s’évade, erre de la Savoie à l’Italie, y multiplie les conquêtes, et en rapporte son premier essai littéraire, Le Voyage d’Italie, somme monumentale sur la péninsule. Rentré à Paris en 1777, il se jette dans la gueule du loup : acquitté par le parlement d’Aix, il ne l’est pas par le monarque qui reconduit sa lettre de cachet. Sade s’évade encore ; ligoté, on le ramène à Vincennes. Lancé dans une correspondance frénétique, Donatien pond une flopée de comédies. L’été 1782 voit naître son premier texte de fiction : le Dialogue entre un prêtre et un moribond. Transféré à la Bastille en février 1784, il y griffonne le célèbre rouleau des 120 journées de Sodome. Puis naît le roman-fleuve Aline et Valcour (1785-1788). Voilà Sade enchaîné – et pour longtemps.

Transgressif, sans limite

La biographie s’illustre ici de longs extraits, attestant combien Sade ne fut ni un artiste jouisseur plein de morgue, ni un talentueux auteur dans le genre alors prisé de la littérature libertine. C’est un génie de la transgression sans limite, en témoigne le triptyque Justine, La Nouvelle Justine et l’Histoire de Juliette. Sade n’est pas un écrivain grivois ; c’est le philosophe du déchaînement érotique.

La Révolution (à laquelle il participe de façon ambiguë, voire comique) ne le sauve pas. Le citoyen Sade est encore incarcéré à Saint-Lazare, puis à Picpus, « prévenu de conspiration contre la République ». Il échappe au couperet, pas à la détresse financière. Pris à la gorge, il publie La Philosophie dans le boudoir, « assurément l’un de ses plus beaux livres et peut-être le plus drôle », juge Christian Lacombe. Aux abois, il se résout à vendre ses châteaux, achète une petite maison à Saint-Ouen. Âgé, malade, il écrit Les Crimes de l’amour, livre étrillé par un plumitif, ce qui alerte la police de l’Empire. En 1803, Sade est transféré à l’asile d’aliénés de Bicêtre – humiliation de trop pour une famille de haut rang : transféré à Charenton, il y est mieux logé, quoique étroitement surveillé. Napoléon ignore ses suppliques. À 74 ans, dans la France de la Restauration, le « vieux gentilhomme altier et morose » s’amuse encore avec une petite blanchisseuse. Il succombe, semble-t-il, à une occlusion intestinale.

Le Marquis de Sade : le libertin enchaîné, de Christian Lacombe, Perrin/Bibliothèque nationale de France, 2024. 256 pages.

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La mesure 24

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 « Plonger dans ces souvenirs n’a, vous l’imaginez, rien de réjouissant. Mais enfin, puisque vous insistez, je vais tout vous dire. »

Instantanément, les conversations cessèrent. Tous les convives, une dizaine, firent cercle autour d’elle, après que la maîtresse de maison, consciente que quelque chose d’important, voire de grave, allait se jouer, eut invité les enfants à aller s’ébattre dans le jardin.

Gladys ferma les yeux, inspira longuement. Se recueillit un instant, comme pour mettre de l’ordre dans ses pensées ou juguler son émotion, avant de commencer.

« C’était il y a huit ans. En janvier, peu après les fêtes. Vous vous souvenez sans doute des affiches dans Paris, des annonces dans les journaux : «Après sa tournée triomphale en Europe et aux États-Unis, Gladys de Prouges donnera un récital à Pleyel » Tout était loué un mois à l’avance. Plus une place. J’avais choisi, un peu par défi envers moi-même, car j’étais plus familière de Chopin et de Schumann que de ce répertoire, un programme de musique espagnole. De Falla, Rodrigo, Albéniz. Des pépites pour lesquelles je venais de m’engouer et qu’il s’agissait de débarrasser de quelques scories pour les mettre en valeur.

« D’Albéniz, j’avais puisé, parmi les douze pièces de la suite Iberia, celles qui me paraissaient les plus brillantes. Dignes de clore le concert en apothéose. Il me restait huit jours pour en parfaire l’exécution. Pas de quoi s’affoler. Pas de quoi lambiner non plus. Je travaillais tous les jours d’arrache-pied – si je puis dire. D’autant que je trébuchais sur un passage, toujours le même. La vingt-quatrième mesure de la dernière pièce. Une succession de doubles croches résolue par un accord en mineur que devait magnifier un imperceptible décalage rythmique de la main gauche. »

Elle s’interrompit. À la subite altération de sa voix, chacun comprit qu’elle revivait avec intensité ce moment de son existence.

« Le dénouement, reprit-elle enfin, vous le connaissez. L’annulation in extremis du récital. Les rumeurs, les supputations. Les insinuations venimeuses des magazines people. « Gladys de Prouges atteinte d’une maladie incurable ». Ou encore « Une tentative avortée de suicide la contraint à renoncer ». « Un chagrin d’amour à l’origine du caprice d’une diva ? ». Enfin celui-ci, qui fut sans doute le plus douloureux parce que plus proche de la vérité : « Consciente de n’être plus la meilleure, Gladys de Prouges abandonne la scène ».

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Murmure réprobateur qu’elle apaisa d’un geste avant de poursuivre :

« Je reprenais donc sur mon piano, inlassablement, le passage s’ouvrant sur la mesure 24. Comme s’il s’agissait d’effacer au fer à repasser un faux pli sur un tissu. Je savais que, si je n’arrivais pas à le jouer convenablement, que dis-je, aisément, tout risquait de capoter le jour du récital.

« J’étais en pleine répétition quand il s’est présenté avec ses outils. Une espèce de grand dadais, un peu rustaud. Il m’a tout de suite prévenue que changer des volets roulants n’était pas une mince affaire. Surtout dans l’état de vétusté des miens. Il en avait au moins pour la journée, et il connaissait son métier !

«  Pas question, bien sûr, d’interrompre pour autant mon travail. Je me remis à la tâche, reprenant inlassablement le passage litigieux. Peine perdue. Quand je croyais l’avoir dominé par quelque artifice, il se dérobait à nouveau et je trébuchais au même endroit, cette fameuse mesure 24, aussi indomptable que diabolique.

« Au début, mon ouvrier endura sans rien dire, ses grosses mains s’activant sur les rails à fixer le long des murs. Puis, au bout de trois heures, il donna quelques signes d’impatience, avant d’exploser.

– Ecoutez, me dit-il, vous n’y arriverez jamais si votre accentuation porte sur le la bémol. Vous faussez la cadence. Laissez-moi faire.

Il m’extirpa littéralement du tabouret, s’installa à ma place. Reprit depuis son début la pièce d’Iberia. Sous ses doigts maculés de cambouis, elle acquérait un relief inattendu. Que dis-je, j’avais l’impression qu’elle prenait vie. En comparaison, mon interprétation me semblait fade, dépourvue de la moindre saveur. J’attendais pourtant mon homme au tournant de la vingt-quatrième mesure. Il franchit l’obstacle avec brio. Pas la moindre hésitation.

Et puis, sans un mot, il se leva, reprit ses outils, se remit au travail. »

Gladys se tut. Ses mains tremblaient. Chacun respecta son silence, tant le moindre commentaire eût paru incongru.

Une correspondance incorrecte

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Le progressisme et le wokisme ont formaté la littérature de cette première moitié du XXIe siècle pour en faire un outil capable de propager leurs idéologies délétères et mêlées. Dans une perspective d’édification ou plutôt de rééducation, on ne donne plus à lire que des ouvrages célébrant la migration heureuse et le vivre-ensemble dans une harmonie, rendue possible par l’acceptation béate du multiculturalisme. Désormais, dans les livres, on combat l’injustice et on soutient les minorités ce, dans une langue aussi charnue qu’un os de seiche. On prône le Bien ; on pense bien. Du reste, on n’écrit plus pour penser mais pour panser l’universelle béance. L’auteur, en voie d’extinction, a cédé la place au prêcheur ; quant à l’échange entre les êtres, l’époque l’a proscrit pour le remplacer par la leçon qu’on administre doctement ; qu’on reçoit humblement.

Mon semblable, mon frère

En pareil crépuscule littéraire et intellectuel, on savait qu’il existait encore deux écrivains du monde d’avant la bien-pensance, Patrice Jean et Bruno Lafourcade ; on apprend aujourd’hui qu’ils correspondent. On s’en réjouit parce qu’on les croyait emportées avec l’eau du bain, les grandes correspondances littéraires où le verbe flamboie quand se frottent les idées : la correspondance de Flaubert repose dans les volumes de La Pléiade, Chardonne et Morand ne s’écrivent plus depuis longtemps. Voici Les Mauvais Fils, un choix de lettres échangées par Jean et Lafourcade ces dernières années.

L’échange débute en 2017 alors que nos auteurs, entrant tous deux dans la cinquantaine, se lient d’amitié et « avec des fortunes diverses tentent de sortir de l’ombre et de leurs nuits jumelles » ; il s’achève en 2022. Dans cette relation épistolaire, on cause littérature et monde littéraire ; on parle boutique, mais pas seulement. À l’anecdote savoureuse se mêle la réflexion sur l’humaine condition pratiquée avec une autodérision jubilatoire ; et puis, c’est aussi à la rencontre de l’autre que l’on va : on cherche à comprendre « son semblable son frère » pour mieux se comprendre ; c’est donc à une introspection joyeuse et sans concession que convie ladite correspondance.

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Ces deux-là sont entrés en contact via Messenger. C’est Patrice Jean qui a écrit le premier à Bruno Lafourcade. Il avait lu son essai sur le suicide et voulu lui témoigner son enthousiasme. Patrice Jean était sur le point de publier L’Homme surnuméraire, Bruno Lafourcade, L’Ivraie, romans qui allaient faire apparaître leurs auteurs sur la scène littéraire. « La naissance de notre amitié mêle les deux mondes, l’ancien (celui des bibliothèques) et le nouveau (celui d’Internet) », constate Bruno Lafourcade. L’âge, les origines, la situation sociale et le désir d’écrire rapprochent nos deux compères pourtant très différents dans leur manière d’être et de vivre. L’un, sanguin et impatient (Bruno Lafourcade), traverse l’existence vent debout ; il écrit comme il respire, romans, chroniques, essais, pamphlets. L’autre (Patrice Jean) est devenu professeur de lycée en espérant trouver le temps et la sécurité propices à l’écriture et au déploiement du roman. Élan et repli ; deux œuvres également bâties.

L’échange commence, motivé par une révérence commune pour la littérature et l’envie féroce d’écrire. Très vite, il gagne en épaisseur et s’incarne dans la chair des mots ; on partage aussi la vie, les amours, les emmerdes, la conscience du Tempus fugit, la nostalgie du monde d’hier et le dégoût du monde d’aujourd’hui. On s’amuse, et on rit de soi, dans cette correspondance ; c’est la seule manière qui vaille pour se tenir debout. Cet échange rend un peu à ses lecteurs Juvénal, Molière, Boileau ou Muray. En lisant Jean et Lafourcade, nous voici Figaro d’un jour : « On se presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. » « Le rire est une réponse de perdants : c’est une façon de ne pas perdre la face en prenant des coups », affirme Patrice Jean dans un entretien avec Bruno Lafourcade bientôt publié dans Causeur. Lafourcade complète : « Le rire est une vertu. Rien n’est efficace comme la satire pour mettre en perspective l’absurdité ou la violence d’une époque. »

Écrire malgré tout

Les Mauvais Fils, évoquant les déboires et réussites des deux auteurs, offre aux lecteurs un panorama de la vie littéraire et de ses figures incontournables (éditeurs, critiques, etc.), mais aussi de ses « petites mains » (correcteurs, bibliothécaires, etc.) « On se heurte, explique Lafourcade à Causeur, surtout quand on est jeune, à ceux qui considèrent la volonté d’écrire comme une occupation dérisoire ou prétentieuse (…) ; on écrit contre tous ceux qui s’y opposent : parents, collègues, éditeurs, journalistes, libraires ou correcteurs… » Jean fait chorus : « Avant d’être publié, un apprenti-écrivain vit dans l’humiliation de ses ambitions littéraires (…). » On cause donc littérature, mais aussi cinéma, travail, lecteurs, école, générations et même football ou téléréalité ; on cause beaucoup, dans Les Mauvais Fils.

Jean et Lafourcade ne sont pas tendre avec l’époque, ni avec le monde qu’ils questionnent, comme nous le faisons tous, du reste. Jean écrit, au moment de l’épidémie de Covid : « Je ne sais pas trop quoi penser du confinement et du Covid : début d’une ère nouvelle entre dictature sanitaire et puce électronique ? Bestialisation du monde ? Folie paranoïaque ? Décadence de l’Occident ? Ou bien, juste protection des plus faibles ? Les cerveaux sont poreux à toutes les idioties irrationnelles (…) ». Lafourcade répond : « J’ai tendance à croire que notre époque a une démence spécifique, dont le signe serait “l’inversisme”, cette inversion généralisée (l’élève enseigne, le juge pardonne, le lecteur de BD juge Flaubert, on humanise son chat domestique, l’adulte est infantilisé, etc.) ». « Je n’aime pas beaucoup mon époque, précise Jean à Causeur, mais je n’aurais aimé aucune époque, car dans tous les siècles, toutes les régions, les imbéciles règnent en maîtres. Bruno est un hyper-sensible, toute bêtise le fout en rage. » Il se voit plutôt Philinte là où Lafourcade serait Alceste, non sans concéder avoir, quand même, « des attaques de misanthropie, comme on a ses vapeurs. »

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Et puis, il y a les femmes et le regard tendre que portent sur elles deux mâles blancs issus du patriarcat. Jean et Lafourcade les aiment tout simplement parce qu’elles ne sont pas des hommes. « J’ai l’impression, écrit Patrice Jean dans ces Mauvais fils, que les femmes subissent plus cruellement que les hommes les outrages du temps » ; « peut-être suis-je tout simplement plus sensible à la perte de beauté des femmes qu’à celle perdue par les hommes. » Lafourcade préfère dire : « “J’aime les femmes” est un mot de misogyne, de cynique : on n’aime personne quand on aime tout le monde. On aime toujours un homme ou une femme en particulier, avec son visage, son rire, son intelligence. On aime la chair, parce que c’est aussi de l’esprit. »

Ces-deux-là sont des nostalgiques lucides. Ils souhaitent conserver, enserrée en leurs mots, les belles choses du monde d’hier pour les transmettre à la génération suivante et ne regrettent certainement pas l’époque où l’on mourrait, faute de vaccin, de la tuberculose, ni celle où l’on crevait dans les tranchées et où les ouvriers travaillaient douze heures par jour à l’usine. Ils pleurent simplement la beauté lumineuse disparue, la grâce fragile de Romy Schneider, la flamboyance d’Alain Delon, le panache de Philippe Noiret et la gouaille du Parisien et puis, comme le dit Lafourcade, « ce rapport au monde humble, pacifié, à l’espace, au corps » que nous avons perdus, à tant vouloir paraître.

Ceux qui se présentent comme de mauvais fils (« Nous avons été de mauvais fils parce que nous avons eu de mauvais pères, qui pissaient, comme Sartre, sur la tombe de Chateaubriand ») offrent à leurs lecteurs, dans cette correspondance, ce qu’ils auraient aimé recevoir de leurs pères. Ils leur allouent la possibilité de s’exercer à poser sur ce monde un regard discriminant et lucide, désenchanté mais joyeux. En donnant à lire leurs lettres, Jean et Lafourcade réparent un peu leurs pairs, victimes des boomers, cette « génération-Moloch », qui s’est contentée de jeter ses enfants dans l’arène de la vie, avant de les évincer au profit de ses petits-enfants.


426 pages, à paraître le 5 novembre chez La Mouette de minerve

Patrice Jean vient de publier La vie des spectres. En mai 2024, Bruno Lafourcade a fait paraître, avec le réalisateur Laurent Firode, Main basse sur le cinématographe, un essai dans lequel il canarde le milieu vertueux du cinéma pour en dévoiler sous les postures, l’imposture.

La vie des spectres - rentrée littéraire 2024 - prix Maison Rouge 2024

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Main basse sur le cinématographe

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Causons! Le podcast hebdomadaire de Causeur

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Elections américaines, les enjeux fondamentaux pour les Etats-Unis et le reste du monde. Analyses de nos experts, Gerald Olivier et Eliott Mamane. Discussion animée par Jeremy Stubbs.


Au-delà de la surenchère rhétorique, qu’est-ce qui est en jeu dans les élections américaines? Quelles sont les différences entre les programmes des candidats en matière d’économie, écologie ou relations internationales? Trump incarne le refus du wokisme. Ce qui différenciera un Trump de 2024 du Trump de 2016, c’est que, élu pour un deuxième mandat, il pourrait disposer d’une majorité au Congrès et être pleinement soutenu par l’establishment républicain. L’argent des milliardaires a joué un rôle très important dans ces élections, mais lequel? Trump et Elon Musk vont très bien ensemble: quel est impact sur la campagne de ce duo? Entre Harris et Trump, c’est ce dernier qui semble avoir le vent en poupe dans cette dernière phase d’une campagne hors normes.

Aymeric Caron: au diable l’écologie?

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Après avoir créé en 2018 la REV (Révolution écologique pour le vivant) afin de tenter de concurrencer EELV qui, selon lui, prône « une écologie encore trop anthropocentrée », Aymeric Caron se rallie en 2022 à Jean-Luc Mélenchon et est élu député à Paris sous la bannière du NFP. Depuis, à l’instar des insoumis, le chantre de l’antispécisme se passionne plus pour le conflit israélo-palestinien que pour la défense de l’environnement et des « animaux non humains ».


Le député Aymeric Caron, que des esprits taquins surnomment le Chevalier Brocoli (1), s’est fait remarquer ces dernières années grâce à des propositions qualifiées d’audacieuses ou de totalement stupides, c’est selon. Après le “permis de voter” afin que « les citoyens incultes et irresponsables [n’aient plus] voix au chapitre », le sauvetage des mamans moustiques, différents projets de mesures écologistes, antispécistes et anticapitalistes (2) – reconnaissance du crime d’écocide, fin des élevages d’animaux et de la consommation de viande, interdiction de la chasse et de la pêche, instauration d’une fiscalité écologique « favorisant les comportements environnementaux vertueux », décroissance à tous les étages, etc. –, le député vient de proposer la création d’un crédit d’impôt pour les propriétaires de chiens et de chats. Représentative de l’écologie actuelle, l’agitation échevelée du député Caron est intrinsèquement dérisoire. D’aucuns apprécieraient qu’il se cantonne à cette activité insignifiante et risible. Ce n’est malheureusement pas le cas…

Pauvre Butte Montmartre !

Depuis le 7 octobre 2023, en effet, Aymeric Caron – député, est-il important de rappeler, de la 18ème circonscription de Paris, à cheval entre le 9ème et le 18ème arrondissement – est surtout et presque exclusivement préoccupé par la situation à Gaza. Les messages sur son compte X ne laissent planer aucun doute : la très grande majorité d’entre eux, consacrés non pas à la « cause environnementale » mais aux événements au Proche-Orient, accablent l’État israélien de tous les maux, y compris en relayant des informations mensongères, comme celle de Mehdi Hasan, journaliste britannique d’Al Jazeera English affirmant qu’Israël « cible les enfants de Gaza, leur tire une balle dans la tête et les assassine délibérément ». En mai dernier, Aymeric Caron avait invité tous les députés à venir voir un documentaire de son cru sur le quotidien des Gazaouis depuis le début des représailles israéliennes contre le Hamas. Mais les propos outranciers du député écolo ont, semble-t-il, rebuté la plupart des parlementaires : seuls quinze d’entre eux (dont huit LFI) sont allés voir le documentaire en question. Soupirs de consternation, grincements de dents ou rires étouffés accompagnent désormais chacune des interventions du député Caron dans l’hémicycle. 

A lire aussi: Bonnamy/Vermeren: Islamo-gauchisme, bilan d’étape

Petit retour en arrière. Le 14 mars, dans une école de cette partie du 18ème arrondissement dont il est député, une enseignante est menacée de mort par un élève de 10 ans réprimandé suite à des bagarres répétées dans la cour de récréation: « Sur le Coran de la Mecque, je vais ramener mes frères pour te décapiter ». Les élèves et les collègues de l’enseignante sont sous le choc. L’administration convoque la mère de l’enfant. Deux jours plus tard, l’inspection académique prévient cette dernière que, les faits reprochés étant avérés, son fils est envoyé dans une autre école. Surgit alors le député Caron. Celui-ci dénonce l’exclusion de l’élève. Il a mené, dit-il, sa propre enquête. Selon lui, cet élève n’a jamais prononcé de telles menaces et est vraisemblablement victime de « discriminations » en raison de ses origines. « Ce n’est pas parce qu’on est enseignant qu’on a forcément raison », assène-t-il devant des fonctionnaires de l’académie de Paris visiblement agacés par son arrogance. Cette anecdote renseigne sur les motivations et les manières de faire du député lorsqu’il s’agit de brosser dans le sens du poil un électorat particulier dans une circonscription qui a vu sa population changer totalement en l’espace de trente ans. Son affichage communautariste et pro-palestinien est un tract permanent en vue des prochaines élections.

Le député glane sur Twitter les messages anti-israéliens les plus virulents

Ni les mensonges, ni les approximations, ni les manipulations ne répugnent M. Caron. Après le viol à caractère antisémite d’une fillette de 12 ans par trois garçons mineurs à Courbevoie, le député, assez peu ému par ce « fait divers », avait dégainé sur son compte X un « crime raciste dont personne ne parle », celui d’une femme rom tuée par un chasseur quatre mois plus tôt. Le député a-t-il réellement été affecté par la mort tragique de cette femme ou a-t-il exploité ce drame pour minimiser un acte antisémite s’ajoutant aux centaines d’autres depuis le pogrom du 7-Octobre ? Chacun se fera son opinion. En tenant compte toutefois des faits suivants : quand il ne les écrit pas lui-même, le député parisien reposte sur son compte X les messages anti-israéliens les plus virulents glanés sur les réseaux sociaux : « Le sionisme est une maladie mentale », « La majorité des morts du 7-Octobre à la Rave Party Nova et dans les kibboutz sont le fait de l’armée israélienne qui a reçu l’ordre de tirer sur tout le monde »,etc. Depuis plusieurs mois, la plupart de ses propres messages sur X sont consacrés à une seule tâche: incriminer Israël. 

M. Caron a été particulièrement productif ces trois derniers jours. Détournant le sens d’un tweet de Gilles-William Goldnadel et relayant les propos désastreux d’Emmanuel Macron, le député affirme que le gouvernement et l’armée israélienne sont « barbares ». Suite à la décision du Parlement israélien d’interdire les activités de l’UNRWA en Israël (l’implication de certains membres de cette organisation onusienne dans l’attaque terroriste du Hamas ayant été reconnue par l’ONU elle-même), il écrit, acharné : « Le gouvernement fasciste et génocidaire israélien, hors de contrôle, qui ne respecte plus aucune règle du droit international, doit être arrêté. Israël doit être mis au ban de la communauté internationale, toute coopération économique et militaire arrêtée, et un boycott doit être organisé. L’inaction-complicité de gouvernements comme le nôtre ne peut plus durer. » Il relaie ensuite avec enthousiasme l’information selon laquelle l’Afrique du Sud a déposé devant la CJI des « preuves du génocide en cours à Gaza ». Pour enfoncer le clou, il reposte un entretien donné à Thinkerview dans lequel il revisite à sa manière l’histoire de la création de l’État d’Israël et accable les pays occidentaux ne prenant pas fait et cause pour les Palestiniens en répétant bêtement le discours « décolonialiste » et anti-occidental des mouvements dits indigénistes et des organisations islamistes ou gauchistes : « Toute l’imposture occidentale est en train d’être dévoilée. J’ai été élevé dans cette idée que l’Occident, la France, ont porté les valeurs de la démocratie, des droits humains. Et puis en fait, quand tu plonges un peu dans l’histoire, tu te rends compte qu’en réalité l’Occident s’est surtout forgé sur la colonisation, l’asservissement, l’exploitation de ressources de territoires qui ne lui appartenaient pas. » Les députés LFI sont enchantés d’entendre Aymeric Caron reprendre sans discernement les propos de Françoise Vergès, Pascal Blanchard ou Houria Bouteldja. De son côté, Rima Hassan ne peut cacher un sourire carnassier.

Frénésie

D’autres représentants politiques, en revanche, à droite comme à gauche, trouvent la potion anti-occidentale et anti-israélienne concoctée par le député parisien par trop saumâtre. Nombreux sont ceux qui critiquent ses propos frénétiques sur Israël, sa façon d’éviter de parler également de la responsabilité du Hamas dans la mort de milliers de civils à Gaza. Aymeric Caron n’apprécie guère ces remarques et, plus grandiloquent que jamais, contre-attaque sur X : « De manière évidente Gaza a montré que non, nous n’appartenons pas à la même espèce humaine. Il y a des soutiens qui ne seront jamais pardonnés, car ils ont montré la pourriture dans l’âme de certaines personnes, parfois même dont on se croyait proches. »  En plus de ses ex-relations politiques ou médiatiques, sont visés, sans surprise et sans originalité, les journalistes et chroniqueurs d’Europe 1 et de CNews, « cette chaîne de fachos » qui, selon lui, « insulte les partisans de la paix à Gaza ». Trouvant sans doute que cette attaque manquait de mordant, le député s’est lâché récemment en sous-entendant que Rachel Khan, chroniqueuse sur les médias honnis, tenait un discours génocidaire, et en comparant ses propos sur Europe 1 à ceux de la radio rwandaise dite des Mille Collines. Rachel Khan a porté plainte contre ce triste sire qui, soit dit en passant, n’attendait que ça pour briller auprès de son clan et de ses électeurs. Rapporter ses propos calamiteux aurait pu suffire à discréditer cet individu qui, au demeurant, confirme régulièrement l’aphorisme desprogien : « Il vaut mieux se taire et passer pour un imbécile, plutôt que de parler et ne laisser aucun doute à ce sujet. »

A lire aussi, Richard Prasquier: Ni chagrin ni pitié

Le député Caron est-il antisémite ? Vraisemblablement pas. Bêtement opportuniste, antisioniste de circonstance, prêt à tout pour se faire mousser et réélire ? Oui, sans aucun doute. Ce faisant, il alimente l’antisémitisme grandissant en France. L’écologiste exalté, manichéen, rousseauiste dans l’âme, adepte de la décroissance écolo-bobo et de la déconstruction écolo-woke, d’une brutalité artificielle, s’est mué, pour le plus grand plaisir des Frères musulmans et de leurs affidés, en un formidable dhimmi dont la soumission est à la hauteur de la stupidité calculatrice justifiant son engouement pour la « cause palestinienne ». Laquelle ne l’intéresse que parce qu’elle lui permet d’afficher sa « belle âme » et de faire le mariole avec ses camarades incultes qui croient manipuler les musulmans, ne se doutant pas qu’ils seront les dindons de la farce révolutionnaire qu’ils mijotent. En attendant l’accomplissement de leur mission – qui est de transformer la France en un Dar al-Islam – les imams et les musulmans les plus radicaux se régalent en lisant certains passages des œuvres du député écolo. Celui-ci, extrait d’Utopia XXI, les amuse particulièrement : « Les attaques terroristes ont fait officiellement 29376 morts dans le monde en 2015. La diarrhée tue près de 850 000 personnes par an en raison d’un mauvais réseau sanitaire. Cela signifie que la diarrhée tue quasiment trente fois plus que le terrorisme. Pourtant la diarrhée est un sujet absent des journaux. » Il y aurait beaucoup à dire sur cette divagation verdâtre et liquide. Mais la place nous manque. Pour conclure en restant au plus près des considérations dysentériques du député Caron, contentons-nous de signaler qu’un des derniers messages régurgités sur son compte X est une réflexion molle du journaliste du Monde ardemment pro-palestinien et furieusement anti-israélien, Benjamin Barthe, dénonçant, comme c’est curieux, un « génocide à Gaza ».       


 (1) Brocoli : légume insipide se caractérisant par sa couleur, de vert foncé à vert sauge – d’où le surnom du sieur Caron oscillant entre un antisionisme exacerbé et une écologie blafarde.

(2) Mesures cueillies sur le site du parti créé par le député Caron, REV (Révolution écologique pour le vivant). 

«Anora» de Sean Baker, Palme d’or virevoltante et révélation d’une actrice

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Le nouveau film de Sean Baker, Anora, Palme d’or au dernier Festival de Cannes, nous arrive avec un a priori positif. L’expérience attestée du réalisateur y est pour beaucoup. Avec lui, on sait que tout sera calibré et cohérent, sans oublier cette pointe d’intelligence (et ici d’humour juif) qui lui est spécifique. Anora commence dans un chaos excessif, absurde, nihiliste ; le sens en apparaîtra dans les dernières images, au terme d’une dégringolade morale propre aux jeunes gens insouciants qui ne veulent pas grandir. Anora montre qu’on ne peut longtemps échapper à la Loi, se rire d’elle, sous peine de retourner à son néant personnel. Les jouissances terrestres ne sont pas gratuites, mais les plus précieuses de toutes, comme l’amour, ne s’obtiennent pas avec de l’argent. Elles se paient, de fait, d’une autre monnaie, plus essentielle, c’est ce que découvrira la jeune Anora.


Un sujet casse-gueule

Le sujet d’Anora est, disons-le, très casse-gueule : un homme tombe amoureux d’une prostituée. On pensera sans doute au film Pretty Woman, de 1990, avec Richard Gere et Julia Roberts, conte de fées pour adultes revenus en enfance. Ou bien, plus sérieusement, en littérature, à L’Idiot de Dostoïevski, chef-d’œuvre complexe, qui aborde le thème de manière tragique. Avec Anora, on accède à la même nébuleuse. Il s’agit d’un garçon de 21 ans, en vacances aux États-Unis, loin de sa famille. Fils d’un richissime oligarque russe lié sans doute à la mafia, il décide de jeter sa gourme une bonne fois pour toutes, avant de revenir dans le droit chemin. Il rencontre une stripteaseuse dans un club mal famé de Brooklyn, et, comme elle lui plaît sexuellement, il lui propose d’employer ses services à plein temps. Elle aussi est très jeune, 23 ans, et ne résiste pas à tout ce luxe soudain à sa portée. Les trois premiers quarts d’heure d’Anora filment cette gabegie effrénée d’argent facile, en une sorte de long clip publicitaire un peu monotone ‒ jusqu’au moment où Ivan, c’est le nom du jeune homme, propose à Anora de se marier avec lui. Ainsi, promet-il, il ne sera pas contraint de repartir travailler en Russie. Sans trop réfléchir, elle accepte. Après tout, sa situation est misérable, elle doit se prostituer pour survivre, et ce« mariage » pourrait changer la donne, croit-elle.

Une actrice époustouflante

C’est là que commence vraiment le film de Sean Baker, en se focalisant sur le personnage d’Anora et son évolution psychologique. L’actrice Mikey Madison l’incarne de manière magnifique. Elle parvient à faire ressortir de son interprétation la faiblesse intrinsèque d’Anora, son inconséquence morale de fille perdue, ses réflexes de vénalité, sa perte des repères, etc. Quand elle apprend cette union, qui jette la honte sur elle, la famille d’Ivan décide de régler le problème par un divorce express devant le juge. Or, Anora se révolte, et cherche à faire valoir ses droits, mais, face au manque de résistance de son petit mari, elle comprend qu’il va falloir jouer serré, si elle ne veut pas être la dupe de ces richards. N’aura-t-elle été qu’un jouet entre les mains d’un gamin capricieux ?

Augusta Quirk – 2024 Anora Productions, LLC

Un fils de famille immature

Devant ses parents, arrivés en catastrophe à New York, Ivan s’effondre. Il ne cherche pas à se libérer d’eux, notamment de sa mère, possessive et autoritaire, qui l’emprisonne moralement. On se dit qu’Ivan aurait pu tirer parti de ce mariage, en profiter pour sortir de sa condition de fils de famille immature et embrasser une nouvelle vie. Il n’y songe même pas. Il va devoir retourner au labeur, comme le lui ordonne son père, et il accepte ce verdict sans protester. Au lieu de filer le « parfait amour » avec Anora (difficile de dire d’ailleurs s’il l’aime vraiment), il est contraint de se soumettre à sa charge d’héritier, et donc de se renier. Au fond, il préfigure déjà le raté écrasé par sa femme que représente son père, et son destin est tout tracé. Plus tard, quand Ivan sera « installé » dans l’existence, il n’aura plus que ses yeux pour pleurer des larmes de regret sur ses belles aventures de jeunesse, quand elles seront loin derrière lui et que l’amertume le prendra à la gorge.

Le grand amour

Sean Baker magnifie en revanche le personnage d’Anora, qui devient vers la fin des plus intéressants. C’est évidemment une victime de la société, elle ne s’est pas suffisamment méfiée des fausses valeurs ambiantes. Néanmoins, cette aventure avortée avec Ivan la fait réfléchir, notamment sur le sens de sa petite existence. Dans son métier de stripteaseuse, elle avait pour habitude de caricaturer l’amour jusqu’à l’obscénité. Les images d’étreintes sexuelles filmées par Sean Baker montraient, dans le club interlope ou la maison d’Ivan, plutôt des exercices mécaniques de fornication qu’autre chose. L’amour, au fond, était le grand absent de la vie d’Anora. Mais il finit cependant par arriver, au moment où on s’y attend le moins, en la personne d’Igor, homme de main du père d’Ivan, un « gopnik » (1) comme il est précisé par Anora elle-même qui, après la folie des grandeurs avec Ivan, semble donc retrouver le sens commun. C’est une très belle scène d’intimité charnelle dans une voiture, le matin très tôt, alors qu’il neige. Le plan devient fixe, la mise en scène délaisse toute virtuosité artificielle, toute fioriture. On reste dans la voiture, où Anora s’abandonne et éclate en sanglots. Le film de Sean Baker culmine dans cette scène silencieuse et presque triste, d’une lenteur qui brise le fil et fait comprendre qu’une nouvelle vie s’ouvre pour une Anora renaissant de ses cendres. Sa quête n’est pas terminée, le véritable amour commence.

Anora, de Sean Baker, avec Mikey Madison, 2 h 19, en salle depuis mercredi. 

(1) Homme de classe populaire vivant généralement en banlieue.

Le voyeur

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L'écrivain français Yves Ravey © Mathieu Zazzo.

Dans son dernier roman, Yves Ravey nous embarque dans une nouvelle aventure un peu glauque, et confirme tout son savoir-faire pour distiller au gré des pages des atmosphères pesantes dans ses récits.


Yves Ravey, au fil de ses romans, décrit des personnages ballotés par l’existence, lâches, écrasés par la condition humaine. L’intrigue, le plus souvent, se déploie dans un cadre spatio-temporel difficilement identifiable. Sa nouvelle histoire, la 19e, ne chamboule pas les règles romanesques suivies par l’auteur. Elle se déroule aux États-Unis, non loin de la frontière mexicaine, dans un lotissement composé de maisons et cabanes en bois couvertes de plaques de tôles, entourées de pelouses synthétiques. Il y a notamment la maison de Sally et Miko, puis celle de Samantha et Steve. Il y a également le Dusty’s bar pour boire quelques verres à la tombée des ombres, ainsi que la Blue Spoon River pour pêcher à la mouche – Yves Ravey est très précis sur le sujet. Le personnage principal, qui est aussi le narrateur, habite dans cette zone d’habitations sans âme.

Sexe utile

Il se nomme Barnett Trapp ; sa femme, Josefa, l’a quitté pour un professeur d’histoire, Spencer. Il a un fils, David, qu’il ne voit plus. Ses affaires ne sont guère florissantes : son entreprise d’ambulances ayant fait faillite, il vend des produits d’entretien à bas prix stockés dans l’entrepôt jouxtant sa maison. Cet ancien militaire enrôlé dans les forces spéciales en Irak, picole et ne parvient pas à s’extraire du marasme. Alors il épie ses voisins avec ses puissantes jumelles de montagne, en particulier Sally, qui passe ses journées au bord de sa piscine aux reflets bleutés. Le narrateur : « Ce qui me permettait de détailler, vu la qualité des lentilles et des objectifs, le grain de sa peau à hauteur, disons, du haut de son maillot de bain. » Il est le témoin du manège de grosses cylindrées escortant des camionnettes, la nuit, derrière la villa de Miko, mari de Sally, propriétaire d’une chaîne de blanchisseries. Il subodore un trafic qui rapporte davantage que le nettoyage de linge. Prudent, il se tait. Sa devise : « Voir sans être vu ».

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Un jour, Miko propose à Barnett de prendre un verre chez lui. « Ma femme sera ravie de vous accueillir », dit-il. Le piège se referme alors. Barnett et Sally finissent par devenir amants. Ce n’est pas le coup de foudre, plutôt le sexe utile. Sally propose à Barnett de braquer son mari. Elle lui révèle que son coffre-fort contient un demi-million de dollars. Leur plan va subir de nombreuses modifications mais tous les personnages du roman, de près ou de loin, vont être impliqués. Ce qui plaît à Sally, c’est surtout de tromper l’ennui et de fuir au Mexique. Ce qui motive Barnett, c’est de fuir avec le fric. L’atmosphère devient de plus en plus angoissante, le savoir-faire de l’écrivain agit et distille un doute dévastateur.

Manipulations

Avec Que du vent, Yves Ravey confirme sa technique narrative exigeante et efficace, avec notamment le discours direct enchâssé dans le récit, permettant ainsi d’introduire des informations et indices qui complètent le puzzle, et mènent à la résolution finale, souvent inattendue. Il convient, cependant, de ne pas se laisser manipuler par le narrateur.

Ne pas oublier, non plus, que nous sommes en présence d’êtres humains cupides et pusillanimes – la fin le prouve –, incapables de modifier leur destin de médiocres. Ils restent au seuil de la tragédie.

Yves Ravey, Que du vent, les Éditions de Minuit. 128 pages

Que du vent

Price: 17,00 €

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Metoo: il y en aura pour (vraiment) tout le monde !

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Accusé de harcèlement sexuel par un homme, le chanteur Slimane reçoit un prix lors de la cérémonie des "NRJ Music Awards", Cannes, 1 novembre 2024 © SYSPEO/SIPA

La vedette de la chanson Slimane est à son tour accusée de harcèlement sexuel. Il y a un an, au Zénith de Saint-Etienne (42), il aurait plaqué contre un mur un technicien employé sur un de ses concerts du « Cupidon tour ». Ce dernier lui aurait alors dit qu’il ne mangeait pas de ce pain-là, puis a attendu presque un an avant de porter plainte contre le représentant français de l’année à l’Eurovision. Jusqu’à quand nos tribunaux se laisseront-ils encombrer par ces affaires un peu ridicules ?


Nous connaissions Cupidon, le dieu de l’amour, représenté par un ange muni d’un arc et dont les flèches déclenchent la passion amoureuse chez ceux qu’elles touchent au cœur. Nous connaissons désormais Slimane, le chanteur surnommé « le   Cupidon » qui enflamme les foules avec ses chansons d’amour pleines de bons sentiments et très populaires lors des mariages. Seulement, depuis quelques jours, nous découvrons que Slimane n’est peut-être pas toujours un chérubin et que ses flèches visent un peu trop bas… L’artiste est accusé de harcèlement sexuel envers un de ses anciens techniciens. Toujours à l’affût d’affaires scabreuses, la presse fait des gorges chaudes de ce fait divers dont nous ne devrions même pas être au courant. Mais, il faut vendre, et pour cela, rien de plus efficace que d’assouvir le voyeurisme des amateurs de presse à scandales.

Metoo : une justice à fiel ouvert

La même question se pose toujours dans ce genre de cas : avant même que la justice innocente ou condamne l’accusé, celui-ci subit déjà la pire des sanctions : celle de la mort sociale. Une personnalité médiatique mérite-t-elle un traitement d’exception dans les affaires judiciaires ? En bien comme en mal, certainement pas. En l’occurrence, Slimane, artiste populaire, se verra probablement refuser des participations à des concerts, à des concours, et à toutes sortes de grands événements artistiques. Et qu’importe si l’instruction de l’affaire dure des mois, voire des années… pour terminer par un non-lieu. Le mal est fait.

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Vous imaginez ce que peut représenter pour un chanteur de voir anéantis tous ses espoirs d’être sélectionné aux NRJ Music Awards ? Il y a une originalité : le plaignant étant un homme, les féministes ne pourront pas invoquer la faiblesse féminine face à l’homme prédateur. Outre le fait que la judiciarisation des rapports est excessive, la violation de la vie privée devient monnaie courante.

Je te croa

J’y vois, une fois de plus, l’américanisation de nos mœurs, pour le moins bon et pour le pire ! Si l’on s’en tient aux dires de l’avocat du plaignant, le harcèlement sexuel consistait en une étreinte non consentie à la fin d’une soirée arrosée après un concert de l’artiste, et en des textos à caractère pornographique. Le technicien ayant un contrat de travail, le Conseil des prud’hommes eût été plus indiqué afin de soulager les instances judiciaires déjà si encombrées. Coupable ou non coupable, la peine la plus sévère commence maintenant pour Slimane : subir l’opprobre. Pauvre Cupidon ! Il serait temps que Thémis et Athéna intervinssent pour raisonner la progéniture de Vénus et de Mars. Mais depuis quand la raison rime-t-elle avec la passion ?


Dernière publication : Au bal des facétieux (Une autre voix, 2024)

Je ne suis pas juif, mais

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La famille Bibas. DR.

N’y aurait-il que les juifs pour s’émouvoir encore du souvenir du 7-Octobre ? Un an après, l’émotion bruyante a laissé place à l’indifférence. Témoignage d’un Français « normal ».


Français normal, comme dirait Coluche, j’ai un prêt immobilier qui n’en finit plus, un couple qui n’en finit plus non plus, et des émotions fortes par moments. Lorsque mes enfants rentrent en primaire dans un nouvel établissement, j’ai une émotion forte personnelle. Lorsque des terroristes massacrent au Bataclan un 13 novembre j’ai une émotion forte collective. Ces émotions n’en finissent plus, et c’est bien normal.

Et puis vint le 7-Octobre. Le massacre de familles entières dans des kibboutz israéliens. Une émotion collective par nature, on allait se coaliser pour éradiquer le Hamas et c’est bien normal. Enfin, ça, c’était jusqu’au 8 octobre au matin. Après, disons à partir de l’heure du déjeuner, les meurtres et viols barbares du Hamas étaient devenus une émotion personnelle. À la limite, je pouvais la partager avec Alex, mon meilleur ami juif séfarade, qui passe ses vacances à Tel-Aviv. Mais au-delà, on commençait déjà à se demander pourquoi vivre avec des affiches d’otages sur les murs de nos villes. On n’allait tout de même pas revoir tout l’aménagement urbain à chaque crime de guerre.

Et c’est ainsi que la rentrée scolaire de mes enfants fut définitivement jugée plus émouvante pour la collectivité. En tous cas, la photo d’Anouk, 8 ans, et de Vadim, 6 ans, de dos avec leur cartable, me valut plus de likes que la capture d’écran I Stand with Israel. Et beaucoup moins de soucis aussi. Alors que, promis, les enfants et l’école, ce sont des soucis.

On ne reprocha pas non plus à Anouk et Vadim d’être responsables du chauffard qui manqua de les percuter sur un passage piéton, sous prétexte que cela fait bien longtemps qu’ils prennent toute la place avec leurs trottinettes. Ce qui leur fait une autre différence avec les victimes du 7-Octobre.

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À partir de là, je suis resté un Français normal. J’ai fait barrage à la haine dès que j’ai pu, j’ai soufflé en découvrant une assemblée nationale éparpillée façon puzzle, sans majorité pour le RN, j’ai ricané avec mes camarades résistantsde l’air penaud de Bardella, j’ai partagé le mojito de la victoire en terrasse au Café Francoeur, 129, rue Caulaincourt Paris 18e. La haine avait reflué, j’étais serein, j’avais fait le taf. Et puis, Alex, mon ami de parti pris, juif, Tel-Aviv tout ça, bref briseur de kiff, me renvoya un best of vidéo des déclarations de députés LFI fraîchement réélus. David Guiraud, « Les bébés dans le four c’est Israël » ; « L’entité sioniste » de Sébastien Delogu ou encore les rires d’Ersilia Soudais à l’évocation du 7-Octobre.

Le troisième mojito aidant, je tentai de le raisonner sans prendre de gants. Je trouvai même des parallèles imparables : tout comme Sébastien Delogu ne se souvient plus très bien de qui est Pétain, n’était-il pas temps d’oublier un peu le 7-Octobre ?

Mais Alex ne l’entendait pas ainsi. Alex n’est pas un mec normal. Alex est juif. Et moi je ne suis pas juif, mais.

Mais je n’ai plus envie de faire la fête.

Et le jour où j’aurai à serrer mes enfants dans les bras, je le ferai comme Shiri Bibas. De tout mon être, je ne lâcherai pas Ariel, 4 ans, et Kfir, 10 mois. Et je ne comprendrai pas bien qu’on boive des mojitos sans plus jamais penser à nous.

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* Louis Lanher est romancier et producteur de documentaires. Il n’est toujours pas juif.

Mazan, c’était écrit?

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Mazan. DR.

La terrible « affaire Pelicot », également dite des « viols de Mazan » a un précédent historique. Le marquis de Sade, propriétaire du château de Mazan, a lui aussi drogué des femmes pour les violer.


À n’en pas douter, certains noms sont empoisonnés ! Pensez, Mazan ! Nous sommes en 1771. Le marquis de Sade est marié (plutôt vendu par son père), depuis 1763, à Renée-Pélagie de Montreuil, mais il est fou amoureux de sa belle-sœur, Anne-Prospère de Launay. Sa femme est laide, elle a du caractère, sa belle-sœur (qu’il appelle « ma sœur ») est « un petit trésor » piquant. L’affaire s’emballe au château de La Coste, proche de celui de Mazan, autre propriété familiale[1]. Sade écrit à l’abbé de Saumane, son oncle, pour « l’amuser un peu dans sa solitude » et pour prévenir les foudres de sa belle-mère : « Du milieu de cette famille aussi vertueuse qu’épaisse est sorti un ange céleste qui, par tous les agréments physiques et moraux qui la referment, a porté le méchant public à de furieux doutes sur la vertu de la Présidente, on n’a jamais voulu ni pu croire que le magistrat Cordier ait eu la moindre part à l’existence de cette divinité qui véritablement semblait absolument dégagée de l’informe et lourde matière dont il avait embrouillé les organes du reste de sa progéniture. » La Présidente, c’est la belle-mère, et Cordier, son mari.

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Soupçons

Mais revenons à l’ange céleste, à la divinité. Quand le marquis la rencontre en 1769, elle a 17 ans : « La liberté qu’on nous laisse donne bientôt lieu à d’intimes communications qui m’attirent la confiance et l’amitié de cette jeune personne. Les partis se présentent, elle les refuse, on ne tarde pas à maccuser de singularité, on va jusqu’à me soupçonner des projets : un inceste à moi, mon cher oncle, convenez qu’on ne me rendait guère justice. »

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En octobre 1771, le marquis reçoit Anne-Prospère à La Coste. Elle a 19 ans, elle est chanoinesse, mais faussement religieuse. La fièvre monte. La partie physique va se jouer et au-delà. La passion est établie. Le scandale aussi. La saison est au plaisir. La Présidente est furieuse : ses deux filles sont sous l’emprise du même homme !

Valet rabatteur

L’air devient irrespirable. Sade prémédite alors une escapade marseillaise. Arrivée : juin 1772. Son valet Latour s’occupe de recruter des filles très jeunes. Donatien leur distribue des bonbons d’anis à la poudre de cantharide, un puissant aphrodisiaque. Orgie : flagellation et sodomie (crime puni par le feu vif). Les dragées sadiennes sont supposées emporter le consentement. À forte dose, elles empoisonnent celles qui les ingurgitent au point que ces dernières défaillent. Sade, évidemment, encourage les filles à se servir copieusement. Deux d’entre elles tombent malades. Les médecins pensent à l’arsenic. On s’en convainc. Fausse piste. Quoi qu’il en soit, on prévient la maréchaussée qui ouvre une enquête. Sade est un empoisonneur parfait. Ce qui n’était qu’une banale partie de débauche devient une affaire d’État arbitrée par l’opinion publique. Le marquis doit encore fuir. Direction l’Italie avec sa belle-sœur. Sous quel nom d’emprunt voyage-t-il incognito ? Comte de Mazan.

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[1] Le château restera dans la famille de Sade jusqu’en 1854. C’est aujourd’hui un hôtel…

Assagir Sade ?

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"Le Marquis de Sade: Le libertin enchaîné" de Christian Lacombe / Perrin

Christian Lacombe, bibliothécaire à la réserve des livres rares de la BnF, a puisé parmi ces trésors pour nourrir Le Marquis de Sade : le libertin enchaîné. Cette biographie historique ne s’attarde pas sur l’œuvre mais sur le destin du « divin marquis » qui s’est joué à la bascule de l’Ancien Régime, de la Révolution et de l’Empire.


Annie Le Brun, ardente exégète de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814), a rendu l’âme le 29 juillet 2024. Pas un connaisseur de Sade n’ignore son œuvre critique considérable : Les Châteaux de la subversion (1982) ; Soudain un bloc d’abîme (1986), préface à l’édition des œuvres complètes de Sade chez Pauvert ; le catalogue de l’exposition « Sade : Attaquer le soleil » dont elle fut, il y a dix ans au musée d’Orsay, la muse…

Bibliographie sélective

On aurait pu attendre de Christian Lacombe, auteur d’une nouvelle biographie intitulée Le Marquis de Sade : le libertin enchaîné, un hommage inséré quelque part dans les 250 pages de son livre par ailleurs remarquablement coédité par Perrin et la BnF, enrichi d’illustrations assorties de précieuses notices. Mais dans son texte, rien : pas une allusion à Annie Le Brun. Pas même une citation de sa prose incomparable qui porte la mémoire du « divin marquis ».

Par contraste, un encadré donne voix à… Simone de Beauvoir, auteur d’un Faut-il brûler Sade ? moins essentiel, me paraît-il, que les travaux de ses illustres devanciers, à commencer par Maurice Heine (1884-1940) et Gilbert Lely (1904-1985). Sans compter Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade (1949), et Pierre Klossowski, Sade mon prochain (1947), également absents de la « bibliographie sélective » de Lacombe ! Annie Le Brun avait prévenu : « Nous voilà aux antipodes de toute pensée dont la notoriété tient à pouvoir être fréquentée comme un monument qui ne change pas et ne nous change en rien. »

De fait, l’entreprise biographique porte en soi le risque de « lisser », au rabot de la chronologie, les aspérités d’une œuvre fondamentalement intraitable. Voir, encore et toujours, Annie Le Brun : « [Sade] nous emmène au plus loin de nous-même, là où se perd la frontière entre l’humain et l’inhumain, là où notre nuit fait oublier l’aube, là où apparaît ce que nous ne voulons pas voir. »

Une enquête historique captivante

Mais Christian Lacombe assume son parti pris : raconter « sous un angle historique » la vie du marquis de Sade. Réserve faite des censures nominales évoquées plus haut, reconnaissons au biographe le mérite de sa scrupuleuse érudition au bénéfice de son enquête : elle nous entraîne dans le récit captivant de ce destin sans pareil, qui s’est joué à la bascule de l’Ancien Régime, de la Révolution et de l’Empire.

Bibliothécaire à la réserve des livres rares de la BnF, Christian Lacombe a pu exploiter quantité d’archives sur Sade, dont il juge qu’il « fut l’homme des paradoxes, sa vie contredisant ouvertement son œuvre ». Né à l’hôtel de Condé, enfant de deux lignées prestigieuses, Sade grandit avec le prince de sang, tous deux « élevés dans la même certitude de leur supériorité aristocratique ».

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Le marquis a habité trois châteaux : Saumane, Mazan, La Coste. Volage, dépensier, il épouse Mlle de Montreuil, excellent parti, en 1763. « L’athéisme étant infiniment plus condamnable que la débauche », le leste Louis XV lui pardonne ses juvéniles incartades, d’autant que Donatien devient père en 1767. Un an plus tard, l’affaire Rose Keller (une « mendiante » levée place des Victoires) commence à entacher la réputation du grand aristocrate qui « n’a jamais tenté de prendre des responsabilités dans quelque domaine que ce soit – ni la diplomatie, ni la magistrature », mais se ruine à aménager La Coste pour des représentations théâtrales, se carapate une année en Hollande et, sur fond de relations chaque jour plus aigres avec sa belle-mère, la fameuse Présidente de Montreuil, finit par émouvoir la justice quand la rumeur se propage qu’à Marseille, secondé par son valet, il a drogué, flagellé, sodomisé une cohorte de catins. Sade s’enfuit jusqu’à Venise mais, rattrapé sur dénonciation de la Présidente, il est incarcéré et placé sous curatelle. Il s’évade, erre de la Savoie à l’Italie, y multiplie les conquêtes, et en rapporte son premier essai littéraire, Le Voyage d’Italie, somme monumentale sur la péninsule. Rentré à Paris en 1777, il se jette dans la gueule du loup : acquitté par le parlement d’Aix, il ne l’est pas par le monarque qui reconduit sa lettre de cachet. Sade s’évade encore ; ligoté, on le ramène à Vincennes. Lancé dans une correspondance frénétique, Donatien pond une flopée de comédies. L’été 1782 voit naître son premier texte de fiction : le Dialogue entre un prêtre et un moribond. Transféré à la Bastille en février 1784, il y griffonne le célèbre rouleau des 120 journées de Sodome. Puis naît le roman-fleuve Aline et Valcour (1785-1788). Voilà Sade enchaîné – et pour longtemps.

Transgressif, sans limite

La biographie s’illustre ici de longs extraits, attestant combien Sade ne fut ni un artiste jouisseur plein de morgue, ni un talentueux auteur dans le genre alors prisé de la littérature libertine. C’est un génie de la transgression sans limite, en témoigne le triptyque Justine, La Nouvelle Justine et l’Histoire de Juliette. Sade n’est pas un écrivain grivois ; c’est le philosophe du déchaînement érotique.

La Révolution (à laquelle il participe de façon ambiguë, voire comique) ne le sauve pas. Le citoyen Sade est encore incarcéré à Saint-Lazare, puis à Picpus, « prévenu de conspiration contre la République ». Il échappe au couperet, pas à la détresse financière. Pris à la gorge, il publie La Philosophie dans le boudoir, « assurément l’un de ses plus beaux livres et peut-être le plus drôle », juge Christian Lacombe. Aux abois, il se résout à vendre ses châteaux, achète une petite maison à Saint-Ouen. Âgé, malade, il écrit Les Crimes de l’amour, livre étrillé par un plumitif, ce qui alerte la police de l’Empire. En 1803, Sade est transféré à l’asile d’aliénés de Bicêtre – humiliation de trop pour une famille de haut rang : transféré à Charenton, il y est mieux logé, quoique étroitement surveillé. Napoléon ignore ses suppliques. À 74 ans, dans la France de la Restauration, le « vieux gentilhomme altier et morose » s’amuse encore avec une petite blanchisseuse. Il succombe, semble-t-il, à une occlusion intestinale.

Le Marquis de Sade : le libertin enchaîné, de Christian Lacombe, Perrin/Bibliothèque nationale de France, 2024. 256 pages.

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La mesure 24

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Image d'illustration.

 « Plonger dans ces souvenirs n’a, vous l’imaginez, rien de réjouissant. Mais enfin, puisque vous insistez, je vais tout vous dire. »

Instantanément, les conversations cessèrent. Tous les convives, une dizaine, firent cercle autour d’elle, après que la maîtresse de maison, consciente que quelque chose d’important, voire de grave, allait se jouer, eut invité les enfants à aller s’ébattre dans le jardin.

Gladys ferma les yeux, inspira longuement. Se recueillit un instant, comme pour mettre de l’ordre dans ses pensées ou juguler son émotion, avant de commencer.

« C’était il y a huit ans. En janvier, peu après les fêtes. Vous vous souvenez sans doute des affiches dans Paris, des annonces dans les journaux : «Après sa tournée triomphale en Europe et aux États-Unis, Gladys de Prouges donnera un récital à Pleyel » Tout était loué un mois à l’avance. Plus une place. J’avais choisi, un peu par défi envers moi-même, car j’étais plus familière de Chopin et de Schumann que de ce répertoire, un programme de musique espagnole. De Falla, Rodrigo, Albéniz. Des pépites pour lesquelles je venais de m’engouer et qu’il s’agissait de débarrasser de quelques scories pour les mettre en valeur.

« D’Albéniz, j’avais puisé, parmi les douze pièces de la suite Iberia, celles qui me paraissaient les plus brillantes. Dignes de clore le concert en apothéose. Il me restait huit jours pour en parfaire l’exécution. Pas de quoi s’affoler. Pas de quoi lambiner non plus. Je travaillais tous les jours d’arrache-pied – si je puis dire. D’autant que je trébuchais sur un passage, toujours le même. La vingt-quatrième mesure de la dernière pièce. Une succession de doubles croches résolue par un accord en mineur que devait magnifier un imperceptible décalage rythmique de la main gauche. »

Elle s’interrompit. À la subite altération de sa voix, chacun comprit qu’elle revivait avec intensité ce moment de son existence.

« Le dénouement, reprit-elle enfin, vous le connaissez. L’annulation in extremis du récital. Les rumeurs, les supputations. Les insinuations venimeuses des magazines people. « Gladys de Prouges atteinte d’une maladie incurable ». Ou encore « Une tentative avortée de suicide la contraint à renoncer ». « Un chagrin d’amour à l’origine du caprice d’une diva ? ». Enfin celui-ci, qui fut sans doute le plus douloureux parce que plus proche de la vérité : « Consciente de n’être plus la meilleure, Gladys de Prouges abandonne la scène ».

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Murmure réprobateur qu’elle apaisa d’un geste avant de poursuivre :

« Je reprenais donc sur mon piano, inlassablement, le passage s’ouvrant sur la mesure 24. Comme s’il s’agissait d’effacer au fer à repasser un faux pli sur un tissu. Je savais que, si je n’arrivais pas à le jouer convenablement, que dis-je, aisément, tout risquait de capoter le jour du récital.

« J’étais en pleine répétition quand il s’est présenté avec ses outils. Une espèce de grand dadais, un peu rustaud. Il m’a tout de suite prévenue que changer des volets roulants n’était pas une mince affaire. Surtout dans l’état de vétusté des miens. Il en avait au moins pour la journée, et il connaissait son métier !

«  Pas question, bien sûr, d’interrompre pour autant mon travail. Je me remis à la tâche, reprenant inlassablement le passage litigieux. Peine perdue. Quand je croyais l’avoir dominé par quelque artifice, il se dérobait à nouveau et je trébuchais au même endroit, cette fameuse mesure 24, aussi indomptable que diabolique.

« Au début, mon ouvrier endura sans rien dire, ses grosses mains s’activant sur les rails à fixer le long des murs. Puis, au bout de trois heures, il donna quelques signes d’impatience, avant d’exploser.

– Ecoutez, me dit-il, vous n’y arriverez jamais si votre accentuation porte sur le la bémol. Vous faussez la cadence. Laissez-moi faire.

Il m’extirpa littéralement du tabouret, s’installa à ma place. Reprit depuis son début la pièce d’Iberia. Sous ses doigts maculés de cambouis, elle acquérait un relief inattendu. Que dis-je, j’avais l’impression qu’elle prenait vie. En comparaison, mon interprétation me semblait fade, dépourvue de la moindre saveur. J’attendais pourtant mon homme au tournant de la vingt-quatrième mesure. Il franchit l’obstacle avec brio. Pas la moindre hésitation.

Et puis, sans un mot, il se leva, reprit ses outils, se remit au travail. »

Gladys se tut. Ses mains tremblaient. Chacun respecta son silence, tant le moindre commentaire eût paru incongru.

Une correspondance incorrecte

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Les écrivains Patrice Jean et Bruno Lafourcade publient "Les Mauvais fils" (2024). François GRIVELET / DR.

Le progressisme et le wokisme ont formaté la littérature de cette première moitié du XXIe siècle pour en faire un outil capable de propager leurs idéologies délétères et mêlées. Dans une perspective d’édification ou plutôt de rééducation, on ne donne plus à lire que des ouvrages célébrant la migration heureuse et le vivre-ensemble dans une harmonie, rendue possible par l’acceptation béate du multiculturalisme. Désormais, dans les livres, on combat l’injustice et on soutient les minorités ce, dans une langue aussi charnue qu’un os de seiche. On prône le Bien ; on pense bien. Du reste, on n’écrit plus pour penser mais pour panser l’universelle béance. L’auteur, en voie d’extinction, a cédé la place au prêcheur ; quant à l’échange entre les êtres, l’époque l’a proscrit pour le remplacer par la leçon qu’on administre doctement ; qu’on reçoit humblement.

Mon semblable, mon frère

En pareil crépuscule littéraire et intellectuel, on savait qu’il existait encore deux écrivains du monde d’avant la bien-pensance, Patrice Jean et Bruno Lafourcade ; on apprend aujourd’hui qu’ils correspondent. On s’en réjouit parce qu’on les croyait emportées avec l’eau du bain, les grandes correspondances littéraires où le verbe flamboie quand se frottent les idées : la correspondance de Flaubert repose dans les volumes de La Pléiade, Chardonne et Morand ne s’écrivent plus depuis longtemps. Voici Les Mauvais Fils, un choix de lettres échangées par Jean et Lafourcade ces dernières années.

L’échange débute en 2017 alors que nos auteurs, entrant tous deux dans la cinquantaine, se lient d’amitié et « avec des fortunes diverses tentent de sortir de l’ombre et de leurs nuits jumelles » ; il s’achève en 2022. Dans cette relation épistolaire, on cause littérature et monde littéraire ; on parle boutique, mais pas seulement. À l’anecdote savoureuse se mêle la réflexion sur l’humaine condition pratiquée avec une autodérision jubilatoire ; et puis, c’est aussi à la rencontre de l’autre que l’on va : on cherche à comprendre « son semblable son frère » pour mieux se comprendre ; c’est donc à une introspection joyeuse et sans concession que convie ladite correspondance.

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Ces deux-là sont entrés en contact via Messenger. C’est Patrice Jean qui a écrit le premier à Bruno Lafourcade. Il avait lu son essai sur le suicide et voulu lui témoigner son enthousiasme. Patrice Jean était sur le point de publier L’Homme surnuméraire, Bruno Lafourcade, L’Ivraie, romans qui allaient faire apparaître leurs auteurs sur la scène littéraire. « La naissance de notre amitié mêle les deux mondes, l’ancien (celui des bibliothèques) et le nouveau (celui d’Internet) », constate Bruno Lafourcade. L’âge, les origines, la situation sociale et le désir d’écrire rapprochent nos deux compères pourtant très différents dans leur manière d’être et de vivre. L’un, sanguin et impatient (Bruno Lafourcade), traverse l’existence vent debout ; il écrit comme il respire, romans, chroniques, essais, pamphlets. L’autre (Patrice Jean) est devenu professeur de lycée en espérant trouver le temps et la sécurité propices à l’écriture et au déploiement du roman. Élan et repli ; deux œuvres également bâties.

L’échange commence, motivé par une révérence commune pour la littérature et l’envie féroce d’écrire. Très vite, il gagne en épaisseur et s’incarne dans la chair des mots ; on partage aussi la vie, les amours, les emmerdes, la conscience du Tempus fugit, la nostalgie du monde d’hier et le dégoût du monde d’aujourd’hui. On s’amuse, et on rit de soi, dans cette correspondance ; c’est la seule manière qui vaille pour se tenir debout. Cet échange rend un peu à ses lecteurs Juvénal, Molière, Boileau ou Muray. En lisant Jean et Lafourcade, nous voici Figaro d’un jour : « On se presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. » « Le rire est une réponse de perdants : c’est une façon de ne pas perdre la face en prenant des coups », affirme Patrice Jean dans un entretien avec Bruno Lafourcade bientôt publié dans Causeur. Lafourcade complète : « Le rire est une vertu. Rien n’est efficace comme la satire pour mettre en perspective l’absurdité ou la violence d’une époque. »

Écrire malgré tout

Les Mauvais Fils, évoquant les déboires et réussites des deux auteurs, offre aux lecteurs un panorama de la vie littéraire et de ses figures incontournables (éditeurs, critiques, etc.), mais aussi de ses « petites mains » (correcteurs, bibliothécaires, etc.) « On se heurte, explique Lafourcade à Causeur, surtout quand on est jeune, à ceux qui considèrent la volonté d’écrire comme une occupation dérisoire ou prétentieuse (…) ; on écrit contre tous ceux qui s’y opposent : parents, collègues, éditeurs, journalistes, libraires ou correcteurs… » Jean fait chorus : « Avant d’être publié, un apprenti-écrivain vit dans l’humiliation de ses ambitions littéraires (…). » On cause donc littérature, mais aussi cinéma, travail, lecteurs, école, générations et même football ou téléréalité ; on cause beaucoup, dans Les Mauvais Fils.

Jean et Lafourcade ne sont pas tendre avec l’époque, ni avec le monde qu’ils questionnent, comme nous le faisons tous, du reste. Jean écrit, au moment de l’épidémie de Covid : « Je ne sais pas trop quoi penser du confinement et du Covid : début d’une ère nouvelle entre dictature sanitaire et puce électronique ? Bestialisation du monde ? Folie paranoïaque ? Décadence de l’Occident ? Ou bien, juste protection des plus faibles ? Les cerveaux sont poreux à toutes les idioties irrationnelles (…) ». Lafourcade répond : « J’ai tendance à croire que notre époque a une démence spécifique, dont le signe serait “l’inversisme”, cette inversion généralisée (l’élève enseigne, le juge pardonne, le lecteur de BD juge Flaubert, on humanise son chat domestique, l’adulte est infantilisé, etc.) ». « Je n’aime pas beaucoup mon époque, précise Jean à Causeur, mais je n’aurais aimé aucune époque, car dans tous les siècles, toutes les régions, les imbéciles règnent en maîtres. Bruno est un hyper-sensible, toute bêtise le fout en rage. » Il se voit plutôt Philinte là où Lafourcade serait Alceste, non sans concéder avoir, quand même, « des attaques de misanthropie, comme on a ses vapeurs. »

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Et puis, il y a les femmes et le regard tendre que portent sur elles deux mâles blancs issus du patriarcat. Jean et Lafourcade les aiment tout simplement parce qu’elles ne sont pas des hommes. « J’ai l’impression, écrit Patrice Jean dans ces Mauvais fils, que les femmes subissent plus cruellement que les hommes les outrages du temps » ; « peut-être suis-je tout simplement plus sensible à la perte de beauté des femmes qu’à celle perdue par les hommes. » Lafourcade préfère dire : « “J’aime les femmes” est un mot de misogyne, de cynique : on n’aime personne quand on aime tout le monde. On aime toujours un homme ou une femme en particulier, avec son visage, son rire, son intelligence. On aime la chair, parce que c’est aussi de l’esprit. »

Ces-deux-là sont des nostalgiques lucides. Ils souhaitent conserver, enserrée en leurs mots, les belles choses du monde d’hier pour les transmettre à la génération suivante et ne regrettent certainement pas l’époque où l’on mourrait, faute de vaccin, de la tuberculose, ni celle où l’on crevait dans les tranchées et où les ouvriers travaillaient douze heures par jour à l’usine. Ils pleurent simplement la beauté lumineuse disparue, la grâce fragile de Romy Schneider, la flamboyance d’Alain Delon, le panache de Philippe Noiret et la gouaille du Parisien et puis, comme le dit Lafourcade, « ce rapport au monde humble, pacifié, à l’espace, au corps » que nous avons perdus, à tant vouloir paraître.

Ceux qui se présentent comme de mauvais fils (« Nous avons été de mauvais fils parce que nous avons eu de mauvais pères, qui pissaient, comme Sartre, sur la tombe de Chateaubriand ») offrent à leurs lecteurs, dans cette correspondance, ce qu’ils auraient aimé recevoir de leurs pères. Ils leur allouent la possibilité de s’exercer à poser sur ce monde un regard discriminant et lucide, désenchanté mais joyeux. En donnant à lire leurs lettres, Jean et Lafourcade réparent un peu leurs pairs, victimes des boomers, cette « génération-Moloch », qui s’est contentée de jeter ses enfants dans l’arène de la vie, avant de les évincer au profit de ses petits-enfants.


426 pages, à paraître le 5 novembre chez La Mouette de minerve

Patrice Jean vient de publier La vie des spectres. En mai 2024, Bruno Lafourcade a fait paraître, avec le réalisateur Laurent Firode, Main basse sur le cinématographe, un essai dans lequel il canarde le milieu vertueux du cinéma pour en dévoiler sous les postures, l’imposture.

La vie des spectres - rentrée littéraire 2024 - prix Maison Rouge 2024

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Causons! Le podcast hebdomadaire de Causeur

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Donald Trump, assis dans un camion d'éboueurs, parle à des journalistes, 30/10/2024, Green Bay, Wisconsin, Julia Demaree Nikhinson/AP/SIPA

Elections américaines, les enjeux fondamentaux pour les Etats-Unis et le reste du monde. Analyses de nos experts, Gerald Olivier et Eliott Mamane. Discussion animée par Jeremy Stubbs.


Au-delà de la surenchère rhétorique, qu’est-ce qui est en jeu dans les élections américaines? Quelles sont les différences entre les programmes des candidats en matière d’économie, écologie ou relations internationales? Trump incarne le refus du wokisme. Ce qui différenciera un Trump de 2024 du Trump de 2016, c’est que, élu pour un deuxième mandat, il pourrait disposer d’une majorité au Congrès et être pleinement soutenu par l’establishment républicain. L’argent des milliardaires a joué un rôle très important dans ces élections, mais lequel? Trump et Elon Musk vont très bien ensemble: quel est impact sur la campagne de ce duo? Entre Harris et Trump, c’est ce dernier qui semble avoir le vent en poupe dans cette dernière phase d’une campagne hors normes.

Aymeric Caron: au diable l’écologie?

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Le député islamo-gauchiste Aymeric Caron à l'Assemblée, 29 octobre 2024 © Jacques Witt/SIPA

Après avoir créé en 2018 la REV (Révolution écologique pour le vivant) afin de tenter de concurrencer EELV qui, selon lui, prône « une écologie encore trop anthropocentrée », Aymeric Caron se rallie en 2022 à Jean-Luc Mélenchon et est élu député à Paris sous la bannière du NFP. Depuis, à l’instar des insoumis, le chantre de l’antispécisme se passionne plus pour le conflit israélo-palestinien que pour la défense de l’environnement et des « animaux non humains ».


Le député Aymeric Caron, que des esprits taquins surnomment le Chevalier Brocoli (1), s’est fait remarquer ces dernières années grâce à des propositions qualifiées d’audacieuses ou de totalement stupides, c’est selon. Après le “permis de voter” afin que « les citoyens incultes et irresponsables [n’aient plus] voix au chapitre », le sauvetage des mamans moustiques, différents projets de mesures écologistes, antispécistes et anticapitalistes (2) – reconnaissance du crime d’écocide, fin des élevages d’animaux et de la consommation de viande, interdiction de la chasse et de la pêche, instauration d’une fiscalité écologique « favorisant les comportements environnementaux vertueux », décroissance à tous les étages, etc. –, le député vient de proposer la création d’un crédit d’impôt pour les propriétaires de chiens et de chats. Représentative de l’écologie actuelle, l’agitation échevelée du député Caron est intrinsèquement dérisoire. D’aucuns apprécieraient qu’il se cantonne à cette activité insignifiante et risible. Ce n’est malheureusement pas le cas…

Pauvre Butte Montmartre !

Depuis le 7 octobre 2023, en effet, Aymeric Caron – député, est-il important de rappeler, de la 18ème circonscription de Paris, à cheval entre le 9ème et le 18ème arrondissement – est surtout et presque exclusivement préoccupé par la situation à Gaza. Les messages sur son compte X ne laissent planer aucun doute : la très grande majorité d’entre eux, consacrés non pas à la « cause environnementale » mais aux événements au Proche-Orient, accablent l’État israélien de tous les maux, y compris en relayant des informations mensongères, comme celle de Mehdi Hasan, journaliste britannique d’Al Jazeera English affirmant qu’Israël « cible les enfants de Gaza, leur tire une balle dans la tête et les assassine délibérément ». En mai dernier, Aymeric Caron avait invité tous les députés à venir voir un documentaire de son cru sur le quotidien des Gazaouis depuis le début des représailles israéliennes contre le Hamas. Mais les propos outranciers du député écolo ont, semble-t-il, rebuté la plupart des parlementaires : seuls quinze d’entre eux (dont huit LFI) sont allés voir le documentaire en question. Soupirs de consternation, grincements de dents ou rires étouffés accompagnent désormais chacune des interventions du député Caron dans l’hémicycle. 

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Petit retour en arrière. Le 14 mars, dans une école de cette partie du 18ème arrondissement dont il est député, une enseignante est menacée de mort par un élève de 10 ans réprimandé suite à des bagarres répétées dans la cour de récréation: « Sur le Coran de la Mecque, je vais ramener mes frères pour te décapiter ». Les élèves et les collègues de l’enseignante sont sous le choc. L’administration convoque la mère de l’enfant. Deux jours plus tard, l’inspection académique prévient cette dernière que, les faits reprochés étant avérés, son fils est envoyé dans une autre école. Surgit alors le député Caron. Celui-ci dénonce l’exclusion de l’élève. Il a mené, dit-il, sa propre enquête. Selon lui, cet élève n’a jamais prononcé de telles menaces et est vraisemblablement victime de « discriminations » en raison de ses origines. « Ce n’est pas parce qu’on est enseignant qu’on a forcément raison », assène-t-il devant des fonctionnaires de l’académie de Paris visiblement agacés par son arrogance. Cette anecdote renseigne sur les motivations et les manières de faire du député lorsqu’il s’agit de brosser dans le sens du poil un électorat particulier dans une circonscription qui a vu sa population changer totalement en l’espace de trente ans. Son affichage communautariste et pro-palestinien est un tract permanent en vue des prochaines élections.

Le député glane sur Twitter les messages anti-israéliens les plus virulents

Ni les mensonges, ni les approximations, ni les manipulations ne répugnent M. Caron. Après le viol à caractère antisémite d’une fillette de 12 ans par trois garçons mineurs à Courbevoie, le député, assez peu ému par ce « fait divers », avait dégainé sur son compte X un « crime raciste dont personne ne parle », celui d’une femme rom tuée par un chasseur quatre mois plus tôt. Le député a-t-il réellement été affecté par la mort tragique de cette femme ou a-t-il exploité ce drame pour minimiser un acte antisémite s’ajoutant aux centaines d’autres depuis le pogrom du 7-Octobre ? Chacun se fera son opinion. En tenant compte toutefois des faits suivants : quand il ne les écrit pas lui-même, le député parisien reposte sur son compte X les messages anti-israéliens les plus virulents glanés sur les réseaux sociaux : « Le sionisme est une maladie mentale », « La majorité des morts du 7-Octobre à la Rave Party Nova et dans les kibboutz sont le fait de l’armée israélienne qui a reçu l’ordre de tirer sur tout le monde »,etc. Depuis plusieurs mois, la plupart de ses propres messages sur X sont consacrés à une seule tâche: incriminer Israël. 

M. Caron a été particulièrement productif ces trois derniers jours. Détournant le sens d’un tweet de Gilles-William Goldnadel et relayant les propos désastreux d’Emmanuel Macron, le député affirme que le gouvernement et l’armée israélienne sont « barbares ». Suite à la décision du Parlement israélien d’interdire les activités de l’UNRWA en Israël (l’implication de certains membres de cette organisation onusienne dans l’attaque terroriste du Hamas ayant été reconnue par l’ONU elle-même), il écrit, acharné : « Le gouvernement fasciste et génocidaire israélien, hors de contrôle, qui ne respecte plus aucune règle du droit international, doit être arrêté. Israël doit être mis au ban de la communauté internationale, toute coopération économique et militaire arrêtée, et un boycott doit être organisé. L’inaction-complicité de gouvernements comme le nôtre ne peut plus durer. » Il relaie ensuite avec enthousiasme l’information selon laquelle l’Afrique du Sud a déposé devant la CJI des « preuves du génocide en cours à Gaza ». Pour enfoncer le clou, il reposte un entretien donné à Thinkerview dans lequel il revisite à sa manière l’histoire de la création de l’État d’Israël et accable les pays occidentaux ne prenant pas fait et cause pour les Palestiniens en répétant bêtement le discours « décolonialiste » et anti-occidental des mouvements dits indigénistes et des organisations islamistes ou gauchistes : « Toute l’imposture occidentale est en train d’être dévoilée. J’ai été élevé dans cette idée que l’Occident, la France, ont porté les valeurs de la démocratie, des droits humains. Et puis en fait, quand tu plonges un peu dans l’histoire, tu te rends compte qu’en réalité l’Occident s’est surtout forgé sur la colonisation, l’asservissement, l’exploitation de ressources de territoires qui ne lui appartenaient pas. » Les députés LFI sont enchantés d’entendre Aymeric Caron reprendre sans discernement les propos de Françoise Vergès, Pascal Blanchard ou Houria Bouteldja. De son côté, Rima Hassan ne peut cacher un sourire carnassier.

Frénésie

D’autres représentants politiques, en revanche, à droite comme à gauche, trouvent la potion anti-occidentale et anti-israélienne concoctée par le député parisien par trop saumâtre. Nombreux sont ceux qui critiquent ses propos frénétiques sur Israël, sa façon d’éviter de parler également de la responsabilité du Hamas dans la mort de milliers de civils à Gaza. Aymeric Caron n’apprécie guère ces remarques et, plus grandiloquent que jamais, contre-attaque sur X : « De manière évidente Gaza a montré que non, nous n’appartenons pas à la même espèce humaine. Il y a des soutiens qui ne seront jamais pardonnés, car ils ont montré la pourriture dans l’âme de certaines personnes, parfois même dont on se croyait proches. »  En plus de ses ex-relations politiques ou médiatiques, sont visés, sans surprise et sans originalité, les journalistes et chroniqueurs d’Europe 1 et de CNews, « cette chaîne de fachos » qui, selon lui, « insulte les partisans de la paix à Gaza ». Trouvant sans doute que cette attaque manquait de mordant, le député s’est lâché récemment en sous-entendant que Rachel Khan, chroniqueuse sur les médias honnis, tenait un discours génocidaire, et en comparant ses propos sur Europe 1 à ceux de la radio rwandaise dite des Mille Collines. Rachel Khan a porté plainte contre ce triste sire qui, soit dit en passant, n’attendait que ça pour briller auprès de son clan et de ses électeurs. Rapporter ses propos calamiteux aurait pu suffire à discréditer cet individu qui, au demeurant, confirme régulièrement l’aphorisme desprogien : « Il vaut mieux se taire et passer pour un imbécile, plutôt que de parler et ne laisser aucun doute à ce sujet. »

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Le député Caron est-il antisémite ? Vraisemblablement pas. Bêtement opportuniste, antisioniste de circonstance, prêt à tout pour se faire mousser et réélire ? Oui, sans aucun doute. Ce faisant, il alimente l’antisémitisme grandissant en France. L’écologiste exalté, manichéen, rousseauiste dans l’âme, adepte de la décroissance écolo-bobo et de la déconstruction écolo-woke, d’une brutalité artificielle, s’est mué, pour le plus grand plaisir des Frères musulmans et de leurs affidés, en un formidable dhimmi dont la soumission est à la hauteur de la stupidité calculatrice justifiant son engouement pour la « cause palestinienne ». Laquelle ne l’intéresse que parce qu’elle lui permet d’afficher sa « belle âme » et de faire le mariole avec ses camarades incultes qui croient manipuler les musulmans, ne se doutant pas qu’ils seront les dindons de la farce révolutionnaire qu’ils mijotent. En attendant l’accomplissement de leur mission – qui est de transformer la France en un Dar al-Islam – les imams et les musulmans les plus radicaux se régalent en lisant certains passages des œuvres du député écolo. Celui-ci, extrait d’Utopia XXI, les amuse particulièrement : « Les attaques terroristes ont fait officiellement 29376 morts dans le monde en 2015. La diarrhée tue près de 850 000 personnes par an en raison d’un mauvais réseau sanitaire. Cela signifie que la diarrhée tue quasiment trente fois plus que le terrorisme. Pourtant la diarrhée est un sujet absent des journaux. » Il y aurait beaucoup à dire sur cette divagation verdâtre et liquide. Mais la place nous manque. Pour conclure en restant au plus près des considérations dysentériques du député Caron, contentons-nous de signaler qu’un des derniers messages régurgités sur son compte X est une réflexion molle du journaliste du Monde ardemment pro-palestinien et furieusement anti-israélien, Benjamin Barthe, dénonçant, comme c’est curieux, un « génocide à Gaza ».       


 (1) Brocoli : légume insipide se caractérisant par sa couleur, de vert foncé à vert sauge – d’où le surnom du sieur Caron oscillant entre un antisionisme exacerbé et une écologie blafarde.

(2) Mesures cueillies sur le site du parti créé par le député Caron, REV (Révolution écologique pour le vivant). 

«Anora» de Sean Baker, Palme d’or virevoltante et révélation d’une actrice

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© Drew Daniels

Le nouveau film de Sean Baker, Anora, Palme d’or au dernier Festival de Cannes, nous arrive avec un a priori positif. L’expérience attestée du réalisateur y est pour beaucoup. Avec lui, on sait que tout sera calibré et cohérent, sans oublier cette pointe d’intelligence (et ici d’humour juif) qui lui est spécifique. Anora commence dans un chaos excessif, absurde, nihiliste ; le sens en apparaîtra dans les dernières images, au terme d’une dégringolade morale propre aux jeunes gens insouciants qui ne veulent pas grandir. Anora montre qu’on ne peut longtemps échapper à la Loi, se rire d’elle, sous peine de retourner à son néant personnel. Les jouissances terrestres ne sont pas gratuites, mais les plus précieuses de toutes, comme l’amour, ne s’obtiennent pas avec de l’argent. Elles se paient, de fait, d’une autre monnaie, plus essentielle, c’est ce que découvrira la jeune Anora.


Un sujet casse-gueule

Le sujet d’Anora est, disons-le, très casse-gueule : un homme tombe amoureux d’une prostituée. On pensera sans doute au film Pretty Woman, de 1990, avec Richard Gere et Julia Roberts, conte de fées pour adultes revenus en enfance. Ou bien, plus sérieusement, en littérature, à L’Idiot de Dostoïevski, chef-d’œuvre complexe, qui aborde le thème de manière tragique. Avec Anora, on accède à la même nébuleuse. Il s’agit d’un garçon de 21 ans, en vacances aux États-Unis, loin de sa famille. Fils d’un richissime oligarque russe lié sans doute à la mafia, il décide de jeter sa gourme une bonne fois pour toutes, avant de revenir dans le droit chemin. Il rencontre une stripteaseuse dans un club mal famé de Brooklyn, et, comme elle lui plaît sexuellement, il lui propose d’employer ses services à plein temps. Elle aussi est très jeune, 23 ans, et ne résiste pas à tout ce luxe soudain à sa portée. Les trois premiers quarts d’heure d’Anora filment cette gabegie effrénée d’argent facile, en une sorte de long clip publicitaire un peu monotone ‒ jusqu’au moment où Ivan, c’est le nom du jeune homme, propose à Anora de se marier avec lui. Ainsi, promet-il, il ne sera pas contraint de repartir travailler en Russie. Sans trop réfléchir, elle accepte. Après tout, sa situation est misérable, elle doit se prostituer pour survivre, et ce« mariage » pourrait changer la donne, croit-elle.

Une actrice époustouflante

C’est là que commence vraiment le film de Sean Baker, en se focalisant sur le personnage d’Anora et son évolution psychologique. L’actrice Mikey Madison l’incarne de manière magnifique. Elle parvient à faire ressortir de son interprétation la faiblesse intrinsèque d’Anora, son inconséquence morale de fille perdue, ses réflexes de vénalité, sa perte des repères, etc. Quand elle apprend cette union, qui jette la honte sur elle, la famille d’Ivan décide de régler le problème par un divorce express devant le juge. Or, Anora se révolte, et cherche à faire valoir ses droits, mais, face au manque de résistance de son petit mari, elle comprend qu’il va falloir jouer serré, si elle ne veut pas être la dupe de ces richards. N’aura-t-elle été qu’un jouet entre les mains d’un gamin capricieux ?

Augusta Quirk – 2024 Anora Productions, LLC

Un fils de famille immature

Devant ses parents, arrivés en catastrophe à New York, Ivan s’effondre. Il ne cherche pas à se libérer d’eux, notamment de sa mère, possessive et autoritaire, qui l’emprisonne moralement. On se dit qu’Ivan aurait pu tirer parti de ce mariage, en profiter pour sortir de sa condition de fils de famille immature et embrasser une nouvelle vie. Il n’y songe même pas. Il va devoir retourner au labeur, comme le lui ordonne son père, et il accepte ce verdict sans protester. Au lieu de filer le « parfait amour » avec Anora (difficile de dire d’ailleurs s’il l’aime vraiment), il est contraint de se soumettre à sa charge d’héritier, et donc de se renier. Au fond, il préfigure déjà le raté écrasé par sa femme que représente son père, et son destin est tout tracé. Plus tard, quand Ivan sera « installé » dans l’existence, il n’aura plus que ses yeux pour pleurer des larmes de regret sur ses belles aventures de jeunesse, quand elles seront loin derrière lui et que l’amertume le prendra à la gorge.

Le grand amour

Sean Baker magnifie en revanche le personnage d’Anora, qui devient vers la fin des plus intéressants. C’est évidemment une victime de la société, elle ne s’est pas suffisamment méfiée des fausses valeurs ambiantes. Néanmoins, cette aventure avortée avec Ivan la fait réfléchir, notamment sur le sens de sa petite existence. Dans son métier de stripteaseuse, elle avait pour habitude de caricaturer l’amour jusqu’à l’obscénité. Les images d’étreintes sexuelles filmées par Sean Baker montraient, dans le club interlope ou la maison d’Ivan, plutôt des exercices mécaniques de fornication qu’autre chose. L’amour, au fond, était le grand absent de la vie d’Anora. Mais il finit cependant par arriver, au moment où on s’y attend le moins, en la personne d’Igor, homme de main du père d’Ivan, un « gopnik » (1) comme il est précisé par Anora elle-même qui, après la folie des grandeurs avec Ivan, semble donc retrouver le sens commun. C’est une très belle scène d’intimité charnelle dans une voiture, le matin très tôt, alors qu’il neige. Le plan devient fixe, la mise en scène délaisse toute virtuosité artificielle, toute fioriture. On reste dans la voiture, où Anora s’abandonne et éclate en sanglots. Le film de Sean Baker culmine dans cette scène silencieuse et presque triste, d’une lenteur qui brise le fil et fait comprendre qu’une nouvelle vie s’ouvre pour une Anora renaissant de ses cendres. Sa quête n’est pas terminée, le véritable amour commence.

Anora, de Sean Baker, avec Mikey Madison, 2 h 19, en salle depuis mercredi. 

(1) Homme de classe populaire vivant généralement en banlieue.