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Pierre-Guillaume de Roux, le dernier prince des Lettres

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Pierre-Guillaume de Roux (1963-2021), notre ami et éditeur, s’est éteint vendredi dernier


Avez-vous déjà entendu rire, vraiment rire, le seigneur de la rue de Richelieu ? Je le vois encore, enfoui dans son fauteuil, encombré par ses longues jambes, protégé sous une barricade de manuscrits dans son bureau-capharnaüm de la rive Droite, le téléphone crépitant, recevant les auteurs réfractaires et moquant notre déplorable époque, les coteries en place, ses confrères malfaisants, les journaux complices, la lente disparition de l’écrit, l’art délicat d’éditer sans s’endetter et perpétuant ainsi la tradition familiale, d’une maison insoumise et bordélique ayant le goût du beau texte en héritage. J’ai eu ce bonheur-là, faire partie de cette famille de proscrits. Les bannis ont toujours fière allure quand la mitraille sévit de toute part. Ses auteurs portent cette légion d’honneur-là, sur la poitrine, celle d’avoir participé à une aventure éditoriale dingue ne répondant à aucune norme actuelle, se foutant éperdument d’un système oppresseur et s’amusant de leur propre audace, quitte à la payer cher médiatiquement. Je veux garder, aujourd’hui, le souvenir non pas du lettré ou de l’homme engagé, plutôt celui du passeur rieur et partageur, de sa gourmandise érudite qui me manque déjà tant. 

Une incarnation du monde d’avant

Derrière l’image figée de ce grand échalas en duffle-coat, figure hiératique de l’édition, bon fils aimant, fidèle en amitié, incarnation du monde d’avant, je veux me souvenir de son rire gamin. Il pouffait élégamment en rentrant la tête dans ses épaules, se contorsionnant à l’extrême. Je veux me souvenir de ce sale gosse à particules qui n’aimait rien d’autre que bousculer les mollesses du temps présent, qu’éperonner les certitudes, que faire éclore des manuscrits inconnus, que donner sa chance à l’incongru et au fantasque, aux réprouvés et aux marginaux. Adolescents, nous avions tous le fantasme d’une littérature guidant la Nation, il était et restera à jamais le dépositaire de ce rêve impossible. Nous savions que dans la nuit noire, au royaume des truqueurs, existait un éditeur parisien qui, après trois décennies dans ce métier éprouvant pour les nerfs et les bourses, s’émerveillait encore pour un roman, un essai, des chroniques, de la poésie ou des portraits épars. 

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Au prix d’efforts et face à des cabales indignes, il avançait toujours avec peu de moyens financiers, sans œillères et sans mitaines, dans le marigot de l’édition. Il avait l’œil et le doigté pour déceler dans une œuvre, l’éclat intérieur et son indicible lyre. Il fut un découvreur de talents, un agrégateur de mouvements, un activateur des mémoires enfouies, une borne autour de laquelle, des auteurs forts différents aux parcours politiques parfois opposés gravitaient. Une famille recomposée qui s’entendait sur un seul sujet : la qualité d’un texte. Son rythme et son fracas. Sa portée et son onde nostalgique. Pierre-Guillaume était de ces chevaliers qui savaient le combat perdu d’avance, mais qui ne résistait pas au plaisir d’entrer dans un jeu corrompu. 

Un travail d’artisan

Nous sommes loin des gestionnaires avisés et des modérateurs de pensée, des catalogues calibrés comme des émissions de télé et des progressistes affairistes. Pierre-Guillaume haïssait les meutes. Il sera toujours temps, après le chagrin, de faire le bilan, de louer son travail admirable d’artisan, son style sûr, son catalogue foutraque constitué en seulement une dizaine d’années, son absence de barrière idéologique et sa sainte liberté de publier sans se préoccuper des nuisibles au pouvoir. Il en fallait du courage et de l’énergie pour supporter tant d’infamies. D’autres que moi parleront mieux de son passage chez Bourgois, à la Table Ronde, au Rocher ou Julliard, de son regard sur Pound ou Jünger, de l’héritage intellectuel laissé par son père, Dominique de Roux, de ce fil invisible qui sous-tend toute une vie professionnelle. Je veux me rappeler surtout du plaisir enfantin qu’il avait, à la lecture d’un manuscrit. Et puis, le remercier une dernière fois pour ce voyage dans le passé, grâce à lui, je suis monté dans la machine à remonter le temps. Je savais qu’en grimpant l’étroit escalier menant à son bureau, j’allais atteindre une contrée sauvage et mystérieuse où les mots reprendraient naturellement leur pouvoir sur les êtres, où la fiction construirait mon imaginaire. Là-haut, la littérature m’attendait. Là-haut, un homme qui avait tout lu, hors des modes absurdes, me sourirait et me dirait d’entrer. Pierre-Guillaume nous a permis de toucher cette éternité-là.

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Olivier Duhamel, une disgrâce


Accusé d’avoir abusé de son beau-fils dans un livre écrit par la sœur de la victime[tooltips content= »Camille Kouchner, La Familia grande, Seuil, 2021. »](1)[/tooltips], le politologue Olivier Duhamel a démissionné de toutes ses fonctions officielles. Une déchéance – politique, morale, médiatique. Peut-on mettre des mots sur un silence, une ignominie, un secret? Peut-on sans l’excuser oser dire « je » à sa place?


On ne va pas dresser le catalogue de mes impiétés et de mes dédains – on n’est pas au Flore !

Désormais, je serai invisible.

Vous m’imaginez défendre mon cas devant Pujadas à LCI ou bien méditer sur le thème de « L’inceste à travers les âges » à Sciences-Po ? J’ai rangé ma toque de consultant et de jurisconsulte dans l’armoire… familiale ? Non, j’évite ce mot ces temps-ci.

Que voulez-vous savoir que vous ne sachiez déjà ? Je suis veuf et intouchable. Je suis puissant. Je suis riche. Je suis mort. Politiquement, moralement, médiatiquement, point final.

Dieu sait que j’ai aimé le silence, les intrigues, le secret – les tapis rouges. Les corridors du pouvoir. Les honneurs. J’étais fêté, flatté, craint. J’ai savouré mon pouvoir comme un privilège héréditaire, recevant et distribuant les faveurs avec la morgue d’un scribe de Pharaon et la brutalité d’un parrain de la mafia. Je suis de gauche, pas vous ?… Je ne nie pas ma noirceur, j’ai toujours eu le don de m’absoudre afin de renaître.

Rideau.

Il y a de l’ivresse dans la disgrâce, savez-vous, une forme de vérité qui vous brûle la joue comme une claque.

Me voici devenu un mauvais génie, prisonnier d’une lampe, enfermé à jamais dans un livre que je n’ai pas écrit et qui me désigne sans me nommer. Non, je ne l’ai pas lu, je ne le lirai pas, peu importe que ce soit ou non un bon livre – il y a cette façon d’épauler, de viser, de tirer vite et juste, bien joué Camille ! Une fois pour toutes, c’est écrit, imprimé, rien ne s’effacera de ça.

Que dire ? C’est violent, c’est soudain, ça fait mal. Il suffit d’un agenouillement, d’un regard, d’une rougeur au visage pour que… Je revois des nuits d’été, des verres qui se brisent comme des éclats de rire, des corps frêles, des froissements, des choses inadmissibles et douces, mais je ne me souviens de rien. De quoi devrais-je me souvenir ? Pas de regrets. Tout se passe dans une région de moi où je ne suis pas.

Frédéric Ferney.  © Hannah ASSOULINE
Frédéric Ferney. © Hannah ASSOULINE

Et pourtant son regard à lui ne me quitte pas.

Je suis né le 2 mai 1950 à Neuilly-sur-Seine. Cette année-là, Staline et Mao signent un pacte d’alliance au Kremlin, c’est la guerre en Corée. J’aime l’Histoire – la conflictualité, la controverse, les litiges. Et l’esprit des lois – je suis un juriste, bon sang ! Nous sommes en France, et je suis Taureau, rompu au combat quoique placide, ne craignant ni une joute ni un bel esclandre – ma force, ma fragilité aussi, c’est le cou, la nuque, la gorge ; je suis sanguin, généreux, têtu, terrien, bûcheur, pragmatique.

Quel gâchis !

Aujourd’hui, je tourne en rond dans mon bocal – j’étais un squale, je suis changé en poisson rouge. Tout ce à quoi on s’oblige pendant des années pour se plier à une certaine image de soi, c’est fini, bon débarras ! Les déjeuners au Siècle, les congrès à Marrakech, les conférences rue Saint-Guillaume, etc. Je ne suis pas si malheureux d’être affranchi de toutes ces simagrées.

Vous souriez ? Vous avez raison. Tout ça, les idées, l’argent, le sexe, ce sont des flux, des courants, des flèches. Des pulsions qu’il faut savoir anticiper, élucider, prédire. Contenir ? Vous plaisantez. Ce n’est que ça, la politique. On devient courtisan, conseiller du Prince, ministre. On veut parvenir, on a du talent, on se déprave un peu – et l’on parvient. On y devient féroce comme Macron, qui peine à égaler Mitterrand.

Moi, j’ai presque réussi.

C’est étrange, cette pierre que j’avais sur le cœur a disparu, ça fait un grand vide, là. Reste la stupeur, puis l’orgueil dérisoire d’être soi, soudain, de n’être que soi – enfin et désespérément soi.

Mon vice me distingue, m’écarte, me protège. Je vais apprendre à me contempler. Vivre goutte à goutte, boire les heures, éponger le temps. Je n’aurai plus sommeil avant longtemps. Quand je publierai mes mémoires, ha ! la mère en prescrira la lecture à son garçon.

L’âme, sujet délicat. Ai-je égaré la mienne ?

L’âme, c’est ce qui dit non quand le corps dit oui, ce qui refuse de posséder quand le corps veut prendre. Il n’y a pas d’âme vile, mais parfois, hélas, on manque d’âme – dès lors on s’absente, on s’enfonce, on se damne.

Les mains veulent voir, les yeux veulent caresser. Saisir, déshabiller, pétrir, pénétrer, étreindre. Dame Nature n’est pas celle que vous croyez, gentils lecteurs de Télérama ! Vous n’avez pas lu Spinoza ? Nul ne sait ce que peut un corps

Je sais, c’est ignoble.

Je ne vous fais pas peur au moins ?

Je n’échapperai pas ce soir à une mauvaise rencontre devant ma glace, à ce face-à-face longtemps esquivé, accepté, fui, repris, rompu avec moi-même. Une bête butée, insensible au fouet. C’est moi, cela ? Pourquoi faut-il que j’aime ce qui me tue – et que je tue ceux que j’aime ? J’ai toute une vie pour y songer.

Mes rares amis affichent bravement leur sympathie. Jusqu’à quand ? Je n’attends rien de ceux qui se sont déjà éloignés, je connaissais leurs noms. Je suis devenu encombrant – radioactif ! Un emblème de la trahison des élites. Vous avez vu les sondages ? La curée ! Je suscite un effroi unanime ; j’ai commis l’irréparable, j’ai bravé l’interdit suprême – l’inceste du second degré, pour un agrégé de Droit, c’est le pompon !

L’amour est à la fois un sentiment noble et une passion dégueulasse, vous ne le saviez pas ? Pour les médias, quelle aubaine – c’est du Mauriac sans cette odeur de bénitier que j’exècre. Mieux que Polanski ou Woody Allen – dites-moi, je suis quand même moins lourd que DSK, non ?

J’ai fait pire, je sais.

Je ne suis pas cruel pourtant, je suis tragique.

Plus que le pouvoir et l’argent, c’est la hauteur de ma dégringolade qui me sépare de vous. Je repense bêtement à Fouquet, le grand argentier du roi, jeté dans un donjon et condamné à l’oubli. Déchu ou bien seulement étonné, interdit, incrédule ?

J’avoue.

Jamais je n’aurai compris la colère de ceux qui m’aimaient.

 

Post-scriptum. Un remords me vient qui est de ne pas en éprouver davantage. Je me demande qui vous a le plus déçu : moi ou François Hollande ?

Michel Mourlet, notre Parménide

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Cinéphile, mémorialiste, romancier, critique de haute culture, Michel Mourlet n’a cessé d’écrire en homme qui ne se fie qu’à son goût.


Avec Une Vie en liberté (Séguier), ses mémoires publiés en 2016, Michel Mourlet s’amusait à évoquer les « heureuses rencontres » d’une vie bien remplie. Auteur vers 1960 du manifeste des Mac-Mahoniens, phalange de cinéphiles en rupture avec la « bien-pensance » cinéphilique de l’époque (ces jeunes gens, dont Alfred Eibel et Bertrand Tavernier, adulaient Lang, Losey, Preminger et Walsh – et non Antonioni ou Hitchcock), Michel Mourlet est aussi romancier, salué par Fraigneau et Morand. Et homme de théâtre, critique, spécialiste de la télévision, éditeur indépendant de livres et de revues (la fameuse revue non-conformiste Matulu !), défenseur de la langue française, et même acteur de cinéma (dans A bout de souffle)…

Ludique et désenchanté

Surtout, ce disciple contemporain de Parménide incarne d’une manière éminemment française celui qui refuse de marcher en file indienne, « ludique et désenchanté, grave et désinvolte ». Deux livres récents permettent de mieux connaître cet esprit indépendant. Le cinéphile d’antan tout d’abord avec Survivant de l’âge d’or, un recueil d’inédits, études et entretiens datant des années 1970-2020, où Michel Mourlet évoque, dans le désordre, Rossellini et Cecil B. DeMille ; ses amis Rohmer et Cottafavi, Astruc et Sautet ; Fellini et Tarantino, deux cinéastes qu’il goûte peu ; et Godard, jugé surfait sauf dans Pierrot le fou.

A lire aussi: Thomas Bernhard, ou l’opposition permanente

Le critique littéraire ensuite avec la troisième édition revue et augmentée de ses Ecrivains de France. XXème siècle, dont j’ai le bonheur de posséder les trois éditions ornées d’amicaux envois. Cela fait bientôt vingt-cinq ans que j’ai reçu cet essai si personnel, magnifique galerie d’écrivains salués avec une savante amitié et dédié à Michel Déon.

De Chardonne à Montherlant

Anouilh l’hurluberlu, si longtemps tenu sous le boisseau malgré ses cinquante pièces, dont Antigone et Ornifle ou le courant d’air. Beckett, l’aboulique suprême. Bernanos, l’intransigeant, toujours déçu par les faits et n’aimant que les causes perdues. Chardonne, « l’un des plus parfaits produits de l’âme française ». Claudel, « molosse de la foi ». Déon, bien sûr, dont Mourlet dit l’importance du tout grand roman qu’est Un Déjeuner de soleil. Le regretté Dupré. Fraigneau, le phénix, qui connut le purgatoire et la renaissance de son vivant, un peu comme Morand (hélas ! absent de ce livre). Tant d’autres, de Giraudoux à Toulet, sans oublier Montherlant, interrogé peu avant son suicide et qui confie sa douleur de vivre dans un monde où tout le blesse.

Deux bijoux de haute culture, deux exemples d’une réjouissante liberté d’esprit.

Michel Mourlet, Survivant de l’âge d’or. Textes et entretiens sur le cinéma 1970-2020, Editions de Paris.

Survivant de l'âge d'or: Textes et entretiens sur le cinéma 1970-2020

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Stefan Zweig et l’appel des ténèbres

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Le billet du vaurien


Rien n’est plus simple, ni plus naturel que de mourir. Certains paniquent à l’idée qu’ils vont quitter la scène. D’autres voient dans la mort une remise de peine. Mais elle permettra à chacun de rompre avec la monotonie du quotidien. Voilà qui est au moins à porter à son crédit. C’est ce que je me disais en lisant la première page d’un texte prémonitoire de mon cher Stefan Zweig : L’uniformisation du monde, publié en édition bilingue par les éditions Allia. Outre son intérêt intrinsèque, il présente un double avantage. Son prix d’abord : 3 Euros. Et son nombre de pages : 43. Ce qui est bref et bon est deux fois bon : on ne le répétera jamais assez.

L'écrivain Roland Jaccard Photographe : Hannah Assouline
L’écrivain Roland Jaccard Photographe : Hannah Assouline

La monotonie du monde

En 1926, voici ce qu’écrit Stefan Zweig : « Malgré tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. » Tout est dit. Celui qui n’a pas ressenti cela vient sans doute d’une planète étrangère et je crains fort de n’avoir pas grand-chose à lui dire. Je le laisserai donc s’émerveiller tout en étant excédé – mais je n’en laisserai rien paraître – par la joie qu’il éprouve à découvrir partout et toujours du neuf, là où je ne vois qu’une morne répétition.

A lire aussi, Roland Jaccard: Le monde n’est pas fait pour nous

Il est vrai qu’il y a chez nos contemporains, comme l’écrit encore Zweig, un appétit féroce pour la monotonie, appétit conforté par la mondialisation. Paradoxalement, lui qui fut et qui reste un des auteurs les plus lus dans le monde entier, avait le sentiment que tout ce qu’il écrivait n’était qu’un bout de papier lancé contre un ouragan. « À vrai dire, note-t-il encore, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. »

La fuite en nous-mêmes

La plupart des humains n’ont pas conscience d’être devenus des particules. Ils se jettent dans l’esclavage et tout appel à l’individualisme n’est qu’arrogance et prétention. Il ne nous reste qu’un recours, un unique recours : la fuite, la fuite en nous-même. Ne se révélera-t-elle pas, elle aussi, vaine, comme en témoigne le suicide de Stefan Zweig, après une ultime partie d’échecs. L’appel des ténèbres, si typiquement viennois, ne l’a pas épargné. Nul ne peut dire s’il faut s’en réjouir ou le déplorer.

Mafalda, c’est moi!

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Profitez des vacances d’hiver pour vous offrir une séance de Quinothérapie!


Les grands auteurs, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. On y revient toujours, un peu par fatigue intellectuelle et surtout, par nécessité de s’oxygéner l’esprit. Les moralistes sont des baromètres à disposition des pauvres, seuls instruments qui échappent (encore) au regard de l’Etat et des banques. Dernier refuge avant la liquidation totale et la désintégration du Moi. Ces gens-là mesurent la pression du groupe sur notre système nerveux, les résistances de l’individu face à la meute et la capacité des peuples à gérer l’abîme. Sans eux, le supplice serait, sans doute, interminable. Ces amuseurs aux textes courts nous aident à supporter la nocivité du quotidien et tous les emmerdeurs qui l’accompagnent.

© Glénat
© Glénat

Mafalda, une Cioran de dix ans

Dans la liste des moralistes qui ont façonné notre détachement et notre distance rieuses, Mafalda ne nous décevra jamais. Cette Cioran de six ans, partageant la passion de la couleur rouge avec le Cardinal de Bernis et la formule expéditive avec la Rochefoucauld est trop souvent réduite à son humanisme béat. Ses hautes valeurs la desservent aujourd’hui où le bien a gagné la bataille idéologique. Sa lucidité sentencieuse nous rappelle parfois certains médecins invités sur les plateaux de télévision. N’est-elle pas l’icône de l’ONU, la messagère de la Paix, la fan des Beatles et la barrière (d’un mètre seulement) à toutes les dictatures, surtout celles d’imposer la soupe aux repas ?

A lire aussi, du même auteur: BD: Claire Bretécher est partie il y a un an déjà…

Née en 1964, Mafalda a revêtu les combats progressistes du XXème siècle, elle a dénoncé les affameurs et les profiteurs, les salisseurs et les contempteurs de la mouise générale. De la protection de l’enfance à l’environnement, elle a été l’égérie des bonnes causes et la caution des adultes à se dédouaner du réel. Ses yeux fixes et ses cheveux en bataille nous auront alerté sur tous les maux de la société. Cette lanceuse avant l’heure fut notre mauvaise conscience. Son âge, sa taille et sa nationalité argentine la rendaient inattaquable aux yeux d’un occidental confortablement installé dans la croissance économique. Qui aurait été chercher des noises à une gamine vivant dans l’enfer des dévaluations monétaires et des arrestations arbitraires ?

Mafalda, causeuse professionnelle

A force de la canoniser, on a fini par oublier la corrosivité de ses réparties, leur poésie radicale et cette amertume entre chien et loup qui saisit son lecteur. Avec Mafalda, la réalité sociale n’est pas seulement prétexte à une dénonciation facile, elle est une matière vivante qui sert à exprimer toutes sortes d’opinion, des plus pures aux plus iconoclastes. Avec Mafalda, toutes les interrogations et les pensées intérieures s’emboîtent comme un jeu de construction. Elle boit pas, elle flingue pas, mais elle cause de tout, à tort et à travers. Cette liberté-là n’a pas de prix. Quino, son créateur disparu à l’automne dernier, avait arrêté de la dessiner en 1973. Elle fut une victime collatérale de la crise pétrolière. Cette enfant de la scoumoune, héritière des Peanuts et de Montaigne est très différente de notre petit Nicolas même si elle vit comme lui, entourée d’une mère et d’un père aimants. Le garçonnet de Sempé passerait à côté pour un benêt magistral. Il ne s’intéresse à rien, pas même à la philosophie ou à la métaphysique. Il n’a aucun avis sur la Chine et les dérives du capitalisme. Quand il s’amuse avec ses copains dans un terrain vague, Mafalda la verbeuse devise sur la fragilité de la démocratie et les affres de la modernité, avec une drôlerie incandescente, simplement assise sur le trottoir. Son intelligence nous agace et nous régale.

Mafalda, c’est nous

On devrait la mettre au programme de l’ENA. Car ses maximes sont des balises dans l’Océan : « Le drame, quand on est président, c’est que si on entreprend de résoudre les problèmes, on n’a plus le temps de gouverner » ou « S’il y a une chose que je ne peux pas supporter, c’est de gaspiller mon subconscient en rêvant des inepties ». Cette surdouée de l’auto-analyse n’en demeure pas moins une enfant au milieu d’autres enfants. Leurs interactions comme disent les savants sont une source inépuisable de joutes oratoires délirantes. L’héroïne de bande-dessinée a notamment pour ami, l’entreprenant Manolito, Bernard Tapie miniature à la coupe en brosse âgé de six ans, décomplexé avec la valeur d’échange dont le rêve est de créer « une chaîne de magasins géants avec de grandes vitrines, beaucoup d’aluminium, beaucoup de moquette, beaucoup de classe, beaucoup de luxe » à son effigie. Quant à sa copine Susanita (Marthe Villalonga dans Un Eléphant) obnubilée par l’idée du mariage et amoureuse du rouge à lèvres, elle ose déclarer : « Tu sais, Mafalda, mon fils sera médecin » ou « Le téléphone est encore en panne à la maison. J’en ai marre de vivre dans un pays sous-développé ! » Mafalda, c’est moi, c’est nous, dans notre désir de comprendre la complexité du monde, puis d’abandonner cette lubie idiote et de se ruer sur un hamburger moelleux.

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© Glénat
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Pierre-Guillaume de Roux contre l’asservissement des esprits

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L’éditeur Pierre-Guillaume de Roux est décédé à 57 ans


Mon cher Pierre-Guillaume, tu n’étais pas seulement mon éditeur : tu étais un ami au cœur pur, et l’un des alliés les plus fervents qu’il m’ait été donné de rencontrer. Depuis quelque temps, je ne pouvais plus me défendre contre l’idée insistante que nous ne nous reverrions plus. Et voilà que d’une seconde à l’autre, en début d’après-midi, cette intuition tourmenteuse est devenue couperet. Ma tristesse est immense.

Nous ne perdons pas seulement un homme de conviction et de culture : c’est aussi une fenêtre ouverte sur le large qui se referme, et donc un surcroît de désespérance et de pestilence dans l’air ambiant.

A lire aussi: De Rodenbach à Jean Ray, ce que nous devons à la littérature belge

Tu auras déployé une magnifique énergie combative pendant toutes ces années. Les vents étaient contraires, les marées sans pitié. Chaque fois que tu me téléphonais (et j’admirais que tu prennes ainsi ton temps, que tu baguenaudes à travers l’actualité, alors que des tâches de toutes sortes te requéraient, sans parler des chiens de garde du caporalisme intellectuel qui te harcelaient et t’obligeaient à des efforts épuisants), la conversation se terminait par ces mots de ta part : « Le combat continue, mon cher Pierre ». J’entendais le sourire confiant dans ta voix. Le combat, de toute évidence, sera plus difficile sans toi. Mais je peux t’assurer qu’il continuera : contre la veulerie des âmes, contre l’asservissement des esprits, contre l’impotence satisfaite des cœurs. Et tu peux être convaincu que j’y prendrai part plus que jamais.

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Il y a quelque chose de pourri dans le département des Yvelines

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Dans l’affaire du professeur Didier Lemaire, le maire et le préfet se sont déconsidérés.


Il y a quelque chose de pourri dans le département des Yvelines. Et les élus locaux comme le maire de Trappes, Ali Rabeh, le président du Conseil départemental, Pierre Bédier ou le représentant de l’État local, le Préfet Jean-Jacques Brot, en portent la lourde responsabilité.

C’est dans les Yvelines que Samuel Paty a été décapité par un islamiste, en sortant du collège où il enseignait et c’est à nouveau dans les Yvelines qu’un autre professeur se retrouve menacé de mort pour avoir dénoncé l’emprise islamiste sur Trappes. 

Une emprise connue de tous, deux journalistes du Monde en ont même fait un livre racontant la montée du communautarisme dans la ville[tooltips content= »La communauté, Raphael Bacqué et Ariane Chemin »](1)[/tooltips]. Trappes a fourni un des plus gros contingent de jihadistes à l’État Islamique, plus même que Molenbeek. Entre 60 et 80 jeunes sont partis, au point que Trappes a reçu le surnom de « capitale d’Europe des départs en Syrie ». En 2013, le contrôle d’une femme en voile intégral ayant déclenché des violences de la part du mari contre le policier, Trappes s’était enflammé pour soutenir les époux radicalisés et eut ainsi l’honneur d’inaugurer les premières émeutes au nom de la volonté d’imposer l’islam radical sur notre territoire. Plus près de nous Marlène Schiappa avait voulu délocaliser son cabinet ministériel quelques jours à Trappes, en 2018, lors d’une déambulation, elle voulut entrer dans un café. Celui-ci étant apparemment réservé aux hommes, le préfet l’a dissuadé d’y aller pour éviter l’incident. Préférant inviter la ministre à se soumettre au sexisme plutôt que de faire respecter la loi française. Quant à l’Union des Musulmans de Trappes ils sont notoirement proches des frères musulmans.

A lire aussi, Martin Pimentel: Courbevoie, l’attentat inconnu

Aujourd’hui la boucle est bouclée et c’est encore un professeur, cible de choix pour les islamistes qui est menacé. Ce qu’il dénonce est exact et s’appuie sur la réalité : Trappes est un des hauts lieux de l’influence de l’idéologie islamiste. Une telle emprise s’explique par des années de clientélisme, d’aveuglement d’intimidation et d’omerta. Il faut dire que de nombreuses stars issues de ce biotope, dont Jamel Debbouze par exemple, se mobilisent immédiatement pour jeter l’opprobre sur ceux qui osent parler de la réalité de ce qu’ils vivent et ils font tellement de bruit que cela éclipse les départs en Syrie, les émeutes, les voiles intégraux et le clientélisme. Pourtant ils ont tous choisi avec leurs pieds de quitter ce lieu soi-disant si épanouissant et injustement déconsidéré. Tellement épanouissant que dès que c’est possible, ses laudateurs s’installent ailleurs. Loin.

L’attitude du préfet et du maire décriée, un curieux barbier…

Mais surtout, après le traumatisme de l’assassinat de Samuel Paty, on se serait attendue à la mobilisation des élus et du Préfet aux côtés de cet autre professeur menacé. Par simple réflexe d’humanité avant même que cela ne soit une question de devoir et de responsabilité. Mais non, ils préfèrent symboliquement lui tirer dans le dos. Pour le coup la trahison des principes et valeurs de la République est avérée. 

Si les préfets deviennent les meilleurs alliés de ceux qui menacent les enseignants, c’est tout l’État qui se déconsidère. Si un maire peut investir une école pour faire sa propagande, alors où sont les limites à son délire de toute puissance?

Le pire est le Maire de Trappes. Lequel menace le professeur et l’attaque en justice, comme aux époques primitives où quand le message déplaisait, on mettait à mort le messager, comme si cela pouvait occulter la réalité. Accompagné d’autres élus, ce maire s’est même introduit dans le lycée, l’investissant pour distribuer sa propagande. Ce qui est parfaitement illégal et antirépublicain et montre à quel point, chez ces personnes qui croient que le pouvoir est la possibilité d’ignorer la loi, il n’y a ni limites ni règles quand leurs intérêts sont attaqués. Là où l’abjection est avérée, c’est que le tract du maire est une attaque basse contre le professeur, elle met Didier Lemaire en danger puisqu’il est accusé de dénigrer les élèves et les habitants de Trappes, et de gâcher ainsi la réputation de la ville et l’avenir de la jeunesse. On appelle cela désigner une cible. Comme si avoir fourni un plus gros contingent de jihadiste pour la Syrie n’était rien et que le seul problème de Trappes était le discours d’un lanceur d’alerte.

Le tract du maire Ali Rabeh.
Le tract du maire Ali Rabeh.

Mais le maire s’en moque. Le fait que son élection ait été invalidée et qu’il ait été condamné à un an d’inéligibilité pour des comptes de campagne faux, en dit beaucoup sur la personnalité d’un homme qui ne se maintient au pouvoir que grâce aux délais de son recours en appel. Dernière manipulation en date, le coup du « coiffeur mixte » ! Didier Lemaire ayant affirmé que trouver un salon de coiffure mixte était compliqué à Trappes, le maire Ali Rabeh a convoqué les caméras de CNews pour leur prouver l’existence d’un coiffeur mixte et déconsidérer la parole du professeur. Un barbier en l’occurrence. Pas de chance, la supercherie a été vite découverte et sur les réseaux sociaux les photos du changement de présentation du site, passant de « pour les hommes » à « mixte » en l’espace d’une journée font la joie des internautes. En espérant discréditer Didier Lemaire, de telles manœuvres jettent surtout le doute sur la démarche du maire. Non seulement celui-ci vient de montrer qu’il n’hésitait pas à attaquer un homme menacé par des fanatiques, lesquels qui sont déjà passé à l’acte, mais rien ne parait arrêter son entourage quand il s’agit de s’en prendre à un homme en danger. 

La “dentelle” trappiste

Que le comportement du Maire soit douteux n’est hélas pas si étonnant. En région parisienne le clientélisme est une martingale électorale. Et l’alliance avec les islamistes paye. Mais que penser de l’attitude du préfet ? Lui ne dépend pas du résultat des élections et pourtant son comportement est particulièrement choquant. Il reconnait certes que Trappes est un terrain difficile mais accuse surtout Didier Lemaire, le professeur menacé de saccager ses efforts. Sauf que l’on ne voit guère de quels efforts il parle. Au vu des derniers évènements, on ne peut pas dire que la veille sur l’islamisme dans les Yvelines soit un succès pourtant. Le préfet évoque un « travail de dentelle ». Sérieusement ? Face au fascisme islamiste et à la propagande séparatiste ? Le préfet compte vraiment faire reculer l’islamisme en sacrifiant des professeurs menacés au dialogue avec les salafistes et les frères musulmans ? C’est quoi faire de la dentelle, quand les signaux dans les Yvelines au lieu de passer au vert tournent au rouge vif ?

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La question se pose d’autant plus qu’un très bon policier, qui justement avait pris la direction du renseignement territorial du 78, Jean-Luc Taltavull aurait été viré par le Préfet, pour satisfaire la demande de son grand ami, Pierre Bédier, le président du conseil départemental. Le clientélisme de celui-ci avec les officines de l’islam radical est régulièrement dénoncé. Il faut dire que les campagnes des salafistes pour appeler à voter pour les proches de Bédier ont été particulièrement peu discrètes et ont été dévoilé par une grande enquête de Marianne, parue le 19 octobre 2019, « Radicalisation : élus locaux et renseignement territorial, entre impuissance et lâcheté ». Dans un des articles de l’enquête qui évoque « l’étrange limogeage d’un commissaire » on en apprend de belles sur la grande retenue du Prefet Brot en matière de lutte contre l’islamisme. Attitude qui tranche avec le positionnement offensif de ses prédécesseurs. Ce que raconte l’enquête met très mal à l’aise tant on paraît loin de toute droiture républicaine. Il apparait à la lumière des investigations du journaliste de Marianne, que le commissaire, Jean-Luc Tastavull avait une excellente réputation, mais justement d’après ses collègues, il était efficace donc gênant. Pour avoir évoqué la brutale éviction du secrétaire général du conseil des institutions musulmanes des Yvelines au profit de représentants musulmans plus « rigoristes » soutenus par des élus locaux, et notamment par Pierre Bédier, Jean-Luc Tastavull aurait été écarté sans ménagement. Le commissaire avait osé être explicite sur la campagne d’intimidation orchestrée contre cet animateur musulman réputé modéré, avec en toile de fond des soutiens électoraux promis par ses rivaux. « Un an plus tard, le commissaire Tastavull a été viré par Jean-Jacques Brot, le préfet des Yvelines » (… et ce) préfet, « en 2020, a réclamé au RT la surveillance du milieu… évangéliste. « On a cru rêver », soupire cette source, dénonçant une forme « d’immobilisme général ».

L’élu local et le représentant de l’État fonctionnent en binôme et ils sont probablement considérés comme une aubaine pour les islamistes. Mais alors que l’État fait voter une loi contre le séparatisme, peut être devrait-il commencer par s’assurer que ses relais sur le terrain ne favorisent pas la politique inverse. Cela l’aiderait à gagner en cohérence donc en crédibilité.

Liaisons dangereuses et caïds

On peut donc remercier le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer de rappeler le maire à ses devoirs, tout en pensant que cela mériterait qu’une plainte soit déposée. Une telle attitude devrait être traduite en justice, ne serait-ce qu’histoire que tout le monde comprenne que devenir maire, ce n’est pas se faire élire « caïd » d’un territoire. On peut remercier aussi M. Gerald Darmanin d’avoir fait protéger le professeur menacé tout en l’invitant à se pencher sur les liaisons dangereuses entre le préfet, le président du conseil départemental et les représentants de l’islamisme radical. 

A lire aussi, du même auteur: Décapité pour avoir montré un dessin

Comment les Français peuvent-ils se sentir en sécurité quand après l’assassinat de Samuel Paty, le préfet du département et le maire de la ville n’hésitent pas à accrocher une cible dans le dos d’un autre professeur courageux ? Si les préfets deviennent les meilleurs alliés de ceux qui menacent les enseignants, c’est tout l’État qui se déconsidère. Si un maire peut investir une école pour faire sa propagande, alors où sont les limites à son délire de toute puissance ?

Voilà pourquoi la sanction du préfet, comme la traduction du maire en justice, seraient un service à rendre aux citoyens et à la République. Parce qu’en l’état actuel des choses, dans les Yvelines, cette histoire est en train de démontrer la puissance des islamistes et la trahison de l’État et de ses représentants. Alors qui êtes-vous M. Darmanin ? Celui qui fait voter la loi contre le séparatisme, applaudi par 80% des Français, ou celui qui ferme les yeux sur l’influence des islamistes et leurs relais au plus haut niveau ?

Heureusement, il reste des hommes et des femmes dont le courage est remarquable dans l’épreuve. Ce sont les collègues de Didier Lemaire. Ils sont à ses côtés, ont écrit un courrier pour dénoncer le comportement et les pressions des élus. Merci à eux d’être là car ils sauvent par leur dignité une séquence lamentable de la part des autorités.

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Yoram Hazony: le nationalisme est un humanisme


Avec Les Vertus du nationalisme, l’essayiste israélien réhabilite cette idée tenue pour la principale responsable des tragédies du xxe siècle. Pour lui, les nations devraient tout simplement être indépendantes et jouir de la liberté de se développer selon leurs propres histoire et traditions.


Causeur. Votre livre redéfinit positivement le « nationalisme » comme la croyance, non pas à la prééminence de sa propre nation, mais en l’idée que l’ordre mondial le plus stable et le plus juste est celui qui se fonde sur une pluralité d’États-nations indépendants.

Yoram Hazony. Plutôt que de redéfinir le terme, je reviens à son sens traditionnel qui est le plus utile. La définition que je donne est celle avec laquelle j’ai grandi, dans une famille sioniste, et c’est celle qui prévaut toujours dans bien des pays comme l’Inde. Le problème, c’est que, après 1945, beaucoup d’intellectuels libéraux et marxistes, Orwell en tête, ont assimilé le mot à l’usage qu’en faisait Hitler. Si vous lisez celui-ci – et je ne vous recommande pas de le faire ! –, vous découvrirez qu’il utilise le mot « nationalisme » pour désigner son impérialisme raciste. Il a ainsi détourné un terme parfaitement respectable qu’on utilisait depuis longtemps et pour lequel il n’y a pas de substitut dans les langues européennes. Le « patriotisme » évoque l’amour de son pays mais, à la différence du nationalisme, il ne peut pas désigner une théorie politique selon laquelle les nations devraient être indépendantes et libres de se développer selon leurs propres lois et traditions.

Qu’est-ce qui vous a poussé à clarifier le sens de ce terme dans le débat public ?

Il faut remonter aux années 1990 : après la chute du mur de Berlin, le monde est submergé par une vague d’utopisme qui s’exprime par exemple à travers le traité de Maastricht ou le nouvel ordre mondial, alors défini par les États-Unis. Dans cette vision, les nations doivent être neutres, sans identité culturelle ou religieuse particulière, ce qui tend à rendre caduques les frontières qui les séparent. La conséquence est qu’on représente l’histoire et les traditions politiques de chaque nation comme racistes, fascistes et généralement répréhensibles. C’est ce qui se passe quand cette vague de « post-nationalisme » arrive en Israël, où on l’appelle le « post-sionisme ». Israël a été fondé comme un État-nation classique, à l’instar de l’Inde au même moment. Mais à l’époque dont je vous parle, il y a une forte pression idéologique pour déprécier et rejeter les lois et les coutumes spécifiques à la nation, considérées désormais comme des facteurs d’oppression. Avec un groupe de collègues, j’ai donc créé un institut afin de réhabiliter l’État-nation israélien[tooltips content= »Le Shalem Center, aujourd’hui le Shalem College, fondé en 1994. »](1)[/tooltips]. Nous avons réussi à influencer le débat public en Israël. De plus, nos recherches nous ont amenés à étudier l’histoire d’autres pays afin de comprendre les différentes généalogies et expressions de l’idée de nation. En 2016, alors que je travaillais sur un livre consacré plutôt à la théologie, j’ai réalisé que, face à des événements comme le Brexit, il était impératif d’écrire un livre sur l’État-nation.

Votre ouvrage, qui est à la fois un livre d’érudition et un manifeste, est paru d’abord en anglais en 2018. Le débat sur le nationalisme a-t-il avancé depuis ?

La publication des Vertus du nationalisme a grandement stimulé le débat : outre quelque 400 comptes-rendus en anglais, presque autant d’articles ont été publiés sur les colloques que nous avons organisés à Washington et à Londres. Je dirais que la moitié des auteurs de ces textes, qu’ils fussent pour ou contre mes thèses, les ont bien comprises et en ont parlé de manière intelligente et honnête – ce qui est très rare. Un point majeur que j’ai essayé de clarifier concerne ce qu’on appelle le globalisme ou le transnationalisme : à mon sens, il ne s’agit pas d’une nouvelle idée, mais d’une très vieille qui est l’impérialisme. Les globalistes, comme les impérialistes d’antan, cherchent à soumettre toutes les nations de la terre à une seule loi et à une seule organisation, les leurs, parce qu’ils croient savoir ce qui est bon pour nous tous. Avec l’Union européenne et le nouvel ordre mondial des Américains, c’est la notion d’empire qui revient déguisée. Cette rectification a surpris les globalistes autant que leurs adversaires, mais beaucoup l’ont acceptée.

Vittorio Orlando (Italie), David Lloyd George (Angleterre), Georges Clemenceau (France) et Woodrow Wilson (États-Unis) à la conférence de la paix de Paris, en décembre 1918, qui aboutira à la signature du traité de Versailles. © Granger collection / Bridgeman images
Vittorio Orlando (Italie), David Lloyd George (Angleterre), Georges Clemenceau (France) et Woodrow Wilson (États-Unis) à la conférence de la paix de Paris, en décembre 1918, qui aboutira à la signature du traité de Versailles. © Granger collection / Bridgeman images.

Si les concepts et les termes sont plus clairs sur le plan intellectuel, qu’en est-il sur le plan politique ?

En politique, il y a plus de confusion parce que, dans l’esprit des gens, les idées sont inséparables des politiciens qui les portent. Le débat politique sur la nation se confond avec la question « Aimez-vous ou non Trump, Johnson, Orban ou Modi ? ». C’est normal parce que, dans un pays démocratique, on a besoin de discuter des avantages et des inconvénients qu’il y a à élire une personnalité spécifique. Cependant, les idées politiques transcendent les appréciations personnelles. Par exemple, beaucoup de gens ont voté pour Trump, en dépit du fait qu’ils n’appréciaient pas du tout son style, parce qu’il incarnait à leurs yeux l’indépendance, les traditions et la fierté nationales. Il faut dire aussi que beaucoup d’autres n’ont pas l’habitude d’entendre un discours nationaliste : ils en ont peur, et ils ont tort. À mesure que le nationalisme, au sens où je l’entends, se normalisera, on verra émerger une plus grande variété de leaders nationalistes, dont certains seront moins excentriques, plus raisonnables, et en conséquence plus attractifs. Mais ce sera un processus long, sur vingt ou trente ans.

Les politiciens nationalistes sont généralement traités de populistes, ce qui n’est pas un compliment. Quel est le lien entre nationalisme et populisme ?

Ceux qui utilisent le terme « populiste » ont tendance à penser en termes de lutte des classes. Pour eux, notre époque est marquée par le combat entre, d’un côté, les classes moyennes et ouvrières et, de l’autre, des élites fortunées, puissantes et éduquées. Je ne prétends pas que ce combat n’existe pas. Ce qui me gêne dans cette thèse est qu’elle implique que le public au sens large en sait nécessairement plus que les élites. Dans une perspective nationaliste traditionnelle, ce postulat n’a pas de sens. Parfois, le public a raison contre les élites, parfois c’est le contraire. L’approche nationaliste traditionnelle consiste à déterminer quelles relations entre les élites et les autres classes seront les plus propices au bien commun de la nation. En résumé, j’évite le terme « populiste », parce que je ne veux pas réduire les choses à une lutte des classes, même s’il est vrai que, depuis au moins trente ans, nos élites sont majoritairement globalistes et antinationalistes.

Quelles sont les implications de la culture « woke » et des protestations minoritaires qui ont marqué 2020 ? Ces mouvements identitaires ne risquent-ils pas de torpiller toute possibilité de renaissance nationaliste ?

Il y a eu des événements choquants, aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays, mais plus significative encore a été la capitulation d’institutions établies comme le New York Times ou l’université de Princeton – parmi des centaines d’autres – devant une forme de marxisme remis au goût du jour. Car pour les militants woke, tous ceux qui appartiennent à une catégorie ethnique ou « genrée » qu’ils approuvent – les dominés et les « racisés » –  forment un prolétariat au nom duquel ils cherchent à renverser les structures de pouvoir existantes. L’été dernier, nous avons découvert que les institutions libérales traditionnelles étaient sans défense devant cette subversion révolutionnaire. Et cela aura des conséquences sur le débat intellectuel et politique. Pendant longtemps, le débat a opposé l’internationalisme libéral et le nationalisme – et personnellement j’y ai participé volontiers. Désormais, l’internationalisme libéral se montre très hostile au libéralisme traditionnel. Résultat prévisible, la plupart de ceux qui soutiennent le vieux libéralisme se retrouveront dans le camp des nationalistes. En effet, on les somme de capituler devant cette nouvelle forme de marxisme. Les plus faibles courbent l’échine, mais les plus robustes dans leur libéralisme se rapprocheront du nationalisme.

Le principe de l’autodétermination des peuples, cher au président Wilson au lendemain de la guerre de 14-18, a conduit à la désagrégation des empires. Ce même principe ne risque-t-il pas aujourd’hui de désagréger les nations à leur tour, les fracturant en régions ou en communautés distinctes ?

Ici, il faut faire une distinction entre l’utopisme nationaliste que représente Wilson et le pragmatisme nationaliste que je prône. Toute structure politique peut être décomposée en ses éléments constituants. Nous voyons en Syrie ou en Irak que, quand les structures de gouvernement tombent, la société se décompose en clans indépendants, s’abîme dans une sorte d’anarchie tribale où chaque chef de famille doit s’armer et se défendre pour survivre. La thèse que je développe dans mon livre, et qui ressemble à celle de Pierre Manent, considère l’État-nation indépendant comme un point d’équilibre entre deux forces. D’un côté, la tendance vers l’empire universel qui apporte la paix en imposant un cadre unique à tout le monde. De l’autre côté, la tendance vers de plus en plus d’indépendance qui apporte la liberté, mais au prix du désordre. La première favorise l’harmonie sociale et la prospérité, mais pas la liberté ; la deuxième favorise l’autonomie, mais attise les conflits et la violence. Le nationalisme n’est pas une utopie où chaque groupe qui le désire devient un État indépendant, mais une façon pragmatique de réconcilier empire et anarchie.

Dans ce cas, quelle doit être l’attitude de l’État-nation indépendant sur l’immigration et l’assimilation des immigrés ?

Il faut d’abord accepter le fait qu’un certain degré de diversité dans la population d’une nation est inévitable. Essayer d’imposer la même religion et une langue unique à tous les citoyens revient à transformer un nationalisme pragmatique en un nationalisme utopique, violent et oppressif. Il faut éviter à la fois que la nation vole en éclats et qu’elle devienne un instrument d’oppression. L’homme d’État cherche toujours à renforcer la cohésion de la nation et la loyauté réciproque entre les citoyens. Qu’il soit de gauche ou de droite, il doit se demander si l’immigration à grande échelle renforce la cohésion nationale ou l’affaiblit. Les gens qui arrivent de l’extérieur ne sont pas nécessairement un facteur de désagrégation. Certains étrangers peuvent être très motivés pour devenir français, par exemple, tandis que d’autres viennent seulement pour des raisons de nécessité vitale. Les premiers sont prêts à renforcer la culture nationale, mais les autres veulent défendre leur propre culture. L’homme d’État doit savoir si tel ou tel groupe crée une nouvelle tribu à l’intérieur de la nation, qui n’est pas loyale à celle-ci. Il n’y a pas de règle concernant l’immigration : il faut se faire un jugement pragmatique selon les circonstances.

Les États-nations font aujourd’hui face à de nouvelles menaces : l’islamisme, les ambitions hégémoniques de la Chine… Ces menaces ne justifient-elles pas la création de blocs comme l’Union européenne qui a été fondée en partie pour faire contrepoids aux États-Unis et surtout à l’Union soviétique ?

Ces menaces ressemblent aux vieux projets impérialistes. Les islamistes – à la différence d’un très grand nombre d’autres musulmans – ont une vision de l’islam qui entraîne nécessairement la soumission de l’Europe et du reste de la terre. Ils sont convaincus qu’il faut imposer la paix au monde par la conquête islamique. Ils sont fermés à toute négociation. On ne peut pas conclure un accord avec eux, comme Israël, par exemple, a pu le faire avec les Émirats arabes unis. Il faut combattre les islamistes à l’intérieur de la nation par la cohésion interne et à l’extérieur par des ententes avec les États musulmans non islamistes, par la dissuasion et – si nécessaire – par la guerre. Il n’y a pas d’autre solution. Les démocraties européennes ont des intérêts communs très forts en termes de sécurité, étant menacées potentiellement par la Russie, la Chine et la Turquie. Il n’y a aucune raison pour laquelle elles ne renforceraient pas le libre-échange qui profite à toutes. Mais est-il vraiment nécessaire de fonder une union fédérale, avec une gouvernance centralisée, une seule et même Cour qui impose sa loi aux nations et une monnaie commune ? La vision de de Gaulle et le marché commun ont été remplacés par un ordre utopique qui opprime les États-nations. Face à la crise actuelle, l’UE, aussi faible soit-elle, profite des circonstances pour imposer plus de centralisation et étendre ainsi son empire sur les nations.

Yoram Hazony, Les Vertus du nationalisme (préface de Gilles-William Goldnadel), Jean-Cyrille Godefroy, 2020.

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[1]. Le Shalem Center, aujourd’hui le Shalem College, fondé en 1994.

Relire Patricia Highsmith

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Une des grandes dames du roman noir aurait eu cent ans. L’occasion de voir qu’elle a toujours dépassé les frontières du genre pour se révéler un écrivain majeur.


À l’occasion du centenaire de la naissance de Patricia Highsmith (1921-1995), les éditions Calmann-Lévy republient Ripley entre deux eaux. Ce roman, sorti en 1991, est le cinquième et dernier tome de la série des Ripley, du nom de son personnage central, incarné au cinéma notamment par Alain Delon dans le film Plein soleil de René Clément. Depuis quelques années, Ripley entre deux eaux était devenu introuvable, car il ne figurait pas dans le volume de chez « Bouquins », qui ne comprend que les quatre premiers titres. C’est donc une excellente chose de disposer désormais de tous les Ripley qui sont autant de grands classiques à relire.

Séduction flottante

Les romans de Patricia Highsmith étaient davantage que des polars, en réalité des œuvres littéraires complexes à part entière. Avec Tom Ripley, elle a créé un héros fascinant, dont l’ambiguïté se glisse sans complexe dans les anfractuosités de l’existence humaine. Ripley utilise sa séduction flottante dans un combat de tous les instants pour survivre.

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Le volume le plus extraordinaire est à ce titre le premier, Monsieur Ripley (1955), qui tire parti de l’identité incertaine du personnage. Le film de René Clément arrivait à le faire sentir de manière paroxystique, lors de la scène de la banque, lorsque Delon, jouant de sa ressemblance avec son ami, essaie de retirer de l’argent en son nom.

Entre Amérique et vieille Europe

Chez Patricia Highsmith, il y a toujours une morale, derrière le cynisme apparent. Ripley, par exemple, n’aime pas du tout la mafia. Il voudrait vivre en bon père de famille, à Fontainebleau, en compagnie de sa femme Héloïse. Est-ce cette tranquillité qu’il recherche vraiment ? Lorsqu’il a l’occasion de revenir aux Etats-Unis, il se dit avec nostalgie qu’il n’aurait jamais dû en partir. À cheval entre Amérique et vieille Europe, comme Patricia Highsmith elle-même, Tom Ripley ne s’affirme jamais d’un bloc parmi les apparences qui s’offrent à lui. Dans Ripley entre deux eaux, venant à bout d’une sombre histoire de tableaux et de maître chanteur, il tire à nouveau parti de son absence d’identité, de son invisibilité, pourrait-on dire, sans qu’un tel dénouement, pourtant positif, ne vienne ajouter quelque chose à ce mécanisme humain.

La vérité sur Tom Ripley

J’ai entendu dire que Patricia Highsmith avait, après ce cinquième tome, le projet d’en écrire un dernier, dans lequel elle aurait fait mourir Ripley. Elle n’en aura pas eu le temps, et c’est peut-être mieux ainsi. Le mystère propre au personnage de Ripley ne se serait sans doute pas accommodé d’une fin si radicale. Il nous reste le loisir de nous replonger dans cette petite saga, pour découvrir la « vérité » sur Tom Ripley – une tentative similaire, si l’on veut, à celle de Kafka poursuivant « la vérité sur Sancho Panza »…

Ripley entre deux eaux, Patricia Highsmith. Éd. Calmann-Lévy.

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Basile de Koch réfugié climatique


Pour les « Fêtes », qui s’annonçaient particulièrement sinistres, comment échapper d’un coup d’aile au couvre-feu et à la fermeture de tout, sans parler du froid et de la pluie ? Une seule adresse : les Antilles françaises. Je m’étonne même de ne pas t’y avoir croisé.


BAD MOON RISING

Mardi 15 décembre

18 heures : Arrivée à Fort-de-France. Ça commence mal. Au guichet de Thrifty, j’apprends que ma réservation de voiture du 13 juin a été annulée, sans préavis ni mobile apparent. Surtout, rester calme.

C’est le moment que choisit notre hôtesse pour « prévenir », tandis que le soleil se couche : pas d’électricité cette nuit dans notre location. EDF devait passer aujourd’hui, finalement ce sera demain. « Mais ne vous inquiétez pas, rassure-t-elle gaiement, il y a des bougies dans les tiroirs. » Allons tant mieux ! Les voisins d’en dessous, eux, ont dans leur jardin un superbe arbre de Noël clignotant, mais la jalousie est un vilain défaut.

Après enquête approfondie, à la lumière d’un smartphone, il s’avère qu’il n’y a pas plus de bougies que de beurre en broche. Respirer à fond, boire un coup…

Enfin vers 22 heures, voici les bougies tant attendues, et même deux torches en sus. C’est Byzance ! Enfin on va pouvoir dîner froid, se doucher glacé et faire son lit comme on se couche : mal et, en ce qui me concerne, moins fatigué qu’énervé. J’ai dû pour m’endormir écouter France Info. (Tiens, un alexandrin !)

Le lendemain, M. EDF me livre son diagnostic : « C’est tout le système électrique qu’il faut changer ! » Je promets de transmettre.

Pas trace non plus de la wifi prévue dans le contrat. C’est embêtant pour ma chronique, sans parler de Netflix et Snapchat.

NOËL ET LE MIRACLE DU SACRISTAIN

Jeudi 24 décembre

Après la série noire des premiers jours, beau fixe. Le seul incident notable relève de mon inconduite automobile.

Ma fille et moi étions allés en ville, dans une sainte intention : vérifier les horaires de la messe de Nwel à Notre-Dame de Sainte-Anne. Pendant qu’elle allait se renseigner, je tentai en vain de me garer sur la place, avant de monter la rue à droite de l’église, ornée d’un panneau « Parking » ; autant dire que je suis tombé dedans. Au total, 12 places en épi, toutes occupées bien sûr (la chorale répète), et au-delà un cul-de-sac.

Infichu de faire demi-tour, me voilà bloqué en travers de la rue, entre des maisons en dur et une pente fatale. Plus j’essaie d’avancer, plus la bagnole recule. Je sors de la voiture avant de faire l’ultime connerie – mais sans m’en éloigner quand même ; j’ai vu Christine.

C’est ma fille qui me trouvera de l’aide, en la personne du sacristain : le saint homme dégage ma caisse en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Après ça, je ne saurais faire moins que de remercier Notre Seigneur Jésus-Christ en assistant à son anniversaire, quel qu’en soit l’horaire.

FRANÇOIS DEGUELT AVAIT RAISON

Mercredi 30 décembre

Remis de mes émotions, conscient de mon privilège, je carpe enfin le diem en songeant aux mots du poète : « Il y a le ciel, le soleil et la mer. » Et surtout, pas trace ici d’« état d’urgence sanitaire », mais des bars et des restos ouverts, après les plages sublimes.

Car entre deux messes de Noël, je trouve quand même le temps de faire un peu d’exercice physique – qui peut aussi être spirituel, paraît-il, pour peu qu’on ait une âme.

Moi, c’est brasse de chien et aquagym personnalisée, au moins une heure trente par jour. On en croise du monde, surtout le week-end, sur la plage familiale de Pointe Marin. Outre les nains hurleurs, à vous rendre pédophobe, je rencontre ainsi régulièrement une bande de mémères en goguette, cheveux courts réglementaires, mais aux teintes les plus variées. Ces dames trempotent dans l’eau toute la sainte journée en faisant pia-pia ; mais qui suis-je pour juger ?

Jusqu’au jour où, soudain, l’une d’entre elles s’immerge (jusqu’à la permanente), avant de ressortir en lançant à la cantonade : « Putain, ça fait trop du bien ! » Je n’aurais pas été plus surpris d’entendre une racaille déclarer sa flamme à sa meuf en lui balançant :

« Ce n’est plus une ardeur de mes veines cachée

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. »

Le Bao Bar, point de ralliement des touristes branchés, riches et/ou jeunes, sert aussi de refuge à tous en cas de drache sévère – à condition de consommer quand même, faut pas déconner.

Le restaurant La Péniche, de l’autre côté de la rue, a une autre conception des affaires ; fermé durant toutes les vacances, il n’ouvrira qu’après le départ du dernier touriste, à part nous. Et les recettes ? Pa ni pwoblem. Si ça se trouve, les tenanciers eux-mêmes étaient en vacances à Paris.

NIGHT-CLUBBING À SAINTE-ANNE

Jeudi 7 janvier

Après le coucher de soleil, pourquoi pas un petit tour en ville ? Sur la grand-place, un bar idéal pour l’apéro : « Opéi » (prononcer : Au pays). Au bar, ti punch, Lorraine (la bière locale, avec la croix du même métal) et planteur pour les touristes. Ils font même des pizzas. En face, une ou deux fois par semaine et sans supplément de prix, concert de gwoka avec chanteuse, tambour bèlè, djembé et percussions variées.

Les artistes, qui partagent visiblement la et les mêmes cultures, ne manquent pas de punch. Du coup, pris par le rythme, ils jouent volontiers deux heures de rang, jusqu’à épuisement. Mon ami Jojo, qui « aide les jeunes » le samedi, me livre son secret : « Quand je suis cuit, j’arrête. » Une sagesse à méditer.

Même les dealers sont cool. Ils t’abordent poliment, et c’est pas le genre à se vexer si tu refuses leur beuh. (Cela dit, j’ai pas essayé.)

Après l’apéro tipico, direction La Dunette, un resto à touristes, pour changer. Foin des gargotes « authentiques » en bord de route, avec patates douces et bananes plantain. Vive l’attrape-couillon sur pilotis, avec poisson grillé, Minuty et vue imprenable sur la baie de Sainte-Anne. Flûte, on a oublié le selfie !

En un mot comme en cent, c’est là qu’il fallait être pour la Nwel. Désormais, ça va être moins facile : par décret du préfet de Martinique, les touristes hexagons devront se confiner pendant huit jours à leur arrivée, entre deux tests PCR, avant de pouvoir profiter de leur séjour. Bref, si vous n’avez qu’une semaine, autant rester à l’hôtel Ibis d’Orly, qui accueille les animaux à défaut des fumeurs.

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Pierre-Guillaume de Roux, le dernier prince des Lettres

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L'éditeur Pierre-Guillaume de Roux sur le plateau de TV LIbertés, novembre 2017. Image: Capture d'écran TV LIbertés.

Pierre-Guillaume de Roux (1963-2021), notre ami et éditeur, s’est éteint vendredi dernier


Avez-vous déjà entendu rire, vraiment rire, le seigneur de la rue de Richelieu ? Je le vois encore, enfoui dans son fauteuil, encombré par ses longues jambes, protégé sous une barricade de manuscrits dans son bureau-capharnaüm de la rive Droite, le téléphone crépitant, recevant les auteurs réfractaires et moquant notre déplorable époque, les coteries en place, ses confrères malfaisants, les journaux complices, la lente disparition de l’écrit, l’art délicat d’éditer sans s’endetter et perpétuant ainsi la tradition familiale, d’une maison insoumise et bordélique ayant le goût du beau texte en héritage. J’ai eu ce bonheur-là, faire partie de cette famille de proscrits. Les bannis ont toujours fière allure quand la mitraille sévit de toute part. Ses auteurs portent cette légion d’honneur-là, sur la poitrine, celle d’avoir participé à une aventure éditoriale dingue ne répondant à aucune norme actuelle, se foutant éperdument d’un système oppresseur et s’amusant de leur propre audace, quitte à la payer cher médiatiquement. Je veux garder, aujourd’hui, le souvenir non pas du lettré ou de l’homme engagé, plutôt celui du passeur rieur et partageur, de sa gourmandise érudite qui me manque déjà tant. 

Une incarnation du monde d’avant

Derrière l’image figée de ce grand échalas en duffle-coat, figure hiératique de l’édition, bon fils aimant, fidèle en amitié, incarnation du monde d’avant, je veux me souvenir de son rire gamin. Il pouffait élégamment en rentrant la tête dans ses épaules, se contorsionnant à l’extrême. Je veux me souvenir de ce sale gosse à particules qui n’aimait rien d’autre que bousculer les mollesses du temps présent, qu’éperonner les certitudes, que faire éclore des manuscrits inconnus, que donner sa chance à l’incongru et au fantasque, aux réprouvés et aux marginaux. Adolescents, nous avions tous le fantasme d’une littérature guidant la Nation, il était et restera à jamais le dépositaire de ce rêve impossible. Nous savions que dans la nuit noire, au royaume des truqueurs, existait un éditeur parisien qui, après trois décennies dans ce métier éprouvant pour les nerfs et les bourses, s’émerveillait encore pour un roman, un essai, des chroniques, de la poésie ou des portraits épars. 

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Au prix d’efforts et face à des cabales indignes, il avançait toujours avec peu de moyens financiers, sans œillères et sans mitaines, dans le marigot de l’édition. Il avait l’œil et le doigté pour déceler dans une œuvre, l’éclat intérieur et son indicible lyre. Il fut un découvreur de talents, un agrégateur de mouvements, un activateur des mémoires enfouies, une borne autour de laquelle, des auteurs forts différents aux parcours politiques parfois opposés gravitaient. Une famille recomposée qui s’entendait sur un seul sujet : la qualité d’un texte. Son rythme et son fracas. Sa portée et son onde nostalgique. Pierre-Guillaume était de ces chevaliers qui savaient le combat perdu d’avance, mais qui ne résistait pas au plaisir d’entrer dans un jeu corrompu. 

Un travail d’artisan

Nous sommes loin des gestionnaires avisés et des modérateurs de pensée, des catalogues calibrés comme des émissions de télé et des progressistes affairistes. Pierre-Guillaume haïssait les meutes. Il sera toujours temps, après le chagrin, de faire le bilan, de louer son travail admirable d’artisan, son style sûr, son catalogue foutraque constitué en seulement une dizaine d’années, son absence de barrière idéologique et sa sainte liberté de publier sans se préoccuper des nuisibles au pouvoir. Il en fallait du courage et de l’énergie pour supporter tant d’infamies. D’autres que moi parleront mieux de son passage chez Bourgois, à la Table Ronde, au Rocher ou Julliard, de son regard sur Pound ou Jünger, de l’héritage intellectuel laissé par son père, Dominique de Roux, de ce fil invisible qui sous-tend toute une vie professionnelle. Je veux me rappeler surtout du plaisir enfantin qu’il avait, à la lecture d’un manuscrit. Et puis, le remercier une dernière fois pour ce voyage dans le passé, grâce à lui, je suis monté dans la machine à remonter le temps. Je savais qu’en grimpant l’étroit escalier menant à son bureau, j’allais atteindre une contrée sauvage et mystérieuse où les mots reprendraient naturellement leur pouvoir sur les êtres, où la fiction construirait mon imaginaire. Là-haut, la littérature m’attendait. Là-haut, un homme qui avait tout lu, hors des modes absurdes, me sourirait et me dirait d’entrer. Pierre-Guillaume nous a permis de toucher cette éternité-là.

Ma dernière séance : Marielle, Broca et Belmondo

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Olivier Duhamel, une disgrâce

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© Soleil

Accusé d’avoir abusé de son beau-fils dans un livre écrit par la sœur de la victime[tooltips content= »Camille Kouchner, La Familia grande, Seuil, 2021. »](1)[/tooltips], le politologue Olivier Duhamel a démissionné de toutes ses fonctions officielles. Une déchéance – politique, morale, médiatique. Peut-on mettre des mots sur un silence, une ignominie, un secret? Peut-on sans l’excuser oser dire « je » à sa place?


On ne va pas dresser le catalogue de mes impiétés et de mes dédains – on n’est pas au Flore !

Désormais, je serai invisible.

Vous m’imaginez défendre mon cas devant Pujadas à LCI ou bien méditer sur le thème de « L’inceste à travers les âges » à Sciences-Po ? J’ai rangé ma toque de consultant et de jurisconsulte dans l’armoire… familiale ? Non, j’évite ce mot ces temps-ci.

Que voulez-vous savoir que vous ne sachiez déjà ? Je suis veuf et intouchable. Je suis puissant. Je suis riche. Je suis mort. Politiquement, moralement, médiatiquement, point final.

Dieu sait que j’ai aimé le silence, les intrigues, le secret – les tapis rouges. Les corridors du pouvoir. Les honneurs. J’étais fêté, flatté, craint. J’ai savouré mon pouvoir comme un privilège héréditaire, recevant et distribuant les faveurs avec la morgue d’un scribe de Pharaon et la brutalité d’un parrain de la mafia. Je suis de gauche, pas vous ?… Je ne nie pas ma noirceur, j’ai toujours eu le don de m’absoudre afin de renaître.

Rideau.

Il y a de l’ivresse dans la disgrâce, savez-vous, une forme de vérité qui vous brûle la joue comme une claque.

Me voici devenu un mauvais génie, prisonnier d’une lampe, enfermé à jamais dans un livre que je n’ai pas écrit et qui me désigne sans me nommer. Non, je ne l’ai pas lu, je ne le lirai pas, peu importe que ce soit ou non un bon livre – il y a cette façon d’épauler, de viser, de tirer vite et juste, bien joué Camille ! Une fois pour toutes, c’est écrit, imprimé, rien ne s’effacera de ça.

Que dire ? C’est violent, c’est soudain, ça fait mal. Il suffit d’un agenouillement, d’un regard, d’une rougeur au visage pour que… Je revois des nuits d’été, des verres qui se brisent comme des éclats de rire, des corps frêles, des froissements, des choses inadmissibles et douces, mais je ne me souviens de rien. De quoi devrais-je me souvenir ? Pas de regrets. Tout se passe dans une région de moi où je ne suis pas.

Frédéric Ferney.  © Hannah ASSOULINE
Frédéric Ferney. © Hannah ASSOULINE

Et pourtant son regard à lui ne me quitte pas.

Je suis né le 2 mai 1950 à Neuilly-sur-Seine. Cette année-là, Staline et Mao signent un pacte d’alliance au Kremlin, c’est la guerre en Corée. J’aime l’Histoire – la conflictualité, la controverse, les litiges. Et l’esprit des lois – je suis un juriste, bon sang ! Nous sommes en France, et je suis Taureau, rompu au combat quoique placide, ne craignant ni une joute ni un bel esclandre – ma force, ma fragilité aussi, c’est le cou, la nuque, la gorge ; je suis sanguin, généreux, têtu, terrien, bûcheur, pragmatique.

Quel gâchis !

Aujourd’hui, je tourne en rond dans mon bocal – j’étais un squale, je suis changé en poisson rouge. Tout ce à quoi on s’oblige pendant des années pour se plier à une certaine image de soi, c’est fini, bon débarras ! Les déjeuners au Siècle, les congrès à Marrakech, les conférences rue Saint-Guillaume, etc. Je ne suis pas si malheureux d’être affranchi de toutes ces simagrées.

Vous souriez ? Vous avez raison. Tout ça, les idées, l’argent, le sexe, ce sont des flux, des courants, des flèches. Des pulsions qu’il faut savoir anticiper, élucider, prédire. Contenir ? Vous plaisantez. Ce n’est que ça, la politique. On devient courtisan, conseiller du Prince, ministre. On veut parvenir, on a du talent, on se déprave un peu – et l’on parvient. On y devient féroce comme Macron, qui peine à égaler Mitterrand.

Moi, j’ai presque réussi.

C’est étrange, cette pierre que j’avais sur le cœur a disparu, ça fait un grand vide, là. Reste la stupeur, puis l’orgueil dérisoire d’être soi, soudain, de n’être que soi – enfin et désespérément soi.

Mon vice me distingue, m’écarte, me protège. Je vais apprendre à me contempler. Vivre goutte à goutte, boire les heures, éponger le temps. Je n’aurai plus sommeil avant longtemps. Quand je publierai mes mémoires, ha ! la mère en prescrira la lecture à son garçon.

L’âme, sujet délicat. Ai-je égaré la mienne ?

L’âme, c’est ce qui dit non quand le corps dit oui, ce qui refuse de posséder quand le corps veut prendre. Il n’y a pas d’âme vile, mais parfois, hélas, on manque d’âme – dès lors on s’absente, on s’enfonce, on se damne.

Les mains veulent voir, les yeux veulent caresser. Saisir, déshabiller, pétrir, pénétrer, étreindre. Dame Nature n’est pas celle que vous croyez, gentils lecteurs de Télérama ! Vous n’avez pas lu Spinoza ? Nul ne sait ce que peut un corps

Je sais, c’est ignoble.

Je ne vous fais pas peur au moins ?

Je n’échapperai pas ce soir à une mauvaise rencontre devant ma glace, à ce face-à-face longtemps esquivé, accepté, fui, repris, rompu avec moi-même. Une bête butée, insensible au fouet. C’est moi, cela ? Pourquoi faut-il que j’aime ce qui me tue – et que je tue ceux que j’aime ? J’ai toute une vie pour y songer.

Mes rares amis affichent bravement leur sympathie. Jusqu’à quand ? Je n’attends rien de ceux qui se sont déjà éloignés, je connaissais leurs noms. Je suis devenu encombrant – radioactif ! Un emblème de la trahison des élites. Vous avez vu les sondages ? La curée ! Je suscite un effroi unanime ; j’ai commis l’irréparable, j’ai bravé l’interdit suprême – l’inceste du second degré, pour un agrégé de Droit, c’est le pompon !

L’amour est à la fois un sentiment noble et une passion dégueulasse, vous ne le saviez pas ? Pour les médias, quelle aubaine – c’est du Mauriac sans cette odeur de bénitier que j’exècre. Mieux que Polanski ou Woody Allen – dites-moi, je suis quand même moins lourd que DSK, non ?

J’ai fait pire, je sais.

Je ne suis pas cruel pourtant, je suis tragique.

Plus que le pouvoir et l’argent, c’est la hauteur de ma dégringolade qui me sépare de vous. Je repense bêtement à Fouquet, le grand argentier du roi, jeté dans un donjon et condamné à l’oubli. Déchu ou bien seulement étonné, interdit, incrédule ?

J’avoue.

Jamais je n’aurai compris la colère de ceux qui m’aimaient.

 

Post-scriptum. Un remords me vient qui est de ne pas en éprouver davantage. Je me demande qui vous a le plus déçu : moi ou François Hollande ?

Michel Mourlet, notre Parménide

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Michel Mourlet en 2016 © Photographe : Hannah Assouline

Cinéphile, mémorialiste, romancier, critique de haute culture, Michel Mourlet n’a cessé d’écrire en homme qui ne se fie qu’à son goût.


Avec Une Vie en liberté (Séguier), ses mémoires publiés en 2016, Michel Mourlet s’amusait à évoquer les « heureuses rencontres » d’une vie bien remplie. Auteur vers 1960 du manifeste des Mac-Mahoniens, phalange de cinéphiles en rupture avec la « bien-pensance » cinéphilique de l’époque (ces jeunes gens, dont Alfred Eibel et Bertrand Tavernier, adulaient Lang, Losey, Preminger et Walsh – et non Antonioni ou Hitchcock), Michel Mourlet est aussi romancier, salué par Fraigneau et Morand. Et homme de théâtre, critique, spécialiste de la télévision, éditeur indépendant de livres et de revues (la fameuse revue non-conformiste Matulu !), défenseur de la langue française, et même acteur de cinéma (dans A bout de souffle)…

Ludique et désenchanté

Surtout, ce disciple contemporain de Parménide incarne d’une manière éminemment française celui qui refuse de marcher en file indienne, « ludique et désenchanté, grave et désinvolte ». Deux livres récents permettent de mieux connaître cet esprit indépendant. Le cinéphile d’antan tout d’abord avec Survivant de l’âge d’or, un recueil d’inédits, études et entretiens datant des années 1970-2020, où Michel Mourlet évoque, dans le désordre, Rossellini et Cecil B. DeMille ; ses amis Rohmer et Cottafavi, Astruc et Sautet ; Fellini et Tarantino, deux cinéastes qu’il goûte peu ; et Godard, jugé surfait sauf dans Pierrot le fou.

A lire aussi: Thomas Bernhard, ou l’opposition permanente

Le critique littéraire ensuite avec la troisième édition revue et augmentée de ses Ecrivains de France. XXème siècle, dont j’ai le bonheur de posséder les trois éditions ornées d’amicaux envois. Cela fait bientôt vingt-cinq ans que j’ai reçu cet essai si personnel, magnifique galerie d’écrivains salués avec une savante amitié et dédié à Michel Déon.

De Chardonne à Montherlant

Anouilh l’hurluberlu, si longtemps tenu sous le boisseau malgré ses cinquante pièces, dont Antigone et Ornifle ou le courant d’air. Beckett, l’aboulique suprême. Bernanos, l’intransigeant, toujours déçu par les faits et n’aimant que les causes perdues. Chardonne, « l’un des plus parfaits produits de l’âme française ». Claudel, « molosse de la foi ». Déon, bien sûr, dont Mourlet dit l’importance du tout grand roman qu’est Un Déjeuner de soleil. Le regretté Dupré. Fraigneau, le phénix, qui connut le purgatoire et la renaissance de son vivant, un peu comme Morand (hélas ! absent de ce livre). Tant d’autres, de Giraudoux à Toulet, sans oublier Montherlant, interrogé peu avant son suicide et qui confie sa douleur de vivre dans un monde où tout le blesse.

Deux bijoux de haute culture, deux exemples d’une réjouissante liberté d’esprit.

Michel Mourlet, Survivant de l’âge d’or. Textes et entretiens sur le cinéma 1970-2020, Editions de Paris.

Survivant de l'âge d'or: Textes et entretiens sur le cinéma 1970-2020

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Ecrivains de France XXème siècle, France Univers.

Écrivains de France XXe siècle: Troisième édition augmentée

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Stefan Zweig et l’appel des ténèbres

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L'écrivain Stefan Zweig (1881-1942). Photo: D.R.

Le billet du vaurien


Rien n’est plus simple, ni plus naturel que de mourir. Certains paniquent à l’idée qu’ils vont quitter la scène. D’autres voient dans la mort une remise de peine. Mais elle permettra à chacun de rompre avec la monotonie du quotidien. Voilà qui est au moins à porter à son crédit. C’est ce que je me disais en lisant la première page d’un texte prémonitoire de mon cher Stefan Zweig : L’uniformisation du monde, publié en édition bilingue par les éditions Allia. Outre son intérêt intrinsèque, il présente un double avantage. Son prix d’abord : 3 Euros. Et son nombre de pages : 43. Ce qui est bref et bon est deux fois bon : on ne le répétera jamais assez.

L'écrivain Roland Jaccard Photographe : Hannah Assouline
L’écrivain Roland Jaccard Photographe : Hannah Assouline

La monotonie du monde

En 1926, voici ce qu’écrit Stefan Zweig : « Malgré tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. » Tout est dit. Celui qui n’a pas ressenti cela vient sans doute d’une planète étrangère et je crains fort de n’avoir pas grand-chose à lui dire. Je le laisserai donc s’émerveiller tout en étant excédé – mais je n’en laisserai rien paraître – par la joie qu’il éprouve à découvrir partout et toujours du neuf, là où je ne vois qu’une morne répétition.

A lire aussi, Roland Jaccard: Le monde n’est pas fait pour nous

Il est vrai qu’il y a chez nos contemporains, comme l’écrit encore Zweig, un appétit féroce pour la monotonie, appétit conforté par la mondialisation. Paradoxalement, lui qui fut et qui reste un des auteurs les plus lus dans le monde entier, avait le sentiment que tout ce qu’il écrivait n’était qu’un bout de papier lancé contre un ouragan. « À vrai dire, note-t-il encore, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. »

La fuite en nous-mêmes

La plupart des humains n’ont pas conscience d’être devenus des particules. Ils se jettent dans l’esclavage et tout appel à l’individualisme n’est qu’arrogance et prétention. Il ne nous reste qu’un recours, un unique recours : la fuite, la fuite en nous-même. Ne se révélera-t-elle pas, elle aussi, vaine, comme en témoigne le suicide de Stefan Zweig, après une ultime partie d’échecs. L’appel des ténèbres, si typiquement viennois, ne l’a pas épargné. Nul ne peut dire s’il faut s’en réjouir ou le déplorer.

Mafalda, c’est moi!

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Mafalda, personnage de Quino © Glénat

Profitez des vacances d’hiver pour vous offrir une séance de Quinothérapie!


Les grands auteurs, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. On y revient toujours, un peu par fatigue intellectuelle et surtout, par nécessité de s’oxygéner l’esprit. Les moralistes sont des baromètres à disposition des pauvres, seuls instruments qui échappent (encore) au regard de l’Etat et des banques. Dernier refuge avant la liquidation totale et la désintégration du Moi. Ces gens-là mesurent la pression du groupe sur notre système nerveux, les résistances de l’individu face à la meute et la capacité des peuples à gérer l’abîme. Sans eux, le supplice serait, sans doute, interminable. Ces amuseurs aux textes courts nous aident à supporter la nocivité du quotidien et tous les emmerdeurs qui l’accompagnent.

© Glénat
© Glénat

Mafalda, une Cioran de dix ans

Dans la liste des moralistes qui ont façonné notre détachement et notre distance rieuses, Mafalda ne nous décevra jamais. Cette Cioran de six ans, partageant la passion de la couleur rouge avec le Cardinal de Bernis et la formule expéditive avec la Rochefoucauld est trop souvent réduite à son humanisme béat. Ses hautes valeurs la desservent aujourd’hui où le bien a gagné la bataille idéologique. Sa lucidité sentencieuse nous rappelle parfois certains médecins invités sur les plateaux de télévision. N’est-elle pas l’icône de l’ONU, la messagère de la Paix, la fan des Beatles et la barrière (d’un mètre seulement) à toutes les dictatures, surtout celles d’imposer la soupe aux repas ?

A lire aussi, du même auteur: BD: Claire Bretécher est partie il y a un an déjà…

Née en 1964, Mafalda a revêtu les combats progressistes du XXème siècle, elle a dénoncé les affameurs et les profiteurs, les salisseurs et les contempteurs de la mouise générale. De la protection de l’enfance à l’environnement, elle a été l’égérie des bonnes causes et la caution des adultes à se dédouaner du réel. Ses yeux fixes et ses cheveux en bataille nous auront alerté sur tous les maux de la société. Cette lanceuse avant l’heure fut notre mauvaise conscience. Son âge, sa taille et sa nationalité argentine la rendaient inattaquable aux yeux d’un occidental confortablement installé dans la croissance économique. Qui aurait été chercher des noises à une gamine vivant dans l’enfer des dévaluations monétaires et des arrestations arbitraires ?

Mafalda, causeuse professionnelle

A force de la canoniser, on a fini par oublier la corrosivité de ses réparties, leur poésie radicale et cette amertume entre chien et loup qui saisit son lecteur. Avec Mafalda, la réalité sociale n’est pas seulement prétexte à une dénonciation facile, elle est une matière vivante qui sert à exprimer toutes sortes d’opinion, des plus pures aux plus iconoclastes. Avec Mafalda, toutes les interrogations et les pensées intérieures s’emboîtent comme un jeu de construction. Elle boit pas, elle flingue pas, mais elle cause de tout, à tort et à travers. Cette liberté-là n’a pas de prix. Quino, son créateur disparu à l’automne dernier, avait arrêté de la dessiner en 1973. Elle fut une victime collatérale de la crise pétrolière. Cette enfant de la scoumoune, héritière des Peanuts et de Montaigne est très différente de notre petit Nicolas même si elle vit comme lui, entourée d’une mère et d’un père aimants. Le garçonnet de Sempé passerait à côté pour un benêt magistral. Il ne s’intéresse à rien, pas même à la philosophie ou à la métaphysique. Il n’a aucun avis sur la Chine et les dérives du capitalisme. Quand il s’amuse avec ses copains dans un terrain vague, Mafalda la verbeuse devise sur la fragilité de la démocratie et les affres de la modernité, avec une drôlerie incandescente, simplement assise sur le trottoir. Son intelligence nous agace et nous régale.

Mafalda, c’est nous

On devrait la mettre au programme de l’ENA. Car ses maximes sont des balises dans l’Océan : « Le drame, quand on est président, c’est que si on entreprend de résoudre les problèmes, on n’a plus le temps de gouverner » ou « S’il y a une chose que je ne peux pas supporter, c’est de gaspiller mon subconscient en rêvant des inepties ». Cette surdouée de l’auto-analyse n’en demeure pas moins une enfant au milieu d’autres enfants. Leurs interactions comme disent les savants sont une source inépuisable de joutes oratoires délirantes. L’héroïne de bande-dessinée a notamment pour ami, l’entreprenant Manolito, Bernard Tapie miniature à la coupe en brosse âgé de six ans, décomplexé avec la valeur d’échange dont le rêve est de créer « une chaîne de magasins géants avec de grandes vitrines, beaucoup d’aluminium, beaucoup de moquette, beaucoup de classe, beaucoup de luxe » à son effigie. Quant à sa copine Susanita (Marthe Villalonga dans Un Eléphant) obnubilée par l’idée du mariage et amoureuse du rouge à lèvres, elle ose déclarer : « Tu sais, Mafalda, mon fils sera médecin » ou « Le téléphone est encore en panne à la maison. J’en ai marre de vivre dans un pays sous-développé ! » Mafalda, c’est moi, c’est nous, dans notre désir de comprendre la complexité du monde, puis d’abandonner cette lubie idiote et de se ruer sur un hamburger moelleux.

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© Glénat
© Glénat

Pierre-Guillaume de Roux contre l’asservissement des esprits

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Image: capture d'écran YouTube.

L’éditeur Pierre-Guillaume de Roux est décédé à 57 ans


Mon cher Pierre-Guillaume, tu n’étais pas seulement mon éditeur : tu étais un ami au cœur pur, et l’un des alliés les plus fervents qu’il m’ait été donné de rencontrer. Depuis quelque temps, je ne pouvais plus me défendre contre l’idée insistante que nous ne nous reverrions plus. Et voilà que d’une seconde à l’autre, en début d’après-midi, cette intuition tourmenteuse est devenue couperet. Ma tristesse est immense.

Nous ne perdons pas seulement un homme de conviction et de culture : c’est aussi une fenêtre ouverte sur le large qui se referme, et donc un surcroît de désespérance et de pestilence dans l’air ambiant.

A lire aussi: De Rodenbach à Jean Ray, ce que nous devons à la littérature belge

Tu auras déployé une magnifique énergie combative pendant toutes ces années. Les vents étaient contraires, les marées sans pitié. Chaque fois que tu me téléphonais (et j’admirais que tu prennes ainsi ton temps, que tu baguenaudes à travers l’actualité, alors que des tâches de toutes sortes te requéraient, sans parler des chiens de garde du caporalisme intellectuel qui te harcelaient et t’obligeaient à des efforts épuisants), la conversation se terminait par ces mots de ta part : « Le combat continue, mon cher Pierre ». J’entendais le sourire confiant dans ta voix. Le combat, de toute évidence, sera plus difficile sans toi. Mais je peux t’assurer qu’il continuera : contre la veulerie des âmes, contre l’asservissement des esprits, contre l’impotence satisfaite des cœurs. Et tu peux être convaincu que j’y prendrai part plus que jamais.

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Il y a quelque chose de pourri dans le département des Yvelines

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Dans l'émission de Jean-Marc Morandini, suivi par des jeunes désœuvrés, le maire contesté Ali Rabeh (Génération.s) a minimisé l'islamisme qui gangrène sa ville. Image: capture d'écran Cnews.

Dans l’affaire du professeur Didier Lemaire, le maire et le préfet se sont déconsidérés.


Il y a quelque chose de pourri dans le département des Yvelines. Et les élus locaux comme le maire de Trappes, Ali Rabeh, le président du Conseil départemental, Pierre Bédier ou le représentant de l’État local, le Préfet Jean-Jacques Brot, en portent la lourde responsabilité.

C’est dans les Yvelines que Samuel Paty a été décapité par un islamiste, en sortant du collège où il enseignait et c’est à nouveau dans les Yvelines qu’un autre professeur se retrouve menacé de mort pour avoir dénoncé l’emprise islamiste sur Trappes. 

Une emprise connue de tous, deux journalistes du Monde en ont même fait un livre racontant la montée du communautarisme dans la ville[tooltips content= »La communauté, Raphael Bacqué et Ariane Chemin »](1)[/tooltips]. Trappes a fourni un des plus gros contingent de jihadistes à l’État Islamique, plus même que Molenbeek. Entre 60 et 80 jeunes sont partis, au point que Trappes a reçu le surnom de « capitale d’Europe des départs en Syrie ». En 2013, le contrôle d’une femme en voile intégral ayant déclenché des violences de la part du mari contre le policier, Trappes s’était enflammé pour soutenir les époux radicalisés et eut ainsi l’honneur d’inaugurer les premières émeutes au nom de la volonté d’imposer l’islam radical sur notre territoire. Plus près de nous Marlène Schiappa avait voulu délocaliser son cabinet ministériel quelques jours à Trappes, en 2018, lors d’une déambulation, elle voulut entrer dans un café. Celui-ci étant apparemment réservé aux hommes, le préfet l’a dissuadé d’y aller pour éviter l’incident. Préférant inviter la ministre à se soumettre au sexisme plutôt que de faire respecter la loi française. Quant à l’Union des Musulmans de Trappes ils sont notoirement proches des frères musulmans.

A lire aussi, Martin Pimentel: Courbevoie, l’attentat inconnu

Aujourd’hui la boucle est bouclée et c’est encore un professeur, cible de choix pour les islamistes qui est menacé. Ce qu’il dénonce est exact et s’appuie sur la réalité : Trappes est un des hauts lieux de l’influence de l’idéologie islamiste. Une telle emprise s’explique par des années de clientélisme, d’aveuglement d’intimidation et d’omerta. Il faut dire que de nombreuses stars issues de ce biotope, dont Jamel Debbouze par exemple, se mobilisent immédiatement pour jeter l’opprobre sur ceux qui osent parler de la réalité de ce qu’ils vivent et ils font tellement de bruit que cela éclipse les départs en Syrie, les émeutes, les voiles intégraux et le clientélisme. Pourtant ils ont tous choisi avec leurs pieds de quitter ce lieu soi-disant si épanouissant et injustement déconsidéré. Tellement épanouissant que dès que c’est possible, ses laudateurs s’installent ailleurs. Loin.

L’attitude du préfet et du maire décriée, un curieux barbier…

Mais surtout, après le traumatisme de l’assassinat de Samuel Paty, on se serait attendue à la mobilisation des élus et du Préfet aux côtés de cet autre professeur menacé. Par simple réflexe d’humanité avant même que cela ne soit une question de devoir et de responsabilité. Mais non, ils préfèrent symboliquement lui tirer dans le dos. Pour le coup la trahison des principes et valeurs de la République est avérée. 

Si les préfets deviennent les meilleurs alliés de ceux qui menacent les enseignants, c’est tout l’État qui se déconsidère. Si un maire peut investir une école pour faire sa propagande, alors où sont les limites à son délire de toute puissance?

Le pire est le Maire de Trappes. Lequel menace le professeur et l’attaque en justice, comme aux époques primitives où quand le message déplaisait, on mettait à mort le messager, comme si cela pouvait occulter la réalité. Accompagné d’autres élus, ce maire s’est même introduit dans le lycée, l’investissant pour distribuer sa propagande. Ce qui est parfaitement illégal et antirépublicain et montre à quel point, chez ces personnes qui croient que le pouvoir est la possibilité d’ignorer la loi, il n’y a ni limites ni règles quand leurs intérêts sont attaqués. Là où l’abjection est avérée, c’est que le tract du maire est une attaque basse contre le professeur, elle met Didier Lemaire en danger puisqu’il est accusé de dénigrer les élèves et les habitants de Trappes, et de gâcher ainsi la réputation de la ville et l’avenir de la jeunesse. On appelle cela désigner une cible. Comme si avoir fourni un plus gros contingent de jihadiste pour la Syrie n’était rien et que le seul problème de Trappes était le discours d’un lanceur d’alerte.

Le tract du maire Ali Rabeh.
Le tract du maire Ali Rabeh.

Mais le maire s’en moque. Le fait que son élection ait été invalidée et qu’il ait été condamné à un an d’inéligibilité pour des comptes de campagne faux, en dit beaucoup sur la personnalité d’un homme qui ne se maintient au pouvoir que grâce aux délais de son recours en appel. Dernière manipulation en date, le coup du « coiffeur mixte » ! Didier Lemaire ayant affirmé que trouver un salon de coiffure mixte était compliqué à Trappes, le maire Ali Rabeh a convoqué les caméras de CNews pour leur prouver l’existence d’un coiffeur mixte et déconsidérer la parole du professeur. Un barbier en l’occurrence. Pas de chance, la supercherie a été vite découverte et sur les réseaux sociaux les photos du changement de présentation du site, passant de « pour les hommes » à « mixte » en l’espace d’une journée font la joie des internautes. En espérant discréditer Didier Lemaire, de telles manœuvres jettent surtout le doute sur la démarche du maire. Non seulement celui-ci vient de montrer qu’il n’hésitait pas à attaquer un homme menacé par des fanatiques, lesquels qui sont déjà passé à l’acte, mais rien ne parait arrêter son entourage quand il s’agit de s’en prendre à un homme en danger. 

La “dentelle” trappiste

Que le comportement du Maire soit douteux n’est hélas pas si étonnant. En région parisienne le clientélisme est une martingale électorale. Et l’alliance avec les islamistes paye. Mais que penser de l’attitude du préfet ? Lui ne dépend pas du résultat des élections et pourtant son comportement est particulièrement choquant. Il reconnait certes que Trappes est un terrain difficile mais accuse surtout Didier Lemaire, le professeur menacé de saccager ses efforts. Sauf que l’on ne voit guère de quels efforts il parle. Au vu des derniers évènements, on ne peut pas dire que la veille sur l’islamisme dans les Yvelines soit un succès pourtant. Le préfet évoque un « travail de dentelle ». Sérieusement ? Face au fascisme islamiste et à la propagande séparatiste ? Le préfet compte vraiment faire reculer l’islamisme en sacrifiant des professeurs menacés au dialogue avec les salafistes et les frères musulmans ? C’est quoi faire de la dentelle, quand les signaux dans les Yvelines au lieu de passer au vert tournent au rouge vif ?

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La question se pose d’autant plus qu’un très bon policier, qui justement avait pris la direction du renseignement territorial du 78, Jean-Luc Taltavull aurait été viré par le Préfet, pour satisfaire la demande de son grand ami, Pierre Bédier, le président du conseil départemental. Le clientélisme de celui-ci avec les officines de l’islam radical est régulièrement dénoncé. Il faut dire que les campagnes des salafistes pour appeler à voter pour les proches de Bédier ont été particulièrement peu discrètes et ont été dévoilé par une grande enquête de Marianne, parue le 19 octobre 2019, « Radicalisation : élus locaux et renseignement territorial, entre impuissance et lâcheté ». Dans un des articles de l’enquête qui évoque « l’étrange limogeage d’un commissaire » on en apprend de belles sur la grande retenue du Prefet Brot en matière de lutte contre l’islamisme. Attitude qui tranche avec le positionnement offensif de ses prédécesseurs. Ce que raconte l’enquête met très mal à l’aise tant on paraît loin de toute droiture républicaine. Il apparait à la lumière des investigations du journaliste de Marianne, que le commissaire, Jean-Luc Tastavull avait une excellente réputation, mais justement d’après ses collègues, il était efficace donc gênant. Pour avoir évoqué la brutale éviction du secrétaire général du conseil des institutions musulmanes des Yvelines au profit de représentants musulmans plus « rigoristes » soutenus par des élus locaux, et notamment par Pierre Bédier, Jean-Luc Tastavull aurait été écarté sans ménagement. Le commissaire avait osé être explicite sur la campagne d’intimidation orchestrée contre cet animateur musulman réputé modéré, avec en toile de fond des soutiens électoraux promis par ses rivaux. « Un an plus tard, le commissaire Tastavull a été viré par Jean-Jacques Brot, le préfet des Yvelines » (… et ce) préfet, « en 2020, a réclamé au RT la surveillance du milieu… évangéliste. « On a cru rêver », soupire cette source, dénonçant une forme « d’immobilisme général ».

L’élu local et le représentant de l’État fonctionnent en binôme et ils sont probablement considérés comme une aubaine pour les islamistes. Mais alors que l’État fait voter une loi contre le séparatisme, peut être devrait-il commencer par s’assurer que ses relais sur le terrain ne favorisent pas la politique inverse. Cela l’aiderait à gagner en cohérence donc en crédibilité.

Liaisons dangereuses et caïds

On peut donc remercier le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer de rappeler le maire à ses devoirs, tout en pensant que cela mériterait qu’une plainte soit déposée. Une telle attitude devrait être traduite en justice, ne serait-ce qu’histoire que tout le monde comprenne que devenir maire, ce n’est pas se faire élire « caïd » d’un territoire. On peut remercier aussi M. Gerald Darmanin d’avoir fait protéger le professeur menacé tout en l’invitant à se pencher sur les liaisons dangereuses entre le préfet, le président du conseil départemental et les représentants de l’islamisme radical. 

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Comment les Français peuvent-ils se sentir en sécurité quand après l’assassinat de Samuel Paty, le préfet du département et le maire de la ville n’hésitent pas à accrocher une cible dans le dos d’un autre professeur courageux ? Si les préfets deviennent les meilleurs alliés de ceux qui menacent les enseignants, c’est tout l’État qui se déconsidère. Si un maire peut investir une école pour faire sa propagande, alors où sont les limites à son délire de toute puissance ?

Voilà pourquoi la sanction du préfet, comme la traduction du maire en justice, seraient un service à rendre aux citoyens et à la République. Parce qu’en l’état actuel des choses, dans les Yvelines, cette histoire est en train de démontrer la puissance des islamistes et la trahison de l’État et de ses représentants. Alors qui êtes-vous M. Darmanin ? Celui qui fait voter la loi contre le séparatisme, applaudi par 80% des Français, ou celui qui ferme les yeux sur l’influence des islamistes et leurs relais au plus haut niveau ?

Heureusement, il reste des hommes et des femmes dont le courage est remarquable dans l’épreuve. Ce sont les collègues de Didier Lemaire. Ils sont à ses côtés, ont écrit un courrier pour dénoncer le comportement et les pressions des élus. Merci à eux d’être là car ils sauvent par leur dignité une séquence lamentable de la part des autorités.

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Yoram Hazony: le nationalisme est un humanisme

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Philosophe politique et spécialiste d’études bibliques, Yoram Hazony est président de l’Institut Herzl à Jérusalem. Son dernier livre, "Les Vertus du nationalisme", vient de paraître en français. © Yochanan Katz

Avec Les Vertus du nationalisme, l’essayiste israélien réhabilite cette idée tenue pour la principale responsable des tragédies du xxe siècle. Pour lui, les nations devraient tout simplement être indépendantes et jouir de la liberté de se développer selon leurs propres histoire et traditions.


Causeur. Votre livre redéfinit positivement le « nationalisme » comme la croyance, non pas à la prééminence de sa propre nation, mais en l’idée que l’ordre mondial le plus stable et le plus juste est celui qui se fonde sur une pluralité d’États-nations indépendants.

Yoram Hazony. Plutôt que de redéfinir le terme, je reviens à son sens traditionnel qui est le plus utile. La définition que je donne est celle avec laquelle j’ai grandi, dans une famille sioniste, et c’est celle qui prévaut toujours dans bien des pays comme l’Inde. Le problème, c’est que, après 1945, beaucoup d’intellectuels libéraux et marxistes, Orwell en tête, ont assimilé le mot à l’usage qu’en faisait Hitler. Si vous lisez celui-ci – et je ne vous recommande pas de le faire ! –, vous découvrirez qu’il utilise le mot « nationalisme » pour désigner son impérialisme raciste. Il a ainsi détourné un terme parfaitement respectable qu’on utilisait depuis longtemps et pour lequel il n’y a pas de substitut dans les langues européennes. Le « patriotisme » évoque l’amour de son pays mais, à la différence du nationalisme, il ne peut pas désigner une théorie politique selon laquelle les nations devraient être indépendantes et libres de se développer selon leurs propres lois et traditions.

Qu’est-ce qui vous a poussé à clarifier le sens de ce terme dans le débat public ?

Il faut remonter aux années 1990 : après la chute du mur de Berlin, le monde est submergé par une vague d’utopisme qui s’exprime par exemple à travers le traité de Maastricht ou le nouvel ordre mondial, alors défini par les États-Unis. Dans cette vision, les nations doivent être neutres, sans identité culturelle ou religieuse particulière, ce qui tend à rendre caduques les frontières qui les séparent. La conséquence est qu’on représente l’histoire et les traditions politiques de chaque nation comme racistes, fascistes et généralement répréhensibles. C’est ce qui se passe quand cette vague de « post-nationalisme » arrive en Israël, où on l’appelle le « post-sionisme ». Israël a été fondé comme un État-nation classique, à l’instar de l’Inde au même moment. Mais à l’époque dont je vous parle, il y a une forte pression idéologique pour déprécier et rejeter les lois et les coutumes spécifiques à la nation, considérées désormais comme des facteurs d’oppression. Avec un groupe de collègues, j’ai donc créé un institut afin de réhabiliter l’État-nation israélien[tooltips content= »Le Shalem Center, aujourd’hui le Shalem College, fondé en 1994. »](1)[/tooltips]. Nous avons réussi à influencer le débat public en Israël. De plus, nos recherches nous ont amenés à étudier l’histoire d’autres pays afin de comprendre les différentes généalogies et expressions de l’idée de nation. En 2016, alors que je travaillais sur un livre consacré plutôt à la théologie, j’ai réalisé que, face à des événements comme le Brexit, il était impératif d’écrire un livre sur l’État-nation.

Votre ouvrage, qui est à la fois un livre d’érudition et un manifeste, est paru d’abord en anglais en 2018. Le débat sur le nationalisme a-t-il avancé depuis ?

La publication des Vertus du nationalisme a grandement stimulé le débat : outre quelque 400 comptes-rendus en anglais, presque autant d’articles ont été publiés sur les colloques que nous avons organisés à Washington et à Londres. Je dirais que la moitié des auteurs de ces textes, qu’ils fussent pour ou contre mes thèses, les ont bien comprises et en ont parlé de manière intelligente et honnête – ce qui est très rare. Un point majeur que j’ai essayé de clarifier concerne ce qu’on appelle le globalisme ou le transnationalisme : à mon sens, il ne s’agit pas d’une nouvelle idée, mais d’une très vieille qui est l’impérialisme. Les globalistes, comme les impérialistes d’antan, cherchent à soumettre toutes les nations de la terre à une seule loi et à une seule organisation, les leurs, parce qu’ils croient savoir ce qui est bon pour nous tous. Avec l’Union européenne et le nouvel ordre mondial des Américains, c’est la notion d’empire qui revient déguisée. Cette rectification a surpris les globalistes autant que leurs adversaires, mais beaucoup l’ont acceptée.

Vittorio Orlando (Italie), David Lloyd George (Angleterre), Georges Clemenceau (France) et Woodrow Wilson (États-Unis) à la conférence de la paix de Paris, en décembre 1918, qui aboutira à la signature du traité de Versailles. © Granger collection / Bridgeman images
Vittorio Orlando (Italie), David Lloyd George (Angleterre), Georges Clemenceau (France) et Woodrow Wilson (États-Unis) à la conférence de la paix de Paris, en décembre 1918, qui aboutira à la signature du traité de Versailles. © Granger collection / Bridgeman images.

Si les concepts et les termes sont plus clairs sur le plan intellectuel, qu’en est-il sur le plan politique ?

En politique, il y a plus de confusion parce que, dans l’esprit des gens, les idées sont inséparables des politiciens qui les portent. Le débat politique sur la nation se confond avec la question « Aimez-vous ou non Trump, Johnson, Orban ou Modi ? ». C’est normal parce que, dans un pays démocratique, on a besoin de discuter des avantages et des inconvénients qu’il y a à élire une personnalité spécifique. Cependant, les idées politiques transcendent les appréciations personnelles. Par exemple, beaucoup de gens ont voté pour Trump, en dépit du fait qu’ils n’appréciaient pas du tout son style, parce qu’il incarnait à leurs yeux l’indépendance, les traditions et la fierté nationales. Il faut dire aussi que beaucoup d’autres n’ont pas l’habitude d’entendre un discours nationaliste : ils en ont peur, et ils ont tort. À mesure que le nationalisme, au sens où je l’entends, se normalisera, on verra émerger une plus grande variété de leaders nationalistes, dont certains seront moins excentriques, plus raisonnables, et en conséquence plus attractifs. Mais ce sera un processus long, sur vingt ou trente ans.

Les politiciens nationalistes sont généralement traités de populistes, ce qui n’est pas un compliment. Quel est le lien entre nationalisme et populisme ?

Ceux qui utilisent le terme « populiste » ont tendance à penser en termes de lutte des classes. Pour eux, notre époque est marquée par le combat entre, d’un côté, les classes moyennes et ouvrières et, de l’autre, des élites fortunées, puissantes et éduquées. Je ne prétends pas que ce combat n’existe pas. Ce qui me gêne dans cette thèse est qu’elle implique que le public au sens large en sait nécessairement plus que les élites. Dans une perspective nationaliste traditionnelle, ce postulat n’a pas de sens. Parfois, le public a raison contre les élites, parfois c’est le contraire. L’approche nationaliste traditionnelle consiste à déterminer quelles relations entre les élites et les autres classes seront les plus propices au bien commun de la nation. En résumé, j’évite le terme « populiste », parce que je ne veux pas réduire les choses à une lutte des classes, même s’il est vrai que, depuis au moins trente ans, nos élites sont majoritairement globalistes et antinationalistes.

Quelles sont les implications de la culture « woke » et des protestations minoritaires qui ont marqué 2020 ? Ces mouvements identitaires ne risquent-ils pas de torpiller toute possibilité de renaissance nationaliste ?

Il y a eu des événements choquants, aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays, mais plus significative encore a été la capitulation d’institutions établies comme le New York Times ou l’université de Princeton – parmi des centaines d’autres – devant une forme de marxisme remis au goût du jour. Car pour les militants woke, tous ceux qui appartiennent à une catégorie ethnique ou « genrée » qu’ils approuvent – les dominés et les « racisés » –  forment un prolétariat au nom duquel ils cherchent à renverser les structures de pouvoir existantes. L’été dernier, nous avons découvert que les institutions libérales traditionnelles étaient sans défense devant cette subversion révolutionnaire. Et cela aura des conséquences sur le débat intellectuel et politique. Pendant longtemps, le débat a opposé l’internationalisme libéral et le nationalisme – et personnellement j’y ai participé volontiers. Désormais, l’internationalisme libéral se montre très hostile au libéralisme traditionnel. Résultat prévisible, la plupart de ceux qui soutiennent le vieux libéralisme se retrouveront dans le camp des nationalistes. En effet, on les somme de capituler devant cette nouvelle forme de marxisme. Les plus faibles courbent l’échine, mais les plus robustes dans leur libéralisme se rapprocheront du nationalisme.

Le principe de l’autodétermination des peuples, cher au président Wilson au lendemain de la guerre de 14-18, a conduit à la désagrégation des empires. Ce même principe ne risque-t-il pas aujourd’hui de désagréger les nations à leur tour, les fracturant en régions ou en communautés distinctes ?

Ici, il faut faire une distinction entre l’utopisme nationaliste que représente Wilson et le pragmatisme nationaliste que je prône. Toute structure politique peut être décomposée en ses éléments constituants. Nous voyons en Syrie ou en Irak que, quand les structures de gouvernement tombent, la société se décompose en clans indépendants, s’abîme dans une sorte d’anarchie tribale où chaque chef de famille doit s’armer et se défendre pour survivre. La thèse que je développe dans mon livre, et qui ressemble à celle de Pierre Manent, considère l’État-nation indépendant comme un point d’équilibre entre deux forces. D’un côté, la tendance vers l’empire universel qui apporte la paix en imposant un cadre unique à tout le monde. De l’autre côté, la tendance vers de plus en plus d’indépendance qui apporte la liberté, mais au prix du désordre. La première favorise l’harmonie sociale et la prospérité, mais pas la liberté ; la deuxième favorise l’autonomie, mais attise les conflits et la violence. Le nationalisme n’est pas une utopie où chaque groupe qui le désire devient un État indépendant, mais une façon pragmatique de réconcilier empire et anarchie.

Dans ce cas, quelle doit être l’attitude de l’État-nation indépendant sur l’immigration et l’assimilation des immigrés ?

Il faut d’abord accepter le fait qu’un certain degré de diversité dans la population d’une nation est inévitable. Essayer d’imposer la même religion et une langue unique à tous les citoyens revient à transformer un nationalisme pragmatique en un nationalisme utopique, violent et oppressif. Il faut éviter à la fois que la nation vole en éclats et qu’elle devienne un instrument d’oppression. L’homme d’État cherche toujours à renforcer la cohésion de la nation et la loyauté réciproque entre les citoyens. Qu’il soit de gauche ou de droite, il doit se demander si l’immigration à grande échelle renforce la cohésion nationale ou l’affaiblit. Les gens qui arrivent de l’extérieur ne sont pas nécessairement un facteur de désagrégation. Certains étrangers peuvent être très motivés pour devenir français, par exemple, tandis que d’autres viennent seulement pour des raisons de nécessité vitale. Les premiers sont prêts à renforcer la culture nationale, mais les autres veulent défendre leur propre culture. L’homme d’État doit savoir si tel ou tel groupe crée une nouvelle tribu à l’intérieur de la nation, qui n’est pas loyale à celle-ci. Il n’y a pas de règle concernant l’immigration : il faut se faire un jugement pragmatique selon les circonstances.

Les États-nations font aujourd’hui face à de nouvelles menaces : l’islamisme, les ambitions hégémoniques de la Chine… Ces menaces ne justifient-elles pas la création de blocs comme l’Union européenne qui a été fondée en partie pour faire contrepoids aux États-Unis et surtout à l’Union soviétique ?

Ces menaces ressemblent aux vieux projets impérialistes. Les islamistes – à la différence d’un très grand nombre d’autres musulmans – ont une vision de l’islam qui entraîne nécessairement la soumission de l’Europe et du reste de la terre. Ils sont convaincus qu’il faut imposer la paix au monde par la conquête islamique. Ils sont fermés à toute négociation. On ne peut pas conclure un accord avec eux, comme Israël, par exemple, a pu le faire avec les Émirats arabes unis. Il faut combattre les islamistes à l’intérieur de la nation par la cohésion interne et à l’extérieur par des ententes avec les États musulmans non islamistes, par la dissuasion et – si nécessaire – par la guerre. Il n’y a pas d’autre solution. Les démocraties européennes ont des intérêts communs très forts en termes de sécurité, étant menacées potentiellement par la Russie, la Chine et la Turquie. Il n’y a aucune raison pour laquelle elles ne renforceraient pas le libre-échange qui profite à toutes. Mais est-il vraiment nécessaire de fonder une union fédérale, avec une gouvernance centralisée, une seule et même Cour qui impose sa loi aux nations et une monnaie commune ? La vision de de Gaulle et le marché commun ont été remplacés par un ordre utopique qui opprime les États-nations. Face à la crise actuelle, l’UE, aussi faible soit-elle, profite des circonstances pour imposer plus de centralisation et étendre ainsi son empire sur les nations.

Yoram Hazony, Les Vertus du nationalisme (préface de Gilles-William Goldnadel), Jean-Cyrille Godefroy, 2020.

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[1]. Le Shalem Center, aujourd’hui le Shalem College, fondé en 1994.

Relire Patricia Highsmith

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L'écrivain américain Patricia Highsmith dans sa maison en Suisse, 1984 © Tim Mercer/REX/SIPA Numéro de reportage : Shutterstock40737773_000004

Une des grandes dames du roman noir aurait eu cent ans. L’occasion de voir qu’elle a toujours dépassé les frontières du genre pour se révéler un écrivain majeur.


À l’occasion du centenaire de la naissance de Patricia Highsmith (1921-1995), les éditions Calmann-Lévy republient Ripley entre deux eaux. Ce roman, sorti en 1991, est le cinquième et dernier tome de la série des Ripley, du nom de son personnage central, incarné au cinéma notamment par Alain Delon dans le film Plein soleil de René Clément. Depuis quelques années, Ripley entre deux eaux était devenu introuvable, car il ne figurait pas dans le volume de chez « Bouquins », qui ne comprend que les quatre premiers titres. C’est donc une excellente chose de disposer désormais de tous les Ripley qui sont autant de grands classiques à relire.

Séduction flottante

Les romans de Patricia Highsmith étaient davantage que des polars, en réalité des œuvres littéraires complexes à part entière. Avec Tom Ripley, elle a créé un héros fascinant, dont l’ambiguïté se glisse sans complexe dans les anfractuosités de l’existence humaine. Ripley utilise sa séduction flottante dans un combat de tous les instants pour survivre.

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Le volume le plus extraordinaire est à ce titre le premier, Monsieur Ripley (1955), qui tire parti de l’identité incertaine du personnage. Le film de René Clément arrivait à le faire sentir de manière paroxystique, lors de la scène de la banque, lorsque Delon, jouant de sa ressemblance avec son ami, essaie de retirer de l’argent en son nom.

Entre Amérique et vieille Europe

Chez Patricia Highsmith, il y a toujours une morale, derrière le cynisme apparent. Ripley, par exemple, n’aime pas du tout la mafia. Il voudrait vivre en bon père de famille, à Fontainebleau, en compagnie de sa femme Héloïse. Est-ce cette tranquillité qu’il recherche vraiment ? Lorsqu’il a l’occasion de revenir aux Etats-Unis, il se dit avec nostalgie qu’il n’aurait jamais dû en partir. À cheval entre Amérique et vieille Europe, comme Patricia Highsmith elle-même, Tom Ripley ne s’affirme jamais d’un bloc parmi les apparences qui s’offrent à lui. Dans Ripley entre deux eaux, venant à bout d’une sombre histoire de tableaux et de maître chanteur, il tire à nouveau parti de son absence d’identité, de son invisibilité, pourrait-on dire, sans qu’un tel dénouement, pourtant positif, ne vienne ajouter quelque chose à ce mécanisme humain.

La vérité sur Tom Ripley

J’ai entendu dire que Patricia Highsmith avait, après ce cinquième tome, le projet d’en écrire un dernier, dans lequel elle aurait fait mourir Ripley. Elle n’en aura pas eu le temps, et c’est peut-être mieux ainsi. Le mystère propre au personnage de Ripley ne se serait sans doute pas accommodé d’une fin si radicale. Il nous reste le loisir de nous replonger dans cette petite saga, pour découvrir la « vérité » sur Tom Ripley – une tentative similaire, si l’on veut, à celle de Kafka poursuivant « la vérité sur Sancho Panza »…

Ripley entre deux eaux, Patricia Highsmith. Éd. Calmann-Lévy.

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Basile de Koch réfugié climatique

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Coucher de soleil sur la plage de Sainte-Anne (Martinique). T’es con, t’aurais dû venir. © AFP.

Pour les « Fêtes », qui s’annonçaient particulièrement sinistres, comment échapper d’un coup d’aile au couvre-feu et à la fermeture de tout, sans parler du froid et de la pluie ? Une seule adresse : les Antilles françaises. Je m’étonne même de ne pas t’y avoir croisé.


BAD MOON RISING

Mardi 15 décembre

18 heures : Arrivée à Fort-de-France. Ça commence mal. Au guichet de Thrifty, j’apprends que ma réservation de voiture du 13 juin a été annulée, sans préavis ni mobile apparent. Surtout, rester calme.

C’est le moment que choisit notre hôtesse pour « prévenir », tandis que le soleil se couche : pas d’électricité cette nuit dans notre location. EDF devait passer aujourd’hui, finalement ce sera demain. « Mais ne vous inquiétez pas, rassure-t-elle gaiement, il y a des bougies dans les tiroirs. » Allons tant mieux ! Les voisins d’en dessous, eux, ont dans leur jardin un superbe arbre de Noël clignotant, mais la jalousie est un vilain défaut.

Après enquête approfondie, à la lumière d’un smartphone, il s’avère qu’il n’y a pas plus de bougies que de beurre en broche. Respirer à fond, boire un coup…

Enfin vers 22 heures, voici les bougies tant attendues, et même deux torches en sus. C’est Byzance ! Enfin on va pouvoir dîner froid, se doucher glacé et faire son lit comme on se couche : mal et, en ce qui me concerne, moins fatigué qu’énervé. J’ai dû pour m’endormir écouter France Info. (Tiens, un alexandrin !)

Le lendemain, M. EDF me livre son diagnostic : « C’est tout le système électrique qu’il faut changer ! » Je promets de transmettre.

Pas trace non plus de la wifi prévue dans le contrat. C’est embêtant pour ma chronique, sans parler de Netflix et Snapchat.

NOËL ET LE MIRACLE DU SACRISTAIN

Jeudi 24 décembre

Après la série noire des premiers jours, beau fixe. Le seul incident notable relève de mon inconduite automobile.

Ma fille et moi étions allés en ville, dans une sainte intention : vérifier les horaires de la messe de Nwel à Notre-Dame de Sainte-Anne. Pendant qu’elle allait se renseigner, je tentai en vain de me garer sur la place, avant de monter la rue à droite de l’église, ornée d’un panneau « Parking » ; autant dire que je suis tombé dedans. Au total, 12 places en épi, toutes occupées bien sûr (la chorale répète), et au-delà un cul-de-sac.

Infichu de faire demi-tour, me voilà bloqué en travers de la rue, entre des maisons en dur et une pente fatale. Plus j’essaie d’avancer, plus la bagnole recule. Je sors de la voiture avant de faire l’ultime connerie – mais sans m’en éloigner quand même ; j’ai vu Christine.

C’est ma fille qui me trouvera de l’aide, en la personne du sacristain : le saint homme dégage ma caisse en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Après ça, je ne saurais faire moins que de remercier Notre Seigneur Jésus-Christ en assistant à son anniversaire, quel qu’en soit l’horaire.

FRANÇOIS DEGUELT AVAIT RAISON

Mercredi 30 décembre

Remis de mes émotions, conscient de mon privilège, je carpe enfin le diem en songeant aux mots du poète : « Il y a le ciel, le soleil et la mer. » Et surtout, pas trace ici d’« état d’urgence sanitaire », mais des bars et des restos ouverts, après les plages sublimes.

Car entre deux messes de Noël, je trouve quand même le temps de faire un peu d’exercice physique – qui peut aussi être spirituel, paraît-il, pour peu qu’on ait une âme.

Moi, c’est brasse de chien et aquagym personnalisée, au moins une heure trente par jour. On en croise du monde, surtout le week-end, sur la plage familiale de Pointe Marin. Outre les nains hurleurs, à vous rendre pédophobe, je rencontre ainsi régulièrement une bande de mémères en goguette, cheveux courts réglementaires, mais aux teintes les plus variées. Ces dames trempotent dans l’eau toute la sainte journée en faisant pia-pia ; mais qui suis-je pour juger ?

Jusqu’au jour où, soudain, l’une d’entre elles s’immerge (jusqu’à la permanente), avant de ressortir en lançant à la cantonade : « Putain, ça fait trop du bien ! » Je n’aurais pas été plus surpris d’entendre une racaille déclarer sa flamme à sa meuf en lui balançant :

« Ce n’est plus une ardeur de mes veines cachée

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. »

Le Bao Bar, point de ralliement des touristes branchés, riches et/ou jeunes, sert aussi de refuge à tous en cas de drache sévère – à condition de consommer quand même, faut pas déconner.

Le restaurant La Péniche, de l’autre côté de la rue, a une autre conception des affaires ; fermé durant toutes les vacances, il n’ouvrira qu’après le départ du dernier touriste, à part nous. Et les recettes ? Pa ni pwoblem. Si ça se trouve, les tenanciers eux-mêmes étaient en vacances à Paris.

NIGHT-CLUBBING À SAINTE-ANNE

Jeudi 7 janvier

Après le coucher de soleil, pourquoi pas un petit tour en ville ? Sur la grand-place, un bar idéal pour l’apéro : « Opéi » (prononcer : Au pays). Au bar, ti punch, Lorraine (la bière locale, avec la croix du même métal) et planteur pour les touristes. Ils font même des pizzas. En face, une ou deux fois par semaine et sans supplément de prix, concert de gwoka avec chanteuse, tambour bèlè, djembé et percussions variées.

Les artistes, qui partagent visiblement la et les mêmes cultures, ne manquent pas de punch. Du coup, pris par le rythme, ils jouent volontiers deux heures de rang, jusqu’à épuisement. Mon ami Jojo, qui « aide les jeunes » le samedi, me livre son secret : « Quand je suis cuit, j’arrête. » Une sagesse à méditer.

Même les dealers sont cool. Ils t’abordent poliment, et c’est pas le genre à se vexer si tu refuses leur beuh. (Cela dit, j’ai pas essayé.)

Après l’apéro tipico, direction La Dunette, un resto à touristes, pour changer. Foin des gargotes « authentiques » en bord de route, avec patates douces et bananes plantain. Vive l’attrape-couillon sur pilotis, avec poisson grillé, Minuty et vue imprenable sur la baie de Sainte-Anne. Flûte, on a oublié le selfie !

En un mot comme en cent, c’est là qu’il fallait être pour la Nwel. Désormais, ça va être moins facile : par décret du préfet de Martinique, les touristes hexagons devront se confiner pendant huit jours à leur arrivée, entre deux tests PCR, avant de pouvoir profiter de leur séjour. Bref, si vous n’avez qu’une semaine, autant rester à l’hôtel Ibis d’Orly, qui accueille les animaux à défaut des fumeurs.

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