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Walt Disney, pervers polymorphe

Selon la presse américaine, la nouvelle attraction Blanche Neige de Disneyland pose un énorme problème…


Je m’en voudrais d’en rajouter à l’indignation du San Francisco Chronicle, qui chantant les louanges du nouveau parcours Blanche-Neige à Disneyland, souligne que l’ancienne fin horrifique du spectacle, le combat contre la méchante reine, a été remplacée par la conclusion même du dessin animé, le fameux baiser que le prince donne à la jeune morte. Parce qu’elle est morte, et bien peu de commentateurs se sont aperçus que c’était un cas typique de nécrophilie. Si le cœur vous en dit, allez donc jouer au Prince charmant au cimetière des Capucins, à Palerme, où une jeune fille git dans son  cercueil de verre depuis bientôt deux siècles.

Et cette fin pose un léger problème aux chroniqueuses. Le prince donne un « true love’s kiss » à la belle Snow White, « un baiser qu’il lui donne sans son consentement, pendant qu’elle dort, ce qui ne peut en aucun cas passer pour de l’amour vrai, si l’un seulement des protagonistes sait ce qui se passe. N’avons-nous pas déjà convenu que le consentement, dans ces Disney anciens, est un problème majeur ? Qu’enseigner aux enfants que le baiser, quand il n’a pas été établi que les deux parties sont d’accord pour l’échanger, n’est pas OK ? »

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Et de s’étonner que Disney Inc. en 2021, alors que la firme fait de son mieux pour signaler désormais tout ce qui peut choquer la bonne conscience woke de l’Amérique, ait choisi de conserver ce final bien peu politiquement correct au vu des nouveaux standards de la séduction, où vous devez obtenir le consentement écrit devant témoin de la dame avant de dégrafer son soutien-gorge.

Les deux chroniqueuses n’en rajoutent pas : ce sont les commentateurs européens qui en ont fait toute une histoire.

Permettez au spécialiste des Contes que je suis de rétablir la vérité. Dût-il vous en coûter, vous qui avez patiemment narré l’histoire à vos enfants pour les endormir…

C’est la fonction même des contes de fées que de titiller ce qui dans l’inconscient des bambins reste à l’état informulé

Le baiser du Prince est une pure invention de Walt Disney en 1938. Dans le conte des frères Grimm, le prince obtient des nains qu’ils consentent à ce qu’il emmène le cercueil, ses serviteurs en l’emportant trébuchent sur une racine, « et par l’effet du choc, le cœur de la pomme sortit du gosier de Blanche-Neige ».

Avec ce matériau initial, Walt Disney nous concocte une version bien plus ésotérique, où le patin que le prince roule à la belle est assez pénétrant pour déloger la pomme fatale coincée entre deux dents. Jugez donc, Messieurs-Dames, du genre d’inquisition linguale à laquelle se livre le Prince pour arriver à un si beau résultat.

Walt Disney — le Walt Disney historique, l’homme d’extrême-droite pétri de vertus américaines — a inventé ce baiser, qui est désormais devenu le standard de l’histoire. Tout comme il modifie la manière dont, dans la Belle au bois dormant, le Prince arrive au chevet de la Belle endormie. Dans le conte, les ronces s’ouvrent d’elles-mêmes devant lui. Dans le dessin animé, il se bat furieusement contre cette forêt de poils pubiens à l’aide de sa grande épée phallique. 

À noter que Perrault avait déjà édulcoré les versions antérieures, où le Prince fornique avec la dormeuse, qui ne s’éveille, neuf mois plus tard, qu’en mettant au monde le fruit de cette union involontaire. On ne disait pas « glamour » à la fin du XVIIe siècle, on parlait de bienséances.

En voulez-vous davantage ? Dans Blanche-Neige, Walt Disney a introduit (si je puis dire) une image subliminale de vagin denté. Regardez donc ce plan sidérant, pris du fond du puits où la belle puise de l’eau… C’est à la quarantième seconde de la scène. Disney avait de la femme une image quelque peu prédatrice.

Encore un exemple, pour la route ? Dans Fantasia (1940), on nous montre d’entreprenants centaures pourchassant des nymphes. Ou si vous préférez, Walt Disney, né un 5 décembre sous le signe du Sagittaire (dont le centaure est le symbole) court après les petites dactylos de sa firme. Eh oui.

Et je passe sur la scène d’un antisémitisme rare, où le loup se déguise en colporteur ostensiblement juif pour entrer chez les petits cochons — c’est à la sixième minute d’un dessin animé qui a reçu l’Oscar du meilleur dessin animé en 1933. Là, on n’est plus dans le subliminal commun à tous les contes (mais si, relisez donc la Psychanalyse des contes de fées de Bettelheim), mais dans l’idéologie de cette Amérique raciste des années 1930.

Il est curieux que les ligues de vertu contemporaines, si promptes à déceler de l’islamophobie là où il n’y en a pas, ne s’en soient pas émues. Peut-être ont-elles l’indignation à géométrie variable.

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Les contes de fées ne sont pas bien propres, et c’est leur fonction même que de titiller ce qui dans l’inconscient des bambins reste à l’état informulé. Dès la mort de Disney, la qualité des dessins animés baissa sérieusement, parce qu’une censure préalable se mit en place. J’ai pris plaisir récemment à expliquer à une classe d’hypokhâgneux stupéfaits que la vraie fin de Notre-Dame-de-Paris différait quelque peu de celle du Bossu de Notre-Dame — où Hugo n’est pas cité dans le générique. Eh non, la belle Esméralda n’épouse pas le beau Phébus : elle est pendue, avec un luxe de détails, et Quasimodo vole le cadavre pour mourir enlacé à lui. Si.

Imaginez la tête des bambins si la firme Disney avait voulu se conformer au récit de Hugo — qui n’est pas cité dans le générique, et c’est tant mieux, vu ce qu’on lui fait subir.

Le père Walt, lui, n’hésitait guère à déclencher des crises de larmes à la mort de la maman de Bambi… Sadique, nécrophile, obsédé sexuel, ce génie (mais si ! On n’y peut rien, on ne fait pas d’œuvre d’art avec de beaux sentiments) mériterait toutes les invectives et les censures contemporaines — maintenant que nous sommes devenus beaucoup plus bêtes que nos grands-parents. Alors, le baiser du Prince, franchement, c’est un épiphénomène.

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« The Father », un Oscar pour Florian Zeller

On n’attendait rien du premier film de Florian Zeller. L’Oscar 2021 du meilleur scénario adapté et celui du meilleur acteur pour Anthony Hopkins nous confirment qu’on avait tort…


Londres aujourd’hui : un vieil homme bougon se plaint de son aide à domicile. Sa fille, la cinquantaine lasse, essaie de le raisonner. Mais est-ce bien sa fille ? Est-il bien chez lui ? Voilà qu’il se pose ces questions et d’autres encore. Adaptant en anglais « Le Père », sa pièce la plus renommée, avec une pléiade de comédiens de classe internationale, Florian Zeller fait plus que surprendre, il réussit un premier film en équilibre instable entre théâtre bourgeois et cinéma d’auteur. Ce dernier point fera tiquer, mais le classicisme apparent de la mise en scène cache des références discrètes à certains grands maîtres, que ce soit Antonioni et le fameux travelling traversant une fenêtre de « Profession reporter », ou le Kubrick friand de symétrie qu’on retrouve au détour d’un décor pastel. Il y a chez Zeller la tentation de la terre nouvelle mais avec le confort des charentaises. 

Minotaure craintif

La plus grande faiblesse de « The Father » réside peut-être dans ce besoin d’assise qui l’oblige à se réfugier à mi-film dans un naturalisme de théâtre privé ou de téléfilm, lors d’un repas avec poulet et mise au point, ce tout-venant de la dramaturgie. Après un début à la fois prenant et désarçonnant, Zeller essaie de raccrocher son spectateur aux branches, au prix de quelques maladresses (l’impair commis par la nouvelle aide à domicile, seul personnage un peu raté). On pense alors à un Pinter qui aurait peur de ses audaces, référence évidente qu’il convient de tempérer. 

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Zeller n’est évidemment pas Pinter, déjà pour la raison que ses dialogues sont beaucoup plus ternes. Il use également beaucoup moins des silences qui permettent à l’auteur de Trahisons d’infuser à ses répliques mystères et menaces. La tension de « The Father », plus latente que chez Pinter, existe néanmoins car la structure de sa pièce est cinématographique avec ses enchaînements à vue, fluides et surprenants, qui dérobent un personnage pour le remplacer par un autre acteur jouant le même rôle. 

Le réalisateur et scénariste Florian Zeller, les acteurs Olivia Colman et Anthony Hopkins dans « The Father » (2020)©UGC Distribution

Zeller a l’intelligence de doubler la ligne chronologique brouillée par une ligne psychologique progressant vers la clarté, à l’image du très beau dernier plan. Il parvient même à effleurer une crainte métaphysique dans ce labyrinthe de la mémoire où le réel se dérobe comme un Minotaure craintif. Et il ne répugne pas à faire sursauter par un raccord son agressif – de l’eau aspergée sur un visage – ou le surgissement d’une image qu’on croirait mentale, cette statue réduite à une tête géante et incomplète à l’entrée d’un hôpital, seul plan large de tout le film.

Un épilogue inoubliable

L’interprétation est un sans faute, notamment dans les seconds rôles qui brillent par de petits détails, le timbre de voix naturellement aigre de Rufus Sewell ou la bouche tordue de Mark Gatiss, qui a fait bien du chemin depuis l’hilarante série comique « The League of gentlemen ». Olivia Colman confirme qu’elle est une grande actrice dans un rôle ingrat presque sacrifié. Et puis, il y a Anthony Hopkins qui lève une à une toutes les réserves qu’on pourrait avoir devant ce véritable baroud d’honneur où toutes les couleurs de son jeu viendront au devant de la scène se faire admirer – colère, malignité, mépris, désarroi,… L’épilogue – réellement inoubliable – le voit jeter un à un tous les masques et atteindre à un degré de nudité et d’abandon qui ne peut que serrer le coeur du spectateur le plus endurci, soudain renvoyé à sa propre enfance. Le lien avec Alain Resnais, qu’on aura senti plusieurs fois, notamment dans la matérialisation d’un de ses titres,  « I want to go home », prononcé par Hopkins, fait de « The Father », un « Providence » de poche en plus doux, plus déserté. Le manoir de John Gielgud est troqué pour une simple enfilade de pièces, et la prolifération mentale du film de Resnais pour un vide somnambule où l’on ne peut avancer que pas à pas. « Parle, mémoire ! », comme l’écrivait Nabokov en titre anglais original de son autobiographie. Oui, mais si celle-ci ne peut que bégayer ?

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La profession de foi de Wittgenstein

Le billet du vaurien


Wittgenstein, c’est à la fois Héraclite, pour l’Obscurité, et Rimbaud, pour le Mythe.

Pendant la Première Guerre mondiale, Wittgenstein lisait les Essays d’Emerson qui faisaient écho à ses préoccupations morales. Notamment ce passage : « Après une victoire politique, une augmentation de revenus, la guérison d’une maladie, le retour d’un ami absent ou tout autre événement heureux, on pense que des temps favorables s’annoncent à nous. Il ne faut pas le croire. Rien ne peut nous apporter la paix, sinon nous-même. Rien d’autre ne peut nous apporter la paix que le triomphe des principes. »

Ce que Wittgenstein appréciait chez Emerson, et qui fait défaut aux écrivains français, c’est « une référence constante à la vérité morale. »

Loin des atours de la religion

À l’instar de Goethe, Wittgenstein était en quête d’une conception élevée du monde, mais dépouillée des atours de la religion. Mc Guiness qui a traduit en anglais le « Tractatus » suggère une filiation entre Emerson et Wittgenstein : « À lire Emerson, on pense irrésistiblement, au fil des pages, au « Tractatus » et aux « Carnets de la guerre. »

Bertrand Russell chercha à dissuader Wittgenstein de vivre seul en Norvège pendant deux ans. « Je lui ai dit, raconte Russell, qu’il ferait sombre et il m’a dit qu’il détestait la lumière. Je lui ai dit qu’il serait seul et il m’a dit qu’il prostituait son esprit en parlant avec des gens intelligents. Je lui ai dit qu’il était fou et il m’a répondu : Dieu me garde de la santé mentale. »

 Tout Wittgenstein est là.

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Sheila, toi la copine, on ne t’oubliera jamais

Les soixante ans de carrière de la petite fille de Français moyens font la synthèse entre les paillettes à l’américaine et la culture de la France profonde. L’idole des yéyés, de la disco puis de la variété sort un nouvel album, « Venue d’ailleurs ». Une autobiographie musicale.


Se diriger vers la Maison de la radio pour rencontrer Sheila, c’est un voyage dans le temps, une promenade dans la mémoire. La mienne, celle d’une femme qui a grandi dans les années 1970, et notre mémoire collective, car voilà soixante ans que la petite fille de Français moyens partage notre vie. Sheila nous appartient. Preuve en est, ce technicien de France Inter qui se presse devant la vitre du studio où la star enregistre une émission. Il veut l’apercevoir.

Cette femme de 75 ans, à l’étonnante silhouette de jeune fille, à l’allure fraîche et soignée, se prête volontiers au jeu de l’interview. Le 2 avril dernier, est sorti son 27e album, « Venue d’ailleurs », qui est déjà numéro deux au hit-parade, comme on disait dans le temps.

Sheila a travaillé quatre ans sur ce disque qui lui tenait tant à cœur, qu’elle voulait comme une autobiographie chantée, soixante ans de carrière d’une immense vedette populaire, et autant de la vie d’une femme qui connut à la fois l’enfer et le paradis.

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Pour cela, elle s’est entourée de jeunes auteurs, comme Amaury Salmon pour « La Rumeur » et Maxime Legrand pour « Tous yéyé ». Elle tenait également à la participation de ses vieux camarades américains : Nile Rodgers et Keith Olsen qui l’ont accompagnée durant son époque disco, quand sa carrière est devenue internationale. Lorsque je lui demande pourquoi elle n’a pas fait appel à Étienne Daho, grand fan de yéyé, qui a travaillé avec Françoise et Sylvie, elle me répond qu’elle n’aime pas faire comme tout le monde. Cela lui réussit, car cet album est surprenant, l’évocation des moments les plus noirs de sa vie, la fameuse rumeur selon laquelle elle était un homme, lancée par son manager de l’époque, Claude Carrère, et la mort tragique de son fils Ludovic, en 2017, sont abordés tout en finesse, avec pudeur et sans pathos. Elle revisite ses débuts de petite chanteuse à couettes avec une nostalgie sans complaisance et sa période disco avec l’énergie de sa jeunesse qui semble éternelle.

Cette rumeur, donc, l’a marquée pour toujours, mais elle n’hésite pas aujourd’hui à l’aborder, à lui tordre définitivement le cou : « La rumeur a condamné Annie à vie », chante-t-elle. En une sorte de lapsus auditif, j’ai compris, à la première écoute : « La rumeur a condamné Annie à la vie. » Oui, Annie Chancel est diablement vivante, dans une longue interview accordée au journaliste belge Sébastien Ministru, elle dit « boxer » lorsqu’elle est sur scène. Et elle boxe à la scène comme dans la vie. Infatigable, elle se relève sans cesse, butée, elle dit obtenir ce qu’elle veut, quand elle le veut.

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Elle a connu l’innommable et l’innommé, la mort d’un enfant. Elle en parle avec beaucoup de dignité : « Il était impérieux que je le remette dans la lumière et que l’on arrête de bavasser à son sujet », dit-elle au sujet de Ludovic, mort par suicide d’une overdose de médicaments et qui a fait la une des journaux à scandales. « Je voulais quelque chose comme un poème, pour le remettre dans la lumière. » Le parolier a donc filé la métaphore d’un cheval emporté dans un galop qui lui sera fatal : « Je n’ai pu ralentir ta course, je n’ai pu te faire rebrousser chemin. » La chanson s’intitule « Cheval d’amble » et je défie n’importe quelle mère de pouvoir retenir une larme en l’écoutant.

D’où Sheila tient-elle cette énergie et cette volonté hors du commun ? De son éducation probablement. La petite fille de Français moyens a vite quitté l’école pour parcourir les marchés avec ses parents, qui vendaient des bonbons. Mélange de douceur et de rudesse. « Je passais les week-ends à emballer des œufs au moment de Pâques, des pères Noël en chocolat, l’hiver, il fallait casser la glace à cinq heures du matin. »

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À la différence de France Gall et Sylvie Vartan, dont le père et le frère étaient dans la musique, Sheila vient de nulle part. Un véritable destin à l’américaine. C’est cela Sheila, une héritière de l’entertainment façon Broadway ou Las Vegas. C’est sûrement pour cette raison qu’elle s’est sentie si bien lorsqu’elle a travaillé aux États-Unis. Ce fut pour elle une période bénie, où elle a pu vivre l’adolescence qu’elle n’a pas eue. « Je me suis libérée là-bas, j’ai fait la folle, dansé toutes les nuits. » Mais l’entertainment, ce n’est pas dans notre culture. Plus généralement, et on touche ici un point sensible pour Sheila, la culture populaire est mal considérée dans notre pays. Le clergé de la culture distingue le pur – la chanson à textes – de l’impur – la variété, surtout celle des années 1970. Elle a proposé un spectacle acoustique aux maisons de la culture. Celles-ci ont refusé. Héritière des paillettes à l’américaine donc, mais aussi de la France profonde, des clochers et des campagnes, Sheila/Annie tient de sa grand-mère, sorcière du Cantal qui faisait tourner les tables, un goût pour la magie, pour les spiritualités dites new age. « Vous savez, on me prend peut-être pour une folle, mais mes parents, mon fils, sont près de moi, je leur parle. » En 2022, pour fêter ses soixante ans de carrière, la magicienne jettera une nouvelle fois un sort à son public à la salle Pleyel. Sous le charme, je n’ai pu m’empêcher de lui avouer, dès le début de l’interview : « Sheila, c’est toute mon enfance, et ça ce n’est pas rien. »

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En grève de l’hétérosexualité depuis deux mois

Du cul, oui, mais du cul éthique et inclusif. Sinon, c’est la grève, prévient Olympe de G.


Afin de mettre en valeur ses connaissances historico-féministes (sur Olympe de Gouges, sortie récemment de la naphtaline historiographique) et anatomico-sexuelles (sur le point G, que des explorateurs continuent de chercher), une jeune réalisatrice de “porno féministe” se faisant appeler Olympe de G. réalise des fictions sonores érotiques censées proposer une sexualité « alternative et inclusive ». Il y a quelques semaines, France Culture, qui avait un trou à remplir dans sa grille de programmes, faisait la promotion de Voxxx, ce podcast « dédié à tous les plaisirs ». « À l’origine de Voxxx, dit l’animatrice des gaudrioles érotico-inclusives, il y avait l’idée de sortir la masturbation féminine du ghetto de la honte. » Personne n’était vraiment au courant de l’existence de ce ghetto, sauf Olympe de G. qui a décidé de « rentrer par l’angle du bien-être […] avec la dimension de se reconnecter à son sexe » pour en sortir. On branle du chef en attendant mieux, mais « le côté didactique entre érotisme et méditation » refroidit les premières ardeurs. 

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Greffe de sexe

Le podcast invite « au plaisir les clitos audiophiles » mais promet de mettre également en avant les sexualités “invisibilisées” des handicapés (les manchots, les sourdingues, etc.), des neuroatypiques (les dyslexiques, certaines suédoises, etc.), des gens en surpoids (les gros, les énormes, etc.), et même des hommes avec des troubles de l’érection (les demi-mous, mon beau-frère, etc.). Olympe a créé des fictions sonores qui visent large, avec guide pour se masturber et tout le toutim : « On invite les gens à se faire leur propre film mental et ça, c’est génial parce que c’est la chose la plus inclusive possible, on peut vraiment fantasmer exactement ce qu’on veut. » Ça méritait bien un guide, non ?

Sexe dérangé

Attention, pour réaliser ces nouveaux « scénarios coquins » inclusifs, il est nécessaire de dégenrer le sexe. Par conséquent, en plus de simuler les masturbations avec les mains et de masser avec le souffle de la voix, ou l’inverse, « on réduit au maximum la description physique […]on pratique une écriture non-genrée. Par exemple, pour les parties du corps, on va parler de poitrine, ça marche pour tous les genres. » La syntaxe devenant aussi branlante que le reste, Olympe conclut : « Il y a vraiment cet exercice d’écrire pour un public le plus large possible. »

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Mais Olympe, toute coquine soit-elle, souffre. Les hommes avec lesquels elle a couchés ne cherchent qu’à s’approprier son corps, écrit-elle sur son blog. C’est moche. Elle qui défend l’idée que « même le plus intime de l’intime est politique » ne comprend pas que ses amants la quittent brutalement. Elle cherche encore la perle rare. Pour le moment, les nombreux hommes qui ont partagé son lit n’ont pas été à la hauteur de ses attentes : ils ne comprennent rien au féminisme, rien à la charge mentale, rien à la charge sexuelle, rien à la culture du viol. Ils sont cons comme la lune : ils ne lisent pas les livres qui leur permettraient de « désapprendre les biais et les stéréotypes sexistes. » Finalement, le 12 mars 2021, fatiguée de « compenser par [son] travail personnel de lecture, d’écoute de podcasts sur la communication non violente, etc., le manque d’éducation des hommes sur la reconnaissance et l’expression de leurs émotions », Olympe a pris une décision radicale, politique et martinezienne : elle commence une grève. La grève de l’hétérosexualité. 

Elle se piquait de grève

La grève de l’hétérosexualité, ça marche comment ? Je préviens : c’est très pointu et pas à la portée de tout le monde. D’abord, il faut cesser « tout effort de séduction hétérosexuelle » mais « continuer à [se] projeter dans le schéma d’un couple hétérosexuel qui ne serait pas hétéronormé. » J’avais prévenu. Ensuite, la potentielle gréviste doit renoncer à porter les lourdes charges sexuelles de la séduction, de la contraception, de la créativité érotique. Elle abandonnera par conséquent les « achats de culottes à 60 euros » et cessera de s’épiler. Elle devra également arrêter de tomber dans « des schémas de dépendance affective toxique » et de « porter la charge émotionnelle du couple. » Bref, elle repoussera vigoureusement les « projections de vie amoureuse au schéma si contraignant et si daté du couple hétéronormé. »

Seule sur la grève

Le 7 mai dernier, Le Figaro consacre un article à Olympe de G. et tente de démêler les enjeux de cette “grève de l’hétéronormativité” qui en est alors à son 53ème jour. Sur son blog, à J 58, la gréviste confirme continuer sa « grève de l’hétérosexualité comme construction sociale et régime politique. » C’est beau comme du Despentes. Elle aimerait que les hommes respectent un jour son « éthique amoureuse » : il faut apprendre à écouter l’autre « même quand les informations qu’il nous donne sur lui/elle dérangent et cherchent à rebondir sur la surface de notre cerveau . » Il faut « cultiver une transparence radicale sur ce qui nous traverse (à moins qu’il existe un accord à deux sur ce que l’autre personne ne souhaite pas savoir de nous). » Il faut bannir tout rapport de pouvoir et se rappeler que « nos émotions nous appartiennent toujours. »

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Il faut connaître ses peurs et « comprendre leur aspect limitant. » Il faut sortir de « la binarité du “ensemble ou pas ensemble” », parce que « si on s’aime un jour, on peut s’aimer toujours, il suffit de faire bouger les paramètres. » Pour le pékin moyen, les hauteurs éthiques d’Olympe sont inatteignables. Heureusement pour elle, de nouvelles théories ardemment défendues dans les universités et certains milieux artistiques laissent espérer une prochaine et fructueuse rencontre avec un homme ou autre chose prêt à signer des deux mains sa charte amoureuse, inclusive, éthique et responsable. 

Grève au finish

Si, par malheur, cette ultime possibilité venait à échouer, Olympe de G. continuera sa grève. Elle ne sait pas quand elle finira. Elle ignore où cela la mènera. Elle imagine prendre de nouveaux chemins : « lesbianisme politique, hétéroanarchisme, célibat, polyamour. » Résolue, elle tremble devant les combats à venir et les décisions à prendre. Philosophe, elle acceptera stoïquement les conséquences de sa rigoureuse détermination. Elle est heureuse car elle sait que, quoi qu’il arrive, « ça va être chouette. »

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De Gaulle, Mitterrand, Onfray et les idolâtres…

Le 10 mai 2021 on fêtait le quarantième anniversaire de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. La touchante unanimité des commentateurs, plus laudateurs que critiques, fait souhaiter à Philippe Bilger, qu’un jour, on puisse enfin porter un regard lucide et sans idolâtrie aucune sur les anciens présidents…


Le 10 mai 1981, François Mitterrand était élu président de la République. Une alternance radicale certes mais comment oublier qu’entre les deux tours la trahison de Jacques Chirac et de Charles Pasqua a fait perdre toute chance à Valéry Giscard d’Estaing ?

Le 10 mai 2021, on a fait un sort politique et médiatique à l’anniversaire des quarante années de ce bouleversement capital.

Les hyperboles ont fleuri et prospéré, les inconditionnalités d’alors se sont révélées toujours aussi éclatantes et on s’est bien gardé lors des reportages et des émissions de donner la parole à des adversaires et à des contradicteurs, sauf par exemple à un seul François Léotard à peine critique sur France 2.

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C’était inévitable mais en même temps exaspérant et tellement conforme à la manie française de raconter les destinées présidentielles que cela en devenait comique. On évoque un bilan politique, économique et social, on vante les réformes mais on ne se permet jamais de faire une évaluation éthique du mandat présidentiel. Comme s’il aurait été indécent de fustiger certaines pratiques personnelles, une privatisation de l’Etat à des fins strictement égoïstes ou adultérines, une corruption de la République sous une majesté d’apparence.

Cela ne m’a jamais empêché de reconnaître l’extrême intelligence de François Mitterrand, sa lucidité au mieux, sa rouerie et son cynisme au pire, sa culture, son courage physique indiscutable, son appétence forcenée pour un pouvoir qu’il ne voulait pas quitter, son allure de monarque républicain abusant d’une Constitution contre laquelle il avait vitupéré et, en définitive, sa personnalité du XIXe siècle dans la France du XXe.

Souvent, sans plaisanter, j’affirmais avoir aimé le Mitterrand de la fin qui était redevenu l’homme de droite de ses débuts.

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Quelles que soient les opinions contrastées sur son double septennat, sur ses comportements publics et privés, rien dans tous les cas ne justifiait l’encens généralement répandu depuis quelques jours qui ne conduisait aucune des grandes consciences de la gauche – en particulier Robert Badinter – à émettre la moindre réserve morale sur les péripéties, les circonvolutions, voire les turpitudes de cette destinée d’exception. Comme s’il bénéficiait d’un état de grâce bien au-delà de sa disparition.

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À son sujet j’ai questionné Michel Onfray qui avait établi une comparaison cinglante et dévastatrice entre Charles de Gaulle et François Mitterrand, le premier magnifié sur tous les plans et le second dénigré sur tout.

Face aux éloges de ces derniers jours, j’ai voulu savoir si Michel Onfray aurait été moins sévère avec François Mitterrand s’il l’avait comparé à d’autres, s’il l’aurait crédité tout de même de quelques qualités. Et il m’a répondu ceci – je cite avec son accord : « Quand un homme est mauvais il l’est en tout. Quand il est bon il l’est aussi dans tout. Plus j’ai creusé Mitterrand, plus j’ai trouvé de la boue. Idem avec Sartre. Plus j’ai creusé de Gaulle ou Camus, plus j’ai trouvé de la lumière ».

À l’évidence ce n’est pas la même que celle que Jack Lang a vu surgir !

Si demain, lors des émissions spéciales, on pouvait ne pas oublier les ombres de nos présidents, cela représenterait un grand progrès. Cela permettrait de rassembler les Français, chacun trouvant de quoi satisfaire son adhésion ou son opposition.

Et fi des idolâtres !

Les nuits de cristal des Loups gris

Qui sont les Loups gris? Ce mouvement radical de jeunes Turcs est tour à tour décrit comme antichrétien, antisémite, homophobe, anti-arméniens, anti-grecs, anti-kurdes, anti-communiste et néo-fasciste. Il a fait parler de lui en région lyonnaise dernièrement.


Le 28 octobre 2020, l’Azerbaïdjan accuse l’Arménie d’un bombardement meurtrier dans le Haut-Karabakh. La nuit tombée, une meute de 250 Français d’origine turque envahit les rues de Décines-Charpieu. Cette commune de l’agglomération lyonnaise n’a pas été choisie par hasard. Sur 27 000 habitants, près de 5000 sont d’origine arménienne, ce qui lui vaut le surnom de « petite Arménie ». Entre deux coups de feu, les assaillants intimident leurs proies avec des insultes et en tambourinant aux portes. Les 65 d’entre eux qui seront verbalisés pour non-respect du couvre-feu détiennent un passeport français. Le dimanche de la Toussaint, au matin, les Décinois trouvent le Centre National de la Mémoire Arménienne profané. Dans la nuit, l’escadron a encore frappé. À la peinture jaune, en lettres capitales, y sont inscrites les initiales d’Erdogan et « Loups gris ».

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Une dissolution impossible?

Ce nom mystérieux, qui n’a rien à voir avec l’œuvre de Charles Perrault, a pourtant une origine littéraire. Écrivain père du nationalisme turc des années 1930 et ouvertement acquis à la cause du IIIème Reich, Nihal Atsiz signa La mort des Loups gris, un roman historique bien connu dans la patrie d’Erdogan. Le 4 novembre 2020, des employés du Centre National de la Mémoire Arménienne, à genoux, frottent les initiales du « Reïs » (littéralement « patron », l’un des surnoms d’Erdogan) pour les effacer. Le même jour, un Conseil des ministres réuni à Paris tente de tuer la bête par l’arme législative. Mais la milice n’ayant pas d’existence légale en France, le décret porte sur la « dissolution d’un groupement de fait ».

Insaisissable, la meute ne tarde pas à se réorganiser. Située dans le septième arrondissement lyonnais, la Maison de la Mésopotamie sera sa prochaine proie. Le 4 avril, une dizaine d’individus cagoulés font irruption dans les locaux de cette association kurde et tabassent ses membres à coups de battes de base-ball et de barres de fer. Quatre d’entre eux sont transportés aux urgences. Si la raison d’être de l’association ciblée est de « préserver l’identité culturelle kurde », elle n’a aucun lien avec le PKK et condamne les actions terroristes, souligne un de ses responsables, qui souhaite se faire appeler Çiya. Pour lui, il ne fait aucun doute que ce coup de force d’une violence inouïe est l’œuvre des Loups gris. « Que ce soit par le biais d’associations culturelles ou de mosquées, les Loups gris sont très actifs et très organisés dans la région. Il y a beaucoup de Turcs du coin qui viennent d’Anatolie, une région rurale de Turquie. Ils constituent le principal terreau de l’AKP d’Erdogan ou du MHP (parti ultranationaliste turc) en France, qui utilisent ces sbires. » 

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Des radicaux au service d’Erdogan

Un terreau où le suprémacisme turc serait insufflé aux louveteaux afin de former les Loups gris de demain. Quel est l’intérêt pour le Reïs de laisser pratiquer, voire d’encourager l’ultra-violence des Loups gris en France ? « Erdogan a besoin des conflits pour rester au pouvoir. Alimenter la haine entre les Turcs et les Kurdes fait partie de sa stratégie », analyse Çiya.

Lequel rappelle qu’en 2015, avant de rétropédaler, le Reïs invoqua ouvertement l’Allemagne d’Hitler pour vanter les vertus de sa propre présidence !

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Philippe Brunel: vertige de l’oubli

Dans Laura Antonelli n’existe plus, Philippe Brunel réinvente dans un roman le destin d’une des plus grandes actrices italiennes


C’est par hasard que j’ai découvert le roman Laura Antonelli n’existe plus de Philippe Brunel, sorti début février. Beaucoup de livres sont mort-nés. Le virus les tue par effacement immédiat. Le bandeau attire : la photo en noir et blanc de Laura Antonelli, actrice sulfureuse des années 70, brune piquante, visage vers la droite, regard insolent dans son désir d’ignorer le lecteur (ou le spectateur), bretelle noire sur l’épaule nue, fume-cigarette entre les doigts, tenu comme une épée. Et puis quelques mots qui invitent à feuilleter le livre, à découvrir l’existence de l’icône désormais oubliée.

Histoire vraie puisqu’inventée…

Est-ce un roman ? Une biographie ? Quelle est la part inventée dans ce récit crépusculaire ? « Cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée » écrivait Boris Vian. L’écrivain est un démiurge. Il ne doit pas se priver d’un tel pouvoir, il doit même en abuser. Philippe Brunel est un ancien journaliste sportif. Il a publié un ouvrage consacré à Marco Pantani, l’aigle camé du cyclisme, sport populaire, malgré les innombrables scandales de dopage. Il reconstitue l’itinéraire fracassé de celle qui fut « le songe érotique des Italiens », déclarée « la plus belle femme du monde » par Visconti. Le maitre la fit tourner dans son ultime chef-d’œuvre, L’innocent. Il dirigea de son fauteuil roulant ce drame mondain adapté d’une œuvre de d’Annunzio. Ce fut son testament moral et esthétique. Laura Antonelli, habituée aux comédies frivoles, était bouleversante de sensualité retenue.

Grandeur et déchéance

À la suite d’un coup de téléphone d’un producteur, le narrateur, double de l’auteur, se met en quête de retrouver Laura Antonelli, déchue, recluse, bouffie par l’alcool et la drogue, vivant dans un immeuble sinistre de la banlieue de Rome, à Ladispoli. Son appartement est dépouillé, une madone accrochée au mur, la radio rompt le silence, uniquement branchée sur les sermons de radio Maria, une bible pour affronter la déchéance, la solitude révérée après les lumières aveuglantes du cinéma, univers de pacotille où le désir des autres, ceux qui possèdent le pouvoir, souille l’innocence. Elle vit dans un deux-pièces aux persiennes baissées, comme son regard quand elle sort acheter sa cartouche de clopes, rasant les murs. Plus personne ne sait qui elle est. La solaire Laura, petite domestique aguicheuse du haut de son escabeau, en blouse et guêpière, filmée par Salvadore Samperi dans Malizia, n’existe plus. Et c’est l’intéressée qui le dit. Les critiques, en 1973, l’avaient désignée comme la Bardot italienne. Une comparaison empoisonnée.

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La gloire, l’autre face de la persécution

Alors Laura, née le 28 novembre 1941 à Pola en Istrie, sous le nom de Laura Antonaz, d’un père effacé, amputé de l’avant-bras, peut-être par les partisans de Tito, une amputation réservée aux fidèles des chemises noires, une mutilation de la honte, cette légende-là était morte après un long et douloureux calvaire. Dans Rome écrasée de chaleur, le narrateur interroge quelques témoins ayant connu le sex-symbol broyé par la gloire, « l’autre face de la persécution », pour reprendre l’expression de Pasolini, notamment l’un de ses amants, Marco Risi, fils de Dino. Il revient sur la liaison avec cet acteur français dont jamais le nom n’est cité. Durant huit ans, elle vécut une passion avec Jean-Paul Belmondo. Elle était tombée enceinte, révèle Marco, avait dû se faire avorter, et « n’en était pas sortie indemne. » Le narrateur finit par rencontrer Laura, ou plus exactement son fantôme défiguré. Le dialogue est ténu, quelques phrases bredouillées, comme à bout de souffle, la gloire, l’absurdité de la vie, l’amour… Et puis soudain, la voix qui se brise, elle prononce le nom de l’acteur français, « ce nom qui vous brûlait les lèvres » rapporte le narrateur. On apprend encore que la police lui avait tendu un piège. Les carabiniers avaient découvert 36 grammes de coke dans sa villa de Cerveteri, une fouille illégale. Condamnée à trois ans et demi de prison, l’actrice avait été innocentée en appel six ans plus tard. Mais le mal était fait. La dépression ne lâcherait plus sa proie. La société puritaine avait gagné.  Son « incurable mélancolie » avait achevé de la détruire. Elle est morte le 22 juin 2015, foudroyée par un infarctus, dans son modeste appartement. Dans sa main, un évangile.

Truffaut a dit que derrière chaque livre, se cache une femme. Le narrateur a écrit ce livre pour tenir en respect le chagrin d’une rupture. « J’avais aimé Anna, avoue-t-il au début du récit, pendant dix ans elle avait accaparée toutes mes pensées, maintenant qu’elle n’était plus là, son souvenir s’évaporait, sans plus d’imprégnation que l’empreinte d’un pas sur le sable. »

Est-ce le prix à payer pour accoucher d’un texte aussi émouvant ?

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Le modèle BoJo: une solution pour la France?

William Thay est président du Millénaire, un think-tank indépendant spécialisé en politiques publiques, portant un projet gaulliste, réformateur et guidé par l’intérêt national. Dans un rapport publié récemment, il se demande si le modèle de Boris Johnson est applicable en France. Entretien 2/2.


>>> Relire la première partie <<<

Causeur. Pourquoi et comment la France peut-elle s’inspirer de l’exemple de Johnson ?

William Thay. La France a manqué le tournant de la mondialisation, et cela a conduit à 40 années de déclin depuis l’arrivé au pouvoir de François Mitterrand. Est-ce que nous souhaitons poursuivre sur cette voie pour paupériser davantage une population sous tension et pour plaire à l’intelligentsia des bien-pensants ? Ou est-ce que nous voulons préparer le pays à une nouvelle ère plus conflictuelle marquée par les tensions entre les États-Unis et la Chine ? Cette deuxième voie suppose de suivre les principes de la Seconde Révolution conservatrice menée par Boris Johnson et Donald Trump, quitte à être taxé de populiste ou de nationaliste.

Pour suivre Boris Johnson, nous avons besoin de trois éléments : une personnalité volontaire, une reprise du contrôle, et un nouveau projet collectif. Une personnalité volontaire ne peut émerger qu’à travers un suffrage, et l’élection présidentielle 2022 doit être la rencontre d’un homme ou d’une femme avec le peuple. Reprendre le contrôle est une nécessité pour répondre aux quatre fractures françaises : sociales (Marcel Gauchet), territoriales (Christophe Guilluy), identitaires et démocratiques.

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Sans volonté de reprise en main de notre destin, il est impossible d’abattre les verrous de l’action publique, et le président nouvellement élu n’aura en réalité que très peu de marges de manœuvre. Il doit faire face à une bureaucratie, à des corporations et à des groupes minoritaires qui défendront toujours leurs intérêts de caste au détriment de l’intérêt collectif. Pour cela, la Constitution de la Vème République offre des solutions comme l’usage du référendum pour dépasser ces intérêts contraires. De plus, le pouvoir politique ne doit plus laisser la main à la bureaucratie ou aux autres corps constitués, pour reprendre le pouvoir qui lui est conféré dans le cadre d’une démocratie représentative.

Enfin, un projet collectif sur le modèle de « Global Britain » doit permettre d’orienter le pays vers de nouvelles perspectives. Pour cela, il est nécessaire de répondre au besoin de protection tout en assurant la nécessité de liberté : ces deux exigences ne doivent pas être antinomiques. Il est ainsi nécessaire de rompre avec l’excès de socialisme qui frappe la France depuis 40 ans et qui mine notre société, tout en dressant un horizon collectif autour de deux axes : faire de la France une nation d’industriels et de savants pour élever collectivement la société plutôt que de pratiquer le nivellement continu par le bas ; et préserver l’art de la vie à la française. Il ne sert à rien de devenir plus prospère sur le plan économique et social, si notre mode de vie est menacé par les ayatollahs verts, la loi des gangs, les indigénistes et l’islamisme.   

Qui en France – quel leader, quel parti – aura le courage et les compétences pour prendre des mesures inspirées par Johnson ?

Il est peu probable à l’heure actuelle que les partis de gauche ou de la majorité présidentielle reprennent la doctrine de Boris Johnson. Dès lors, il ne reste plus que les partis de droite ou le Rassemblement national qui puissent le faire, même s’il existe plusieurs problèmes structurels pour chacun d’entre eux.

Le Rassemblement national porte une partie des revendications exprimées par Boris Johnson, notamment dans la réponse sur les fractures qui frappent le pays. Toutefois, il n’apparait pas armé pour porter une vision globale similaire à celle du Premier ministre britannique. Il ne s’agit pas seulement de répondre à quelques préoccupations fondamentales mais de dessiner un nouveau projet global pour permettre au pays d’affronter les nouveaux défis. À ce stade, il apparait difficile d’entrevoir le projet économique de Marine Le Pen tout comme sa vision de la place de la France dans le monde. De plus, Marine Le Pen semble disqualifiée sur ces terrains depuis son débat manqué lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017, même si tout n’est pas définitif.

Les Républicains quant à eux sont en quête d’un espace politique pour exister entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, et possèdent le plus d’intérêt à adopter les thèses de Boris Johnson. Toutefois, il leur manque deux principales qualités qui ne sont pas pour l’instant remplies aux yeux des Français : le courage et la crédibilité pour porter un tel projet. Les citoyens reprochent aux Républicains notamment d’être fermes dans les discours, mais d’être plus timorés lorsqu’ils sont au pouvoir. L’émergence d’une nouvelle classe politique peut permettre de répondre à ce type de reproches, mais il est également nécessaire de montrer qu’ils sont capables de penser hors du cadre pour se réinventer comme Boris Johnson a pu le faire alors qu’il était un membre historique du parti conservateur britannique. Sur la question du courage, les Républicains doivent comprendre qu’ils retrouveront davantage le pouvoir en répondant aux préoccupations des citoyens et en dessinant un nouvel horizon collectif plutôt qu’en se soumettant à la gauche et à une partie des médias. Pour cela, il faut penser et agir différemment quitte à se faire traiter de « populiste » ou de « nationaliste », des qualificatifs qui n’ont pas effrayé Boris Johnson parce qu’il possède une boussole : l’intérêt général plutôt que les intérêts particuliers de l’establishment.

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À ce titre, Xavier Bertrand, Bruno Retailleau et Laurent Wauquiez incarnent pour l’instant une partie des remèdes de Boris Johnson, mais ne parviennent pas à incarner la totalité de sa philosophie. Par exemple, Xavier Bertrand reprend à son compte la volonté de réindustrialiser le pays, Bruno Retailleau le souhait de reprendre le contrôle de notre politique, et Laurent Wauquiez possède la même analyse que Boris Johnson sur l’état de la société. Il reste encore du temps d’ici la prochaine présidentielle, et ces personnalités ont le choix, comme pour notre pays, de s’adapter au modèle de Boris Johnson ou de voir la France continuer de décliner.

Walt Disney, pervers polymorphe

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Disneyland, Anaheim, Californie, avril 2021 © Robert Gauthier/Los Angeles Time/SIPA Numéro de reportage : Shutterstock40847494_000024

Selon la presse américaine, la nouvelle attraction Blanche Neige de Disneyland pose un énorme problème…


Je m’en voudrais d’en rajouter à l’indignation du San Francisco Chronicle, qui chantant les louanges du nouveau parcours Blanche-Neige à Disneyland, souligne que l’ancienne fin horrifique du spectacle, le combat contre la méchante reine, a été remplacée par la conclusion même du dessin animé, le fameux baiser que le prince donne à la jeune morte. Parce qu’elle est morte, et bien peu de commentateurs se sont aperçus que c’était un cas typique de nécrophilie. Si le cœur vous en dit, allez donc jouer au Prince charmant au cimetière des Capucins, à Palerme, où une jeune fille git dans son  cercueil de verre depuis bientôt deux siècles.

Et cette fin pose un léger problème aux chroniqueuses. Le prince donne un « true love’s kiss » à la belle Snow White, « un baiser qu’il lui donne sans son consentement, pendant qu’elle dort, ce qui ne peut en aucun cas passer pour de l’amour vrai, si l’un seulement des protagonistes sait ce qui se passe. N’avons-nous pas déjà convenu que le consentement, dans ces Disney anciens, est un problème majeur ? Qu’enseigner aux enfants que le baiser, quand il n’a pas été établi que les deux parties sont d’accord pour l’échanger, n’est pas OK ? »

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Et de s’étonner que Disney Inc. en 2021, alors que la firme fait de son mieux pour signaler désormais tout ce qui peut choquer la bonne conscience woke de l’Amérique, ait choisi de conserver ce final bien peu politiquement correct au vu des nouveaux standards de la séduction, où vous devez obtenir le consentement écrit devant témoin de la dame avant de dégrafer son soutien-gorge.

Les deux chroniqueuses n’en rajoutent pas : ce sont les commentateurs européens qui en ont fait toute une histoire.

Permettez au spécialiste des Contes que je suis de rétablir la vérité. Dût-il vous en coûter, vous qui avez patiemment narré l’histoire à vos enfants pour les endormir…

C’est la fonction même des contes de fées que de titiller ce qui dans l’inconscient des bambins reste à l’état informulé

Le baiser du Prince est une pure invention de Walt Disney en 1938. Dans le conte des frères Grimm, le prince obtient des nains qu’ils consentent à ce qu’il emmène le cercueil, ses serviteurs en l’emportant trébuchent sur une racine, « et par l’effet du choc, le cœur de la pomme sortit du gosier de Blanche-Neige ».

Avec ce matériau initial, Walt Disney nous concocte une version bien plus ésotérique, où le patin que le prince roule à la belle est assez pénétrant pour déloger la pomme fatale coincée entre deux dents. Jugez donc, Messieurs-Dames, du genre d’inquisition linguale à laquelle se livre le Prince pour arriver à un si beau résultat.

Walt Disney — le Walt Disney historique, l’homme d’extrême-droite pétri de vertus américaines — a inventé ce baiser, qui est désormais devenu le standard de l’histoire. Tout comme il modifie la manière dont, dans la Belle au bois dormant, le Prince arrive au chevet de la Belle endormie. Dans le conte, les ronces s’ouvrent d’elles-mêmes devant lui. Dans le dessin animé, il se bat furieusement contre cette forêt de poils pubiens à l’aide de sa grande épée phallique. 

À noter que Perrault avait déjà édulcoré les versions antérieures, où le Prince fornique avec la dormeuse, qui ne s’éveille, neuf mois plus tard, qu’en mettant au monde le fruit de cette union involontaire. On ne disait pas « glamour » à la fin du XVIIe siècle, on parlait de bienséances.

En voulez-vous davantage ? Dans Blanche-Neige, Walt Disney a introduit (si je puis dire) une image subliminale de vagin denté. Regardez donc ce plan sidérant, pris du fond du puits où la belle puise de l’eau… C’est à la quarantième seconde de la scène. Disney avait de la femme une image quelque peu prédatrice.

Encore un exemple, pour la route ? Dans Fantasia (1940), on nous montre d’entreprenants centaures pourchassant des nymphes. Ou si vous préférez, Walt Disney, né un 5 décembre sous le signe du Sagittaire (dont le centaure est le symbole) court après les petites dactylos de sa firme. Eh oui.

Et je passe sur la scène d’un antisémitisme rare, où le loup se déguise en colporteur ostensiblement juif pour entrer chez les petits cochons — c’est à la sixième minute d’un dessin animé qui a reçu l’Oscar du meilleur dessin animé en 1933. Là, on n’est plus dans le subliminal commun à tous les contes (mais si, relisez donc la Psychanalyse des contes de fées de Bettelheim), mais dans l’idéologie de cette Amérique raciste des années 1930.

Il est curieux que les ligues de vertu contemporaines, si promptes à déceler de l’islamophobie là où il n’y en a pas, ne s’en soient pas émues. Peut-être ont-elles l’indignation à géométrie variable.

A lire ensuite, Sylvain Quennehen: L’aristocratie victimaire

Les contes de fées ne sont pas bien propres, et c’est leur fonction même que de titiller ce qui dans l’inconscient des bambins reste à l’état informulé. Dès la mort de Disney, la qualité des dessins animés baissa sérieusement, parce qu’une censure préalable se mit en place. J’ai pris plaisir récemment à expliquer à une classe d’hypokhâgneux stupéfaits que la vraie fin de Notre-Dame-de-Paris différait quelque peu de celle du Bossu de Notre-Dame — où Hugo n’est pas cité dans le générique. Eh non, la belle Esméralda n’épouse pas le beau Phébus : elle est pendue, avec un luxe de détails, et Quasimodo vole le cadavre pour mourir enlacé à lui. Si.

Imaginez la tête des bambins si la firme Disney avait voulu se conformer au récit de Hugo — qui n’est pas cité dans le générique, et c’est tant mieux, vu ce qu’on lui fait subir.

Le père Walt, lui, n’hésitait guère à déclencher des crises de larmes à la mort de la maman de Bambi… Sadique, nécrophile, obsédé sexuel, ce génie (mais si ! On n’y peut rien, on ne fait pas d’œuvre d’art avec de beaux sentiments) mériterait toutes les invectives et les censures contemporaines — maintenant que nous sommes devenus beaucoup plus bêtes que nos grands-parents. Alors, le baiser du Prince, franchement, c’est un épiphénomène.

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« The Father », un Oscar pour Florian Zeller

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Olivia Colman et Anthony Hopkins dans le film réalisé par Florian Zeller, "The Father" (2020)©UGC Distribution

On n’attendait rien du premier film de Florian Zeller. L’Oscar 2021 du meilleur scénario adapté et celui du meilleur acteur pour Anthony Hopkins nous confirment qu’on avait tort…


Londres aujourd’hui : un vieil homme bougon se plaint de son aide à domicile. Sa fille, la cinquantaine lasse, essaie de le raisonner. Mais est-ce bien sa fille ? Est-il bien chez lui ? Voilà qu’il se pose ces questions et d’autres encore. Adaptant en anglais « Le Père », sa pièce la plus renommée, avec une pléiade de comédiens de classe internationale, Florian Zeller fait plus que surprendre, il réussit un premier film en équilibre instable entre théâtre bourgeois et cinéma d’auteur. Ce dernier point fera tiquer, mais le classicisme apparent de la mise en scène cache des références discrètes à certains grands maîtres, que ce soit Antonioni et le fameux travelling traversant une fenêtre de « Profession reporter », ou le Kubrick friand de symétrie qu’on retrouve au détour d’un décor pastel. Il y a chez Zeller la tentation de la terre nouvelle mais avec le confort des charentaises. 

Minotaure craintif

La plus grande faiblesse de « The Father » réside peut-être dans ce besoin d’assise qui l’oblige à se réfugier à mi-film dans un naturalisme de théâtre privé ou de téléfilm, lors d’un repas avec poulet et mise au point, ce tout-venant de la dramaturgie. Après un début à la fois prenant et désarçonnant, Zeller essaie de raccrocher son spectateur aux branches, au prix de quelques maladresses (l’impair commis par la nouvelle aide à domicile, seul personnage un peu raté). On pense alors à un Pinter qui aurait peur de ses audaces, référence évidente qu’il convient de tempérer. 

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Zeller n’est évidemment pas Pinter, déjà pour la raison que ses dialogues sont beaucoup plus ternes. Il use également beaucoup moins des silences qui permettent à l’auteur de Trahisons d’infuser à ses répliques mystères et menaces. La tension de « The Father », plus latente que chez Pinter, existe néanmoins car la structure de sa pièce est cinématographique avec ses enchaînements à vue, fluides et surprenants, qui dérobent un personnage pour le remplacer par un autre acteur jouant le même rôle. 

Le réalisateur et scénariste Florian Zeller, les acteurs Olivia Colman et Anthony Hopkins dans « The Father » (2020)©UGC Distribution

Zeller a l’intelligence de doubler la ligne chronologique brouillée par une ligne psychologique progressant vers la clarté, à l’image du très beau dernier plan. Il parvient même à effleurer une crainte métaphysique dans ce labyrinthe de la mémoire où le réel se dérobe comme un Minotaure craintif. Et il ne répugne pas à faire sursauter par un raccord son agressif – de l’eau aspergée sur un visage – ou le surgissement d’une image qu’on croirait mentale, cette statue réduite à une tête géante et incomplète à l’entrée d’un hôpital, seul plan large de tout le film.

Un épilogue inoubliable

L’interprétation est un sans faute, notamment dans les seconds rôles qui brillent par de petits détails, le timbre de voix naturellement aigre de Rufus Sewell ou la bouche tordue de Mark Gatiss, qui a fait bien du chemin depuis l’hilarante série comique « The League of gentlemen ». Olivia Colman confirme qu’elle est une grande actrice dans un rôle ingrat presque sacrifié. Et puis, il y a Anthony Hopkins qui lève une à une toutes les réserves qu’on pourrait avoir devant ce véritable baroud d’honneur où toutes les couleurs de son jeu viendront au devant de la scène se faire admirer – colère, malignité, mépris, désarroi,… L’épilogue – réellement inoubliable – le voit jeter un à un tous les masques et atteindre à un degré de nudité et d’abandon qui ne peut que serrer le coeur du spectateur le plus endurci, soudain renvoyé à sa propre enfance. Le lien avec Alain Resnais, qu’on aura senti plusieurs fois, notamment dans la matérialisation d’un de ses titres,  « I want to go home », prononcé par Hopkins, fait de « The Father », un « Providence » de poche en plus doux, plus déserté. Le manoir de John Gielgud est troqué pour une simple enfilade de pièces, et la prolifération mentale du film de Resnais pour un vide somnambule où l’on ne peut avancer que pas à pas. « Parle, mémoire ! », comme l’écrivait Nabokov en titre anglais original de son autobiographie. Oui, mais si celle-ci ne peut que bégayer ?

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La profession de foi de Wittgenstein

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Le philosophe Ludwig Wittgenstein, 1930. D.R.

Le billet du vaurien


Wittgenstein, c’est à la fois Héraclite, pour l’Obscurité, et Rimbaud, pour le Mythe.

Pendant la Première Guerre mondiale, Wittgenstein lisait les Essays d’Emerson qui faisaient écho à ses préoccupations morales. Notamment ce passage : « Après une victoire politique, une augmentation de revenus, la guérison d’une maladie, le retour d’un ami absent ou tout autre événement heureux, on pense que des temps favorables s’annoncent à nous. Il ne faut pas le croire. Rien ne peut nous apporter la paix, sinon nous-même. Rien d’autre ne peut nous apporter la paix que le triomphe des principes. »

Ce que Wittgenstein appréciait chez Emerson, et qui fait défaut aux écrivains français, c’est « une référence constante à la vérité morale. »

Loin des atours de la religion

À l’instar de Goethe, Wittgenstein était en quête d’une conception élevée du monde, mais dépouillée des atours de la religion. Mc Guiness qui a traduit en anglais le « Tractatus » suggère une filiation entre Emerson et Wittgenstein : « À lire Emerson, on pense irrésistiblement, au fil des pages, au « Tractatus » et aux « Carnets de la guerre. »

Bertrand Russell chercha à dissuader Wittgenstein de vivre seul en Norvège pendant deux ans. « Je lui ai dit, raconte Russell, qu’il ferait sombre et il m’a dit qu’il détestait la lumière. Je lui ai dit qu’il serait seul et il m’a dit qu’il prostituait son esprit en parlant avec des gens intelligents. Je lui ai dit qu’il était fou et il m’a répondu : Dieu me garde de la santé mentale. »

 Tout Wittgenstein est là.

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Sheila, toi la copine, on ne t’oubliera jamais

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Sheila, 2021 © Guillaume Malheiro

Les soixante ans de carrière de la petite fille de Français moyens font la synthèse entre les paillettes à l’américaine et la culture de la France profonde. L’idole des yéyés, de la disco puis de la variété sort un nouvel album, « Venue d’ailleurs ». Une autobiographie musicale.


Se diriger vers la Maison de la radio pour rencontrer Sheila, c’est un voyage dans le temps, une promenade dans la mémoire. La mienne, celle d’une femme qui a grandi dans les années 1970, et notre mémoire collective, car voilà soixante ans que la petite fille de Français moyens partage notre vie. Sheila nous appartient. Preuve en est, ce technicien de France Inter qui se presse devant la vitre du studio où la star enregistre une émission. Il veut l’apercevoir.

Cette femme de 75 ans, à l’étonnante silhouette de jeune fille, à l’allure fraîche et soignée, se prête volontiers au jeu de l’interview. Le 2 avril dernier, est sorti son 27e album, « Venue d’ailleurs », qui est déjà numéro deux au hit-parade, comme on disait dans le temps.

Sheila a travaillé quatre ans sur ce disque qui lui tenait tant à cœur, qu’elle voulait comme une autobiographie chantée, soixante ans de carrière d’une immense vedette populaire, et autant de la vie d’une femme qui connut à la fois l’enfer et le paradis.

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Pour cela, elle s’est entourée de jeunes auteurs, comme Amaury Salmon pour « La Rumeur » et Maxime Legrand pour « Tous yéyé ». Elle tenait également à la participation de ses vieux camarades américains : Nile Rodgers et Keith Olsen qui l’ont accompagnée durant son époque disco, quand sa carrière est devenue internationale. Lorsque je lui demande pourquoi elle n’a pas fait appel à Étienne Daho, grand fan de yéyé, qui a travaillé avec Françoise et Sylvie, elle me répond qu’elle n’aime pas faire comme tout le monde. Cela lui réussit, car cet album est surprenant, l’évocation des moments les plus noirs de sa vie, la fameuse rumeur selon laquelle elle était un homme, lancée par son manager de l’époque, Claude Carrère, et la mort tragique de son fils Ludovic, en 2017, sont abordés tout en finesse, avec pudeur et sans pathos. Elle revisite ses débuts de petite chanteuse à couettes avec une nostalgie sans complaisance et sa période disco avec l’énergie de sa jeunesse qui semble éternelle.

Cette rumeur, donc, l’a marquée pour toujours, mais elle n’hésite pas aujourd’hui à l’aborder, à lui tordre définitivement le cou : « La rumeur a condamné Annie à vie », chante-t-elle. En une sorte de lapsus auditif, j’ai compris, à la première écoute : « La rumeur a condamné Annie à la vie. » Oui, Annie Chancel est diablement vivante, dans une longue interview accordée au journaliste belge Sébastien Ministru, elle dit « boxer » lorsqu’elle est sur scène. Et elle boxe à la scène comme dans la vie. Infatigable, elle se relève sans cesse, butée, elle dit obtenir ce qu’elle veut, quand elle le veut.

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Elle a connu l’innommable et l’innommé, la mort d’un enfant. Elle en parle avec beaucoup de dignité : « Il était impérieux que je le remette dans la lumière et que l’on arrête de bavasser à son sujet », dit-elle au sujet de Ludovic, mort par suicide d’une overdose de médicaments et qui a fait la une des journaux à scandales. « Je voulais quelque chose comme un poème, pour le remettre dans la lumière. » Le parolier a donc filé la métaphore d’un cheval emporté dans un galop qui lui sera fatal : « Je n’ai pu ralentir ta course, je n’ai pu te faire rebrousser chemin. » La chanson s’intitule « Cheval d’amble » et je défie n’importe quelle mère de pouvoir retenir une larme en l’écoutant.

D’où Sheila tient-elle cette énergie et cette volonté hors du commun ? De son éducation probablement. La petite fille de Français moyens a vite quitté l’école pour parcourir les marchés avec ses parents, qui vendaient des bonbons. Mélange de douceur et de rudesse. « Je passais les week-ends à emballer des œufs au moment de Pâques, des pères Noël en chocolat, l’hiver, il fallait casser la glace à cinq heures du matin. »

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À la différence de France Gall et Sylvie Vartan, dont le père et le frère étaient dans la musique, Sheila vient de nulle part. Un véritable destin à l’américaine. C’est cela Sheila, une héritière de l’entertainment façon Broadway ou Las Vegas. C’est sûrement pour cette raison qu’elle s’est sentie si bien lorsqu’elle a travaillé aux États-Unis. Ce fut pour elle une période bénie, où elle a pu vivre l’adolescence qu’elle n’a pas eue. « Je me suis libérée là-bas, j’ai fait la folle, dansé toutes les nuits. » Mais l’entertainment, ce n’est pas dans notre culture. Plus généralement, et on touche ici un point sensible pour Sheila, la culture populaire est mal considérée dans notre pays. Le clergé de la culture distingue le pur – la chanson à textes – de l’impur – la variété, surtout celle des années 1970. Elle a proposé un spectacle acoustique aux maisons de la culture. Celles-ci ont refusé. Héritière des paillettes à l’américaine donc, mais aussi de la France profonde, des clochers et des campagnes, Sheila/Annie tient de sa grand-mère, sorcière du Cantal qui faisait tourner les tables, un goût pour la magie, pour les spiritualités dites new age. « Vous savez, on me prend peut-être pour une folle, mais mes parents, mon fils, sont près de moi, je leur parle. » En 2022, pour fêter ses soixante ans de carrière, la magicienne jettera une nouvelle fois un sort à son public à la salle Pleyel. Sous le charme, je n’ai pu m’empêcher de lui avouer, dès le début de l’interview : « Sheila, c’est toute mon enfance, et ça ce n’est pas rien. »

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En grève de l’hétérosexualité depuis deux mois

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Olympe de G sur France Culture © capture d'écran vidéo YouTube France Culture

Du cul, oui, mais du cul éthique et inclusif. Sinon, c’est la grève, prévient Olympe de G.


Afin de mettre en valeur ses connaissances historico-féministes (sur Olympe de Gouges, sortie récemment de la naphtaline historiographique) et anatomico-sexuelles (sur le point G, que des explorateurs continuent de chercher), une jeune réalisatrice de “porno féministe” se faisant appeler Olympe de G. réalise des fictions sonores érotiques censées proposer une sexualité « alternative et inclusive ». Il y a quelques semaines, France Culture, qui avait un trou à remplir dans sa grille de programmes, faisait la promotion de Voxxx, ce podcast « dédié à tous les plaisirs ». « À l’origine de Voxxx, dit l’animatrice des gaudrioles érotico-inclusives, il y avait l’idée de sortir la masturbation féminine du ghetto de la honte. » Personne n’était vraiment au courant de l’existence de ce ghetto, sauf Olympe de G. qui a décidé de « rentrer par l’angle du bien-être […] avec la dimension de se reconnecter à son sexe » pour en sortir. On branle du chef en attendant mieux, mais « le côté didactique entre érotisme et méditation » refroidit les premières ardeurs. 

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Greffe de sexe

Le podcast invite « au plaisir les clitos audiophiles » mais promet de mettre également en avant les sexualités “invisibilisées” des handicapés (les manchots, les sourdingues, etc.), des neuroatypiques (les dyslexiques, certaines suédoises, etc.), des gens en surpoids (les gros, les énormes, etc.), et même des hommes avec des troubles de l’érection (les demi-mous, mon beau-frère, etc.). Olympe a créé des fictions sonores qui visent large, avec guide pour se masturber et tout le toutim : « On invite les gens à se faire leur propre film mental et ça, c’est génial parce que c’est la chose la plus inclusive possible, on peut vraiment fantasmer exactement ce qu’on veut. » Ça méritait bien un guide, non ?

Sexe dérangé

Attention, pour réaliser ces nouveaux « scénarios coquins » inclusifs, il est nécessaire de dégenrer le sexe. Par conséquent, en plus de simuler les masturbations avec les mains et de masser avec le souffle de la voix, ou l’inverse, « on réduit au maximum la description physique […]on pratique une écriture non-genrée. Par exemple, pour les parties du corps, on va parler de poitrine, ça marche pour tous les genres. » La syntaxe devenant aussi branlante que le reste, Olympe conclut : « Il y a vraiment cet exercice d’écrire pour un public le plus large possible. »

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Mais Olympe, toute coquine soit-elle, souffre. Les hommes avec lesquels elle a couchés ne cherchent qu’à s’approprier son corps, écrit-elle sur son blog. C’est moche. Elle qui défend l’idée que « même le plus intime de l’intime est politique » ne comprend pas que ses amants la quittent brutalement. Elle cherche encore la perle rare. Pour le moment, les nombreux hommes qui ont partagé son lit n’ont pas été à la hauteur de ses attentes : ils ne comprennent rien au féminisme, rien à la charge mentale, rien à la charge sexuelle, rien à la culture du viol. Ils sont cons comme la lune : ils ne lisent pas les livres qui leur permettraient de « désapprendre les biais et les stéréotypes sexistes. » Finalement, le 12 mars 2021, fatiguée de « compenser par [son] travail personnel de lecture, d’écoute de podcasts sur la communication non violente, etc., le manque d’éducation des hommes sur la reconnaissance et l’expression de leurs émotions », Olympe a pris une décision radicale, politique et martinezienne : elle commence une grève. La grève de l’hétérosexualité. 

Elle se piquait de grève

La grève de l’hétérosexualité, ça marche comment ? Je préviens : c’est très pointu et pas à la portée de tout le monde. D’abord, il faut cesser « tout effort de séduction hétérosexuelle » mais « continuer à [se] projeter dans le schéma d’un couple hétérosexuel qui ne serait pas hétéronormé. » J’avais prévenu. Ensuite, la potentielle gréviste doit renoncer à porter les lourdes charges sexuelles de la séduction, de la contraception, de la créativité érotique. Elle abandonnera par conséquent les « achats de culottes à 60 euros » et cessera de s’épiler. Elle devra également arrêter de tomber dans « des schémas de dépendance affective toxique » et de « porter la charge émotionnelle du couple. » Bref, elle repoussera vigoureusement les « projections de vie amoureuse au schéma si contraignant et si daté du couple hétéronormé. »

Seule sur la grève

Le 7 mai dernier, Le Figaro consacre un article à Olympe de G. et tente de démêler les enjeux de cette “grève de l’hétéronormativité” qui en est alors à son 53ème jour. Sur son blog, à J 58, la gréviste confirme continuer sa « grève de l’hétérosexualité comme construction sociale et régime politique. » C’est beau comme du Despentes. Elle aimerait que les hommes respectent un jour son « éthique amoureuse » : il faut apprendre à écouter l’autre « même quand les informations qu’il nous donne sur lui/elle dérangent et cherchent à rebondir sur la surface de notre cerveau . » Il faut « cultiver une transparence radicale sur ce qui nous traverse (à moins qu’il existe un accord à deux sur ce que l’autre personne ne souhaite pas savoir de nous). » Il faut bannir tout rapport de pouvoir et se rappeler que « nos émotions nous appartiennent toujours. »

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Il faut connaître ses peurs et « comprendre leur aspect limitant. » Il faut sortir de « la binarité du “ensemble ou pas ensemble” », parce que « si on s’aime un jour, on peut s’aimer toujours, il suffit de faire bouger les paramètres. » Pour le pékin moyen, les hauteurs éthiques d’Olympe sont inatteignables. Heureusement pour elle, de nouvelles théories ardemment défendues dans les universités et certains milieux artistiques laissent espérer une prochaine et fructueuse rencontre avec un homme ou autre chose prêt à signer des deux mains sa charte amoureuse, inclusive, éthique et responsable. 

Grève au finish

Si, par malheur, cette ultime possibilité venait à échouer, Olympe de G. continuera sa grève. Elle ne sait pas quand elle finira. Elle ignore où cela la mènera. Elle imagine prendre de nouveaux chemins : « lesbianisme politique, hétéroanarchisme, célibat, polyamour. » Résolue, elle tremble devant les combats à venir et les décisions à prendre. Philosophe, elle acceptera stoïquement les conséquences de sa rigoureuse détermination. Elle est heureuse car elle sait que, quoi qu’il arrive, « ça va être chouette. »

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De Gaulle, Mitterrand, Onfray et les idolâtres…

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Exposition photo place de la Bastille organisée par Génération demain, pour l'anniversaire de la victoire de François Mitterrand à l'élection présidentielle de 1981, Place de la Bastille, Paris, 10 mai 2021 © CELINE BREGAND/SIPA Numéro de reportage : 01018288_000055

Le 10 mai 2021 on fêtait le quarantième anniversaire de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. La touchante unanimité des commentateurs, plus laudateurs que critiques, fait souhaiter à Philippe Bilger, qu’un jour, on puisse enfin porter un regard lucide et sans idolâtrie aucune sur les anciens présidents…


Le 10 mai 1981, François Mitterrand était élu président de la République. Une alternance radicale certes mais comment oublier qu’entre les deux tours la trahison de Jacques Chirac et de Charles Pasqua a fait perdre toute chance à Valéry Giscard d’Estaing ?

Le 10 mai 2021, on a fait un sort politique et médiatique à l’anniversaire des quarante années de ce bouleversement capital.

Les hyperboles ont fleuri et prospéré, les inconditionnalités d’alors se sont révélées toujours aussi éclatantes et on s’est bien gardé lors des reportages et des émissions de donner la parole à des adversaires et à des contradicteurs, sauf par exemple à un seul François Léotard à peine critique sur France 2.

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C’était inévitable mais en même temps exaspérant et tellement conforme à la manie française de raconter les destinées présidentielles que cela en devenait comique. On évoque un bilan politique, économique et social, on vante les réformes mais on ne se permet jamais de faire une évaluation éthique du mandat présidentiel. Comme s’il aurait été indécent de fustiger certaines pratiques personnelles, une privatisation de l’Etat à des fins strictement égoïstes ou adultérines, une corruption de la République sous une majesté d’apparence.

Cela ne m’a jamais empêché de reconnaître l’extrême intelligence de François Mitterrand, sa lucidité au mieux, sa rouerie et son cynisme au pire, sa culture, son courage physique indiscutable, son appétence forcenée pour un pouvoir qu’il ne voulait pas quitter, son allure de monarque républicain abusant d’une Constitution contre laquelle il avait vitupéré et, en définitive, sa personnalité du XIXe siècle dans la France du XXe.

Souvent, sans plaisanter, j’affirmais avoir aimé le Mitterrand de la fin qui était redevenu l’homme de droite de ses débuts.

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Quelles que soient les opinions contrastées sur son double septennat, sur ses comportements publics et privés, rien dans tous les cas ne justifiait l’encens généralement répandu depuis quelques jours qui ne conduisait aucune des grandes consciences de la gauche – en particulier Robert Badinter – à émettre la moindre réserve morale sur les péripéties, les circonvolutions, voire les turpitudes de cette destinée d’exception. Comme s’il bénéficiait d’un état de grâce bien au-delà de sa disparition.

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À son sujet j’ai questionné Michel Onfray qui avait établi une comparaison cinglante et dévastatrice entre Charles de Gaulle et François Mitterrand, le premier magnifié sur tous les plans et le second dénigré sur tout.

Face aux éloges de ces derniers jours, j’ai voulu savoir si Michel Onfray aurait été moins sévère avec François Mitterrand s’il l’avait comparé à d’autres, s’il l’aurait crédité tout de même de quelques qualités. Et il m’a répondu ceci – je cite avec son accord : « Quand un homme est mauvais il l’est en tout. Quand il est bon il l’est aussi dans tout. Plus j’ai creusé Mitterrand, plus j’ai trouvé de la boue. Idem avec Sartre. Plus j’ai creusé de Gaulle ou Camus, plus j’ai trouvé de la lumière ».

À l’évidence ce n’est pas la même que celle que Jack Lang a vu surgir !

Si demain, lors des émissions spéciales, on pouvait ne pas oublier les ombres de nos présidents, cela représenterait un grand progrès. Cela permettrait de rassembler les Français, chacun trouvant de quoi satisfaire son adhésion ou son opposition.

Et fi des idolâtres !

Les nuits de cristal des Loups gris

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Des Turcs lors de la visite d'Erdogan à Strasbourg en octobre 2015 © Jean-Francois Badias/AP/SIPA Numéro de reportage : AP21803017_000006

Qui sont les Loups gris? Ce mouvement radical de jeunes Turcs est tour à tour décrit comme antichrétien, antisémite, homophobe, anti-arméniens, anti-grecs, anti-kurdes, anti-communiste et néo-fasciste. Il a fait parler de lui en région lyonnaise dernièrement.


Le 28 octobre 2020, l’Azerbaïdjan accuse l’Arménie d’un bombardement meurtrier dans le Haut-Karabakh. La nuit tombée, une meute de 250 Français d’origine turque envahit les rues de Décines-Charpieu. Cette commune de l’agglomération lyonnaise n’a pas été choisie par hasard. Sur 27 000 habitants, près de 5000 sont d’origine arménienne, ce qui lui vaut le surnom de « petite Arménie ». Entre deux coups de feu, les assaillants intimident leurs proies avec des insultes et en tambourinant aux portes. Les 65 d’entre eux qui seront verbalisés pour non-respect du couvre-feu détiennent un passeport français. Le dimanche de la Toussaint, au matin, les Décinois trouvent le Centre National de la Mémoire Arménienne profané. Dans la nuit, l’escadron a encore frappé. À la peinture jaune, en lettres capitales, y sont inscrites les initiales d’Erdogan et « Loups gris ».

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Une dissolution impossible?

Ce nom mystérieux, qui n’a rien à voir avec l’œuvre de Charles Perrault, a pourtant une origine littéraire. Écrivain père du nationalisme turc des années 1930 et ouvertement acquis à la cause du IIIème Reich, Nihal Atsiz signa La mort des Loups gris, un roman historique bien connu dans la patrie d’Erdogan. Le 4 novembre 2020, des employés du Centre National de la Mémoire Arménienne, à genoux, frottent les initiales du « Reïs » (littéralement « patron », l’un des surnoms d’Erdogan) pour les effacer. Le même jour, un Conseil des ministres réuni à Paris tente de tuer la bête par l’arme législative. Mais la milice n’ayant pas d’existence légale en France, le décret porte sur la « dissolution d’un groupement de fait ».

Insaisissable, la meute ne tarde pas à se réorganiser. Située dans le septième arrondissement lyonnais, la Maison de la Mésopotamie sera sa prochaine proie. Le 4 avril, une dizaine d’individus cagoulés font irruption dans les locaux de cette association kurde et tabassent ses membres à coups de battes de base-ball et de barres de fer. Quatre d’entre eux sont transportés aux urgences. Si la raison d’être de l’association ciblée est de « préserver l’identité culturelle kurde », elle n’a aucun lien avec le PKK et condamne les actions terroristes, souligne un de ses responsables, qui souhaite se faire appeler Çiya. Pour lui, il ne fait aucun doute que ce coup de force d’une violence inouïe est l’œuvre des Loups gris. « Que ce soit par le biais d’associations culturelles ou de mosquées, les Loups gris sont très actifs et très organisés dans la région. Il y a beaucoup de Turcs du coin qui viennent d’Anatolie, une région rurale de Turquie. Ils constituent le principal terreau de l’AKP d’Erdogan ou du MHP (parti ultranationaliste turc) en France, qui utilisent ces sbires. » 

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Des radicaux au service d’Erdogan

Un terreau où le suprémacisme turc serait insufflé aux louveteaux afin de former les Loups gris de demain. Quel est l’intérêt pour le Reïs de laisser pratiquer, voire d’encourager l’ultra-violence des Loups gris en France ? « Erdogan a besoin des conflits pour rester au pouvoir. Alimenter la haine entre les Turcs et les Kurdes fait partie de sa stratégie », analyse Çiya.

Lequel rappelle qu’en 2015, avant de rétropédaler, le Reïs invoqua ouvertement l’Allemagne d’Hitler pour vanter les vertus de sa propre présidence !

Qui sont-ils ?: Enquête sur les jeunes Musulmans de France

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Philippe Brunel: vertige de l’oubli

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L'écrivain Philippe Brunel © JF Paga

Dans Laura Antonelli n’existe plus, Philippe Brunel réinvente dans un roman le destin d’une des plus grandes actrices italiennes


C’est par hasard que j’ai découvert le roman Laura Antonelli n’existe plus de Philippe Brunel, sorti début février. Beaucoup de livres sont mort-nés. Le virus les tue par effacement immédiat. Le bandeau attire : la photo en noir et blanc de Laura Antonelli, actrice sulfureuse des années 70, brune piquante, visage vers la droite, regard insolent dans son désir d’ignorer le lecteur (ou le spectateur), bretelle noire sur l’épaule nue, fume-cigarette entre les doigts, tenu comme une épée. Et puis quelques mots qui invitent à feuilleter le livre, à découvrir l’existence de l’icône désormais oubliée.

Histoire vraie puisqu’inventée…

Est-ce un roman ? Une biographie ? Quelle est la part inventée dans ce récit crépusculaire ? « Cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée » écrivait Boris Vian. L’écrivain est un démiurge. Il ne doit pas se priver d’un tel pouvoir, il doit même en abuser. Philippe Brunel est un ancien journaliste sportif. Il a publié un ouvrage consacré à Marco Pantani, l’aigle camé du cyclisme, sport populaire, malgré les innombrables scandales de dopage. Il reconstitue l’itinéraire fracassé de celle qui fut « le songe érotique des Italiens », déclarée « la plus belle femme du monde » par Visconti. Le maitre la fit tourner dans son ultime chef-d’œuvre, L’innocent. Il dirigea de son fauteuil roulant ce drame mondain adapté d’une œuvre de d’Annunzio. Ce fut son testament moral et esthétique. Laura Antonelli, habituée aux comédies frivoles, était bouleversante de sensualité retenue.

Grandeur et déchéance

À la suite d’un coup de téléphone d’un producteur, le narrateur, double de l’auteur, se met en quête de retrouver Laura Antonelli, déchue, recluse, bouffie par l’alcool et la drogue, vivant dans un immeuble sinistre de la banlieue de Rome, à Ladispoli. Son appartement est dépouillé, une madone accrochée au mur, la radio rompt le silence, uniquement branchée sur les sermons de radio Maria, une bible pour affronter la déchéance, la solitude révérée après les lumières aveuglantes du cinéma, univers de pacotille où le désir des autres, ceux qui possèdent le pouvoir, souille l’innocence. Elle vit dans un deux-pièces aux persiennes baissées, comme son regard quand elle sort acheter sa cartouche de clopes, rasant les murs. Plus personne ne sait qui elle est. La solaire Laura, petite domestique aguicheuse du haut de son escabeau, en blouse et guêpière, filmée par Salvadore Samperi dans Malizia, n’existe plus. Et c’est l’intéressée qui le dit. Les critiques, en 1973, l’avaient désignée comme la Bardot italienne. Une comparaison empoisonnée.

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La gloire, l’autre face de la persécution

Alors Laura, née le 28 novembre 1941 à Pola en Istrie, sous le nom de Laura Antonaz, d’un père effacé, amputé de l’avant-bras, peut-être par les partisans de Tito, une amputation réservée aux fidèles des chemises noires, une mutilation de la honte, cette légende-là était morte après un long et douloureux calvaire. Dans Rome écrasée de chaleur, le narrateur interroge quelques témoins ayant connu le sex-symbol broyé par la gloire, « l’autre face de la persécution », pour reprendre l’expression de Pasolini, notamment l’un de ses amants, Marco Risi, fils de Dino. Il revient sur la liaison avec cet acteur français dont jamais le nom n’est cité. Durant huit ans, elle vécut une passion avec Jean-Paul Belmondo. Elle était tombée enceinte, révèle Marco, avait dû se faire avorter, et « n’en était pas sortie indemne. » Le narrateur finit par rencontrer Laura, ou plus exactement son fantôme défiguré. Le dialogue est ténu, quelques phrases bredouillées, comme à bout de souffle, la gloire, l’absurdité de la vie, l’amour… Et puis soudain, la voix qui se brise, elle prononce le nom de l’acteur français, « ce nom qui vous brûlait les lèvres » rapporte le narrateur. On apprend encore que la police lui avait tendu un piège. Les carabiniers avaient découvert 36 grammes de coke dans sa villa de Cerveteri, une fouille illégale. Condamnée à trois ans et demi de prison, l’actrice avait été innocentée en appel six ans plus tard. Mais le mal était fait. La dépression ne lâcherait plus sa proie. La société puritaine avait gagné.  Son « incurable mélancolie » avait achevé de la détruire. Elle est morte le 22 juin 2015, foudroyée par un infarctus, dans son modeste appartement. Dans sa main, un évangile.

Truffaut a dit que derrière chaque livre, se cache une femme. Le narrateur a écrit ce livre pour tenir en respect le chagrin d’une rupture. « J’avais aimé Anna, avoue-t-il au début du récit, pendant dix ans elle avait accaparée toutes mes pensées, maintenant qu’elle n’était plus là, son souvenir s’évaporait, sans plus d’imprégnation que l’empreinte d’un pas sur le sable. »

Est-ce le prix à payer pour accoucher d’un texte aussi émouvant ?

Laura Antonelli n’existe plus de Philippe Brunel, Grasset.

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Le modèle BoJo: une solution pour la France?

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Boris Johnson et Emmanuel Macron lors d'une visite à Downing Street, 18 juin 2020 © Justin Tallis/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22465647_000041

William Thay est président du Millénaire, un think-tank indépendant spécialisé en politiques publiques, portant un projet gaulliste, réformateur et guidé par l’intérêt national. Dans un rapport publié récemment, il se demande si le modèle de Boris Johnson est applicable en France. Entretien 2/2.


>>> Relire la première partie <<<

Causeur. Pourquoi et comment la France peut-elle s’inspirer de l’exemple de Johnson ?

William Thay. La France a manqué le tournant de la mondialisation, et cela a conduit à 40 années de déclin depuis l’arrivé au pouvoir de François Mitterrand. Est-ce que nous souhaitons poursuivre sur cette voie pour paupériser davantage une population sous tension et pour plaire à l’intelligentsia des bien-pensants ? Ou est-ce que nous voulons préparer le pays à une nouvelle ère plus conflictuelle marquée par les tensions entre les États-Unis et la Chine ? Cette deuxième voie suppose de suivre les principes de la Seconde Révolution conservatrice menée par Boris Johnson et Donald Trump, quitte à être taxé de populiste ou de nationaliste.

Pour suivre Boris Johnson, nous avons besoin de trois éléments : une personnalité volontaire, une reprise du contrôle, et un nouveau projet collectif. Une personnalité volontaire ne peut émerger qu’à travers un suffrage, et l’élection présidentielle 2022 doit être la rencontre d’un homme ou d’une femme avec le peuple. Reprendre le contrôle est une nécessité pour répondre aux quatre fractures françaises : sociales (Marcel Gauchet), territoriales (Christophe Guilluy), identitaires et démocratiques.

À lire aussi : Il nous faut un Boris Johnson français

Sans volonté de reprise en main de notre destin, il est impossible d’abattre les verrous de l’action publique, et le président nouvellement élu n’aura en réalité que très peu de marges de manœuvre. Il doit faire face à une bureaucratie, à des corporations et à des groupes minoritaires qui défendront toujours leurs intérêts de caste au détriment de l’intérêt collectif. Pour cela, la Constitution de la Vème République offre des solutions comme l’usage du référendum pour dépasser ces intérêts contraires. De plus, le pouvoir politique ne doit plus laisser la main à la bureaucratie ou aux autres corps constitués, pour reprendre le pouvoir qui lui est conféré dans le cadre d’une démocratie représentative.

Enfin, un projet collectif sur le modèle de « Global Britain » doit permettre d’orienter le pays vers de nouvelles perspectives. Pour cela, il est nécessaire de répondre au besoin de protection tout en assurant la nécessité de liberté : ces deux exigences ne doivent pas être antinomiques. Il est ainsi nécessaire de rompre avec l’excès de socialisme qui frappe la France depuis 40 ans et qui mine notre société, tout en dressant un horizon collectif autour de deux axes : faire de la France une nation d’industriels et de savants pour élever collectivement la société plutôt que de pratiquer le nivellement continu par le bas ; et préserver l’art de la vie à la française. Il ne sert à rien de devenir plus prospère sur le plan économique et social, si notre mode de vie est menacé par les ayatollahs verts, la loi des gangs, les indigénistes et l’islamisme.   

Qui en France – quel leader, quel parti – aura le courage et les compétences pour prendre des mesures inspirées par Johnson ?

Il est peu probable à l’heure actuelle que les partis de gauche ou de la majorité présidentielle reprennent la doctrine de Boris Johnson. Dès lors, il ne reste plus que les partis de droite ou le Rassemblement national qui puissent le faire, même s’il existe plusieurs problèmes structurels pour chacun d’entre eux.

Le Rassemblement national porte une partie des revendications exprimées par Boris Johnson, notamment dans la réponse sur les fractures qui frappent le pays. Toutefois, il n’apparait pas armé pour porter une vision globale similaire à celle du Premier ministre britannique. Il ne s’agit pas seulement de répondre à quelques préoccupations fondamentales mais de dessiner un nouveau projet global pour permettre au pays d’affronter les nouveaux défis. À ce stade, il apparait difficile d’entrevoir le projet économique de Marine Le Pen tout comme sa vision de la place de la France dans le monde. De plus, Marine Le Pen semble disqualifiée sur ces terrains depuis son débat manqué lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017, même si tout n’est pas définitif.

Les Républicains quant à eux sont en quête d’un espace politique pour exister entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, et possèdent le plus d’intérêt à adopter les thèses de Boris Johnson. Toutefois, il leur manque deux principales qualités qui ne sont pas pour l’instant remplies aux yeux des Français : le courage et la crédibilité pour porter un tel projet. Les citoyens reprochent aux Républicains notamment d’être fermes dans les discours, mais d’être plus timorés lorsqu’ils sont au pouvoir. L’émergence d’une nouvelle classe politique peut permettre de répondre à ce type de reproches, mais il est également nécessaire de montrer qu’ils sont capables de penser hors du cadre pour se réinventer comme Boris Johnson a pu le faire alors qu’il était un membre historique du parti conservateur britannique. Sur la question du courage, les Républicains doivent comprendre qu’ils retrouveront davantage le pouvoir en répondant aux préoccupations des citoyens et en dessinant un nouvel horizon collectif plutôt qu’en se soumettant à la gauche et à une partie des médias. Pour cela, il faut penser et agir différemment quitte à se faire traiter de « populiste » ou de « nationaliste », des qualificatifs qui n’ont pas effrayé Boris Johnson parce qu’il possède une boussole : l’intérêt général plutôt que les intérêts particuliers de l’establishment.

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À ce titre, Xavier Bertrand, Bruno Retailleau et Laurent Wauquiez incarnent pour l’instant une partie des remèdes de Boris Johnson, mais ne parviennent pas à incarner la totalité de sa philosophie. Par exemple, Xavier Bertrand reprend à son compte la volonté de réindustrialiser le pays, Bruno Retailleau le souhait de reprendre le contrôle de notre politique, et Laurent Wauquiez possède la même analyse que Boris Johnson sur l’état de la société. Il reste encore du temps d’ici la prochaine présidentielle, et ces personnalités ont le choix, comme pour notre pays, de s’adapter au modèle de Boris Johnson ou de voir la France continuer de décliner.