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Il était une fois Malraux

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Le dernier numéro de la revue La Règle du Jeu est consacré à André Malraux


C’est en été qu’on réapprend à vivre. Mais les temps sont à la haine ; pire : à la dissolution de la France. Alors on continue à s’injurier malgré le bleu du ciel et les tilleuls en fleurs. Dans Les chênes qu’on abat…, André Malraux (1901-1976), à propos de la jeunesse, écrit : « Le drame de la jeunesse me semble la conséquence de celui qu’on a appelé la défaillance de l’âme. Peut-être y a-t-il eu quelque chose de semblable, à la fin de l’empire romain. Aucune civilisation ne peut vivre sans valeur suprême. Ni peut-être sans transcendance… » La jeunesse, c’est à elle qu’il faut s’adresser : elle doit sauver la culture française. Car il ne faudrait surtout pas qu’elle laisse les barbares s’emparer du marteau-piqueur par lassitude ou par ignorance. Or, un ami, professeur de lettres à l’université de la Sorbonne, m’a affirmé récemment que ses étudiants n’avaient jamais lu Malraux. Tout juste en avaient-ils entendu parler en cours d’histoire avec le discours halluciné du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. C’est à peine croyable ; c’est pourtant la triste réalité.

Il convient alors de se réjouir du numéro 82, de mai 2024, de La Règle du Jeu, revue portée par Bernard-Henri Lévy et son équipe. BHL ne signe pas moins de quatre articles qui montrent les différentes métamorphoses de l’écrivain sans cesse en mouvement. Pour l’auteur de La Condition humaine, prix Goncourt 1933, il était nécessaire de « se résoudre dans l’action ». Dans son « Discours à l’Université hébraïque de Jérusalem », du 31 octobre 2010, intégralement reproduit dans ce numéro 82, BHL rappelle que Malraux, jamais, n’a été touché par le virus de l’antisémitisme. On ne peut pas en dire autant des écrivains de sa génération et de son époque. Le philosophe rappelle également la détermination de Malraux en octobre 1956, c’est-à-dire au moment du blocus du canal de Suez par l’Égypte alliée à la Syrie et à la Jordanie. Un danger mortel pesait (déjà) sur Israël ; et celui qui lutta contre les fascistes espagnols en 1936, à la tête de son escadrille España, déclara qu’il voulait prendre le commandement d’une brigade israélite. En pleine guerre des Six Jours (1967), Malraux se confia à Shimon Peres, alors député : « Si j’étais jeune, donc, je m’enrôlerais dans l’armée israélienne. » Voilà résumé en une phrase, le Malraux combattant, d’abord farouchement engagé à gauche, sachant dans quelle direction souffle le vent de l’Histoire, authentique résistant, métamorphosé en colonel Berger, cigarette au bec, à la tête de la très chrétienne brigade Alsace-Lorraine, ferraillant dur contre les nazis, puis devenant « l’ami génial » du général de Gaulle, ainsi que le premier ministre de la Culture, hissant la résistance française au rang de la Grande Armée de Napoléon, rivalisant avec le lyrisme incantatoire de Victor Hugo.

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Antifasciste, gaulliste, courageux et fraternel patriote, mais également grand écrivain, infatigable essayiste, hyperactif penseur des civilisations, agnostique tourmenté par Dieu, poursuivi par la mort, sa compagne silencieuse. Grand écrivain, oui. Ses romans d’actions violentes, voire sadiques, où dominent l’ellipse et l’aposiopèse, romans conçus comme des reportages de guerre (Les Conquérants, La Condition humaine, L’Espoir), le prouvent. Morand, son rival, fourvoyé à Vichy, a du reste dit : « Malraux peut se permettre des œuvres dangereuses parce qu’il a vécu dangereusement. » Citation faite par Simon Liberati qui signe un article particulièrement inspiré dans ce numéro passionnant dirigé par Michaël de Saint-Cheron, spécialiste, avec son frère, François, de la vie et l’œuvre de Malraux. On est bluffé par l’érudition fluide, zébrée de fulgurances, d’un Malraux autodidacte qui se permet d’écrire Le Musée Imaginaire et de faire le portrait pénétrant de Picasso. Une des forces de cet écrivain ténébreux, à la voix de possédé, aura été de rendre l’art accessible au plus grand nombre en ne l’enfermant pas dans des lieux clos irrespirables. Malraux, c’est encore l’homme des Antimémoires qui réinvente son « je », quitte à perdre parfois le lecteur trop conformiste. Les fâcheux n’ont pas hésité à le traiter de mythomane, traquant minutieusement les « arrangements » de l’écrivain avec la vérité. Mais Malraux avait, dès La Condition humaine, répondu par avance à ces mesquines attaques : « Les romanciers ne sont pas sérieux, c’est la mythomanie qui l’est. »

Sylvie le Bihan, dans son article « Deux amis pour la vie », rappelle les liens d’amitiés profonds de Louis Guilloux, auteur du chef d’œuvre sur la Première Guerre mondiale, Le sang noir, avec Malraux. Comme il convient aussi de citer le texte, j’oserais dire malrucien, que Samuel de Loth consacre à L’Homme précaire et la littérature, livre posthume qu’on devrait s’empresser de (re)lire. Samuel de Loth : « Ce livre, L’Homme précaire et la littérature, permet ce glissement d’état qui ne consiste pas à raconter des histoires, mais à vivre l’Histoire. Malraux a tracé une voie, à vous de prendre des chemins de traverse qui un jour croiseront sa voie, ou la mienne. »

« Vivre l’Histoire », ça résume Malraux. Souvent, il l’a même faite. Insigne honneur de l’engagé permanent. Rien, pour lui, n’était impossible. Gaston Gallimard, en 1949, ou 1950, se plaint de ne pas avoir de nouvelles de Louis-Ferdinand Céline, exilé au Danemark. Malraux lui lance : « Attendez je prends un avion, et je vous le ramène votre Céline ; je le parachute même sur Paris ! »

C’est maintenant qu’il faut relire Malraux. L’époque l’exige. Il faut relire l’écrivain des images saisissantes qui imposent l’engagement quand le Mal étend son linceul sur la nation. À Bernanos, il dit un jour : « Avec les camps, Satan a reparu visiblement sur le monde… » (Antimémoires)

La Règle du Jeu, numéro 82, mai 2024, « l’anti-destin d’André Malraux ».

La Règle du jeu n°82

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Et la tendresse, bordel!

Notre chroniqueur ouvre ses boîtes à souvenirs durant tout l’été. Livre, film, pièce de théâtre, disque ou objet, il nous fait partager ses coups de cœur « dissidents ». Ce dimanche, il a ressorti quelques trésors de la période 1981/1982 au moment de l’alternance politique, une sélection iconoclaste à base d’Aldo Maccione, de Marcel Achard, de Philippe Timsit et de René Bellotto


La comédie et la nostalgie guident les peuples opprimés. Les gouvernements passent, les chambres se défont, les gloires d’hier à l’hémicycle se recyclent sur les chaînes d’info, l’arrière-cuisine électorale soulève des haut-le-cœur, le citoyen est souvent trahi mais le public ne change pas.

Dominique Lavanant amoureuse d’Aldo Maccione

Il veut rire et se souvenir. Il n’a que faire des démonstrations artistiques à vocation égotique et des roulements de tambour. Il trouve son bonheur dans des films sans prétention, sans message, sans intimidation, idiots parfois, ineptes pour certains, mais empreints d’une tendresse qui semble aujourd’hui être la marque d’une faiblesse de caractère. On a peur d’être tendre dans ce pays saisi de tremblements. Et pourtant, on ne se déshonorera jamais à être tendre, c’est même la seule attitude qui peut nous racheter. Vous enlevez la tendresse, il reste l’amertume et la colère, la violence et l’indifférence, elle seule peut atténuer la douleur d’être au monde. En mai 1981, la gauche vient de l’emporter, de l’ombre à la lumière, les damnés de la terre auront leur quart d’heure de célébrité. L’espoir est grand d’un changement, les haines resucées pourront bientôt s’exprimer au grand air, il y aura des purges et des cabales, des martyres et des gagnants, des déballages et des mises au placard. L’homme de la rue regarde ce spectacle, à distance, effaré par sa classe politique, son absence de colonne vertébrale et la marchandisation des idées à la criée. En 1981, chacun prend les avantages sociaux qu’on lui tend et observera la valse des ministères, avec une prudence de paysan. En juin, un mois plus tard, après l’accession de Mitterrand à l’Elysée, dans les cinémas de France, sort « Pourquoi pas nous ? », une comédie sentimentale de Michel Berny à qui l’on doit quelques épisodes de « Petit-déjeuner compris », la meilleure série télé française de ces cinquante dernières années. On aurait pu s’attendre à un film d’alternance au manichéisme désolant, à un foudroiement des bonnes consciences, Allende et crise de la sidérurgie dans le bassin lorrain, poing levé et cultureux en A.G, on a droit à une « petite » fabrique du rire, sous-éclairée, emmenée par quelques vedettes, presque poussive dans sa narration, sans éclat et sans profondeur, vulgaire car trop populaire ? Il est temps de faire son auto-critique. « Pourquoi pas nous ? », malgré quelques lourdeurs non-déplaisantes est d’une permanence que l’énoncé de son pitch ne laisse pas percer à priori. En effet, la rencontre entre une librairie de Carpentras (Dominique Lavanant), vieille fille prise de strabisme sous le coup de l’émotion et d’un catcheur surnommé Cro-Magnon (Aldo Maccione) à la pilosité envahissante, pourrait laisser dubitatif, voire même inquiet quant au résultat. Croyez-moi, derrière un nanar revendiqué, il y a toujours un film plus personnel, plus délicat qu’il n’y paraît. La poilade n’est que l’écume des choses. Une forme de courtoisie à l’égard des spectateurs intimidés par les intellos du trémolo. On ne leur dit pas : « Venez voir un grand film dramatique où l’expression des sentiments atteindra son paroxysme ». On leur dit : « Venez voir ce petit film marrant, il y a Aldo, Jugnot, Maurice Biraud, Daniel Russo en marchand d’articles de sport et même Guybet en flic qui roule dans un break R18 ; la semaine a été pénible, vous avez mérité un bon divertissement sans prise de tête ». C’est un mensonge, car on oublie assez vite le côté farce pour ne s’intéresser qu’à la psychologie de nos deux anti-héros. Aldo se révèle plus tendre que d’habitude, abandonnant son côté garçon de plage sans perdre son accent délicieux. Et Dominique Lavanant, la plus « Hussarde » des comédiennes, déploie un jeu ample, impressionnant par son étendue, de la gaucherie à la pudeur, du rire aux larmes. On croyait rire, on a ri effectivement, mais on a été émus par quelques réminiscences du passé, une librairie de province, un combi Volkswagen jaune, en somme, une absence de gueulardise, le contraire de nos époques bavardes.

Pierre Mondy et Michel Duchaussoy jaloux

Même impression d’une « qualité France » lorsqu’on visionne « Patate » de Marcel Achard avec Pierre Mondy et Michel Duchaussoy, deux vrais-faux amis qui se jalousent et se détestent, sans oser rompre leur relation. Ce mano à mano, pleins de sous-entendus et d’ironie siffleuse, est un pur bonheur à l’oreille. On redécouvre un monde disparu et le charme de Clémence Amouroux nous saute aux yeux, alors que l’on ne connaissait pas son existence hier encore. Mea culpa. Et on ne se laissera jamais d’admirer Marie Dubois. On en fait ici le serment.

Durant cette première année de septennat, la rupture tant prônée, n’empêche pas la mélancolie de toquer à notre porte. La modernité ne serait-elle qu’un leurre ? Philippe Timsit chante « Henri, porte des lilas », il se souvient d’un bassiste, du Golf Drouot et des yéyés, les lumières de l’Olympia se sont éteintes pour celui qui est rentré du service. Et je relis chaque été, le roman de René Belletto, Sur la terre comme au ciel qui fut adapté au cinéma par Michel Deville en 1985 sous le titre « Péril en la demeure ». Sa dernière phrase ne me quitte pas : « À treize heures, Vivane et moi, nous nous envolâmes pour Malaga ». Cohabitation ou pas.

Pourquoi pas nous ? de Michel Berny – CanalVod

Patate de Marcel Achard – INA Madelen

Henri, porte des lilas de Philippe Timsit

Sur la terre comme au ciel de René Belletto – J’ai lu – Numéro 2943

Sur la terre comme au ciel

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Drieu la Rochelle, une ombre encombrante

La disparition de la bibliothèque de Drieu la Rochelle a mobilisé les admirateurs de l’écrivain. L’État a brillé par sa prudence et n’a pas préempté certains documents majeurs, tel le manuscrit de Feu follet. L’héritage de Drieu – son talent littéraire et son passé de collabo – est encore lourd d’ambiguïtés.


Drieu la Rochelle se suicide le 15 mars 1945. André Malraux et Colette Jéramec, première femme de Drieu, admirable personnalité, se précipitent dans son appartement, afin de dérober aux pilleurs l’essentiel de sa bibliothèque et de ses archives. Une partie trouve place chez Malraux, Colette et quelques autres, une autre dans un garde-meuble, dont le contenu entier sera détruit peu après par un incendie (volontaire ou criminel ?). Par la suite, tout ce qui fut sauvé sera déposé chez Jean Drieu la Rochelle, son frère. Brigitte, l’épouse de Jean, meurt en juin 2023.

Les ombres convoquées

14 décembre 2023, hôtel Drouot, Paris : l’étude Tessier-Sarrou met donc en vente cette prodigieuse collection (expert, l’excellent Éric Fosse). Le catalogue seul (préfacé par Julien Hervier) est un trésor : il reproduit des choses rares ou jamais vues, comme dérobées à l’histoire et à l’oubli (voir sur le site de Causeur Drieu la Rochelle, des archives pour la littérature et pour l’Histoire)
On attendait les collectionneurs privés, les lecteurs, nombreux, toujours renouvelés du Feu follet, hantés par la poignante dérive d’un garçon voué au malheur d’être né1. Ils vinrent. On attendait l’État, toujours présent et actif dans ce genre d’événement.
Or, il se montra d’une grande discrétion. Que s’est-il passé ? Un retour en arrière s’impose.

Drieu : l’une contre, l’autre tout contre

Aude Lancelin2, dans un article intitulé Un collabo au Panthéon, publié dans Marianne (janvier 2012), s’insurge contre la publication par Gallimard, dans la prestigieuse Pléiade, des œuvres de Drieu3. Ses arguments sont solides, parfois justes, trempés de fiel aussi ; elle les avance d’ailleurs avec la sévérité d’un commissaire du peuple qui laisse peu de chance à l’accusé : « dandy collabo qui se chargea de verrouiller la NRF […] auxiliaire nonchalant de la Propaganda Staffel, […] antisémite convaincu […]. »
Et voici que paraît Victoria Ocampo (1890-1979), belle argentine très cultivée, audacieuse, qui aimait les hommes brillants et bien habillés, les écrivains surtout. Femme de gauche, antifasciste, elle fut charmée, un soir de 1929, par ce grand garçon qui sentait bon. Ils devinrent amants, ils restèrent amis. Révulsée par ses opinions politiques, elle ne cessa jamais de considérer Drieu d’un œil tendre et navré.

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«Qu’est-ce que c’est « dégueulasse » ? 4» 

À l’antenne de Radio Paris, Drieu parle de son voyage en Allemagne, du 5 au 11 octobre 1941. D’une voix lasse, lente et presque nasillarde (« nazillarde » écrirait peut-être Aude Lancelin), il rend compte de sa mauvaise action, et, toujours soucieux de se nuire, il s’accable pour l’éternité, mais sans y paraître : « Avec quelques amis, Jacques Chardonne, André Fraigneau, […] nous sommes allés à la deuxième Rencontre des écrivains européens, qui avait lieu à Weimar […]invitation cordiale […] accueil simple et libéral […] il faut assurer, de peur qu’elle ne se rompe à jamais, la continuité de certaines délicatesses, de certaines intimités dans l’âme. » Chaque phrase est un clou pour son cercueil, et l’on imagine qu’à la fin de cet entretien, il s’est dit in petto, non sans une amère satisfaction : « Il me sera difficile de démontrer une plus grande abjection : je suis un vrai dégueulasse ! »

Politiquement, moralement, c’est une silhouette erratique, un moine gyrovague5 de la décadence et du malaise. Surréalisme, communisme, fascisme, il prie dans toutes les chapelles : « Drieu était charmant […] secret […] esclave […] des moindres données immédiates de sa conscience agitée. En même temps il allait paresseusement à la recherche de quelque impassibilité enfin définitive. Mais quel délicieux compagnon de flânerie. » (André Beucler De Saint Petersbourg à Saint-Germain-des-Prés, Gallimard)

En l’état, peu d’État

Les temps que nous vivons l’examinent sans pitié. Cependant, au contraire de tant d’autres, Drieu, dans les années soixante-dix, jouissait d’une réputation soufrée mais enviable : sa séduction opérait, on lui pardonnait sans être dupe. Mais, cette fois, par exemple, l’État français a ignoré le manuscrit complet du roman Le Feu follet, estimé entre 20 000 et 25 000 euros, vendu 40 000 !
J’interrogeai le département des manuscrits, à la Bibliothèque nationale : Cette vente vraiment exceptionnelle par le nombre et la rareté des objets proposés, si elle a fait le bonheur des collectionneurs et des marchands, n’a pas suscité un grand intérêt de la part de votre service.
Je reçus cette réponse fort courtoise et circonstanciée :
« Dans le cas des papiers Drieu La Rochelle, […], nous avions choisi de faire porter nos efforts sur des documents totalement inédits ou peu connus des chercheurs, ceux donc susceptibles de présenter un caractère de nouveauté pour les historiens, et la recherche en général.
C’est ainsi que nous avons pu acheter, en exerçant le droit de préemption de la Bibliothèque nationale de France, les 8 lots suivants : cahier contenant des projets de sommaire de la NRF,
tract diffusé par la Résistance appelant à la condamnation à mort de Drieu la Rochelle, tapuscrit d’un article censuré par les autorités allemandes en 1940, texte sur le second voyage des écrivains français à Weimar en octobre 1942, lot de huit projets d’articles, neuf lettres de Marcel Arland, vingt-sept lettres de Jacques Chardonne, quatre lettres de Ramon Fernandez.
Ce fut donc une réelle satisfaction de pouvoir faire entrer dans les collections nationales ces documents qui sont désormais consultables et accessibles.
Bien cordialement,
Guillaume Fau, directeur du département des Manuscrits. »

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Ces achats étaient conséquents, certes, mais…

Je remerciai Guillaume Fau mais je ne lui dissimulai pas ma déconvenue persistante : Je ne peux m’empêcher de penser que l’Administration, dans cette affaire, a fait preuve de timidité ou de prudence. Certes, elle ne dispose pas d’un trésor dans lequel il suffit de plonger la main pour régler toutes les additions, mais la déception est grande si l’on veut bien considérer l’importance de l’écrivain Drieu : pour l’intérêt que suscite encore cet homme, pour sa place historique, sociologique, littéraire, il me paraît que l’effort financier de votre administration est un peu court. Alors, cette question me vient, et vous voudrez bien consentir à ne pas la considérer malveillante : la réputation (calamiteuse), et, sous certains aspects justement déplorables de Drieu, explique-t-elle en partie la faible participation du département des achats à cette vente ? De très nombreux documents sont désormais la propriété de personnes privées, alors qu’elles auraient fait le bonheur des chercheurs et des lecteurs.

Un récit secret

À la Libération, n’espérant aucune grâce, Drieu n’accepta de sanction que de lui-même. Son souvenir n’a cessé de hanter ceux qui l’avaient connu : « Nous n’avons pas su l’aimer », dira Emmanuel Berl. « Je sais bien qu’on vit mieux mort que vivant dans la mémoire de ses amis. Vous ne pensiez pas à moi, eh bien, vous ne m’oublierez jamais. » (Le Feu follet).


  1. Jacques Rigault (1898-1929) a inspiré le personnage d’Alain Leroy, qui prendra les traits de Maurice Ronet dans le film de Louis Malle, Le Feu follet (1963).
    ↩︎
  2. Aude Lancelin, ex-directrice adjointe du Nouvel Obs, fervente lectrice d’Alain Badiou, fit un bref passage à la chaîne (du web) Le Media, porté sur les fonts baptismaux par Sophia Chikirou et Gérard Miller, fameux hypnotiseur.
    ↩︎
  3. Romans, récits, nouvelles, sous la direction de Jean-François Louette et Julien Hervier.
    ↩︎
  4. Jean Seberg-Patricia dans À Bout de souffle.
    ↩︎
  5.  Moine errant qui n’est attaché à aucun ordre. ↩︎

Julien Benda, le Finkielkraut de son temps?

Le philosophe s’est opposé à tous les courants intellectuels et littéraires de son temps. En défendant la raison et la pensée pure contre le règne montant de l’émotion, Benda s’est enferré dans la solitude. Pascal Engel rend hommage à cet intransigeant dans une biographie très complète. 


« Son cœur absent ne reprochait rien à sa conscience abstraite, et il mourut odieux et maudit sans se sentir coupable » (Lamartine, à propos de Saint-Just, choisi comme épitaphe par Julien Benda).

Julien Benda (1867-1956) fut mal aimé, puis oublié. C’est injuste : il fut, sinon aimable (cadet de ses soucis), le « lieu géométrique » de nombre de débats de son temps, qui convergeaient vers lui, le concernaient, le requéraient. De tous, il se mêla – de l’affaire Dreyfus au stalinisme, où il s’égara un temps.

La raison gouverne tout…

Son kantisme, son obsession de « la raison » (sous-titre du livre de Pascal Engel : « Julien Benda ou la raison »), son rejet de l’idée de progrès et sa défense rationnelle de la République (et d’une Europe gouvernée par les idéaux républicains, aux antipodes du fédéralisme contemporain) : tout cela n’était pas rien. Mais dès alors inaudible.

Son antiromantisme (« trop vague »), sa défense du classicisme en littérature lui valurent l’intérêt des maurrassiens (que, juif, il n’aimait pas – ce fut par la suite réciproque), puis de Paulhan (avant leur rupture en 1944).

Il s’opposa successivement à Bergson (son « ennemi » intime, représentant cardinal d’une philosophie contre laquelle il ferrailla toute sa vie), Romain Rolland, Maurras (donc), Proust, Valéry, Gide, Sartre : cela fait beaucoup.

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« Adorateur d’une France abstraite et d’une République idéale qui n’a plus cours, défenseur des classiques (le Grand Siècle est son horizon) et refusant les goûts du temps, désireux d’incarner la certitude plutôt que l’inquiétude et la frénésie du nouveau » (P. Engel) : cela fait décidément trop.

L’intuition et l’anti-intellectualisme bergsoniens, l’antirationalisme de son époque ont préparé le terrain à Deleuze, Foucault, Zygmunt Bauman ou Bruno Latour – avec leur culte de la pensée « plastique », « fluide », et des concepts « souples », etc. Il était le Finkielkraut de son temps : il l’ignorait.

Sa défense de l’esprit et de ses lois – contre le culte de la sensation et de l’émotion de ses contemporains (et des nôtres) – ne signifie pas qu’il rejette le sentiment hors de la raison : comme Valéry, il considère que le sentiment aussi a des « raisons ». La raison gouverne tout.

Son combat pour « les valeurs éternelles de l’intellect » fut solitaire

Absolutiste de la raison, il perd la bataille : contre Bergson, contre Sartre et ses successeurs. Engel signale une des grandes impostures de l’époque de Benda – et de la nôtre (en quoi Benda, plus qu’un « antimoderne », est un précurseur) : « Déprécier la raison, lui opposer la vie, traiter la vérité comme une valeur creuse et dénoncer en elle le masque du Pouvoir et de l’Autorité est devenu le fonds de commerce de l’intellectuel. »

À propos de certaines dénonciations de l’intégrisme religieux (musulman), Bourdieu parle d’un « obscurantisme des Lumières qui peut prendre la forme d’un fétichisme de la raison et d’un fanatisme de l’universel. » Chez Benda, l’universalisme des Lumières n’est pas un fétiche, mais un marqueur intemporel. Bourdieu aurait détesté Benda – et réciproquement.

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Ce chevalier blanc et son culte de l’intellect, « avatar » du Monsieur Teste qui pourfendait la bêtise et le culte du présent, aurait pu avoir un dialogue avec Valéry : il n’eut pas lieu (le côté « Bossuet de la IIIe République » de Valéry déplaisait à Benda).

Son combat pour « les valeurs éternelles de l’intellect » fut solitaire. Et son choix de l’éthique de conviction plutôt que de responsabilité, rigide, ne contribua pas à rompre sa solitude intellectuelle.

La Trahison des clercs (1927) trahit aussi la substance de sa pensée, transformée en slogan – le titre de ce livre est presque tout ce que l’on a retenu de lui – alors qu’il n’y prônait pas des valeurs morales, mais défendait les valeurs intellectuelles et leur autonomie. Jean-François Revel tentera de remettre les pendules à l’heure (en vain) : « Benda n’y condamne pas l’engagement des intellectuels ; ce qu’il demande c’est qu’eux surtout, et eux avant tout subordonnent l’engagement à la vérité, et non la vérité à l’engagement. »

Engel applique les analyses de son maître à notre époque

Benda demande à la littérature de fournir des « contenus de pensée » et d’apprendre « quelque chose sur la nature humaine plutôt que d’exprimer la subjectivité » : ni Gide ni Mallarmé, par exemple. Il développe ce propos dans La France byzantine, publié en 1945, qui lui aliène ses derniers lecteurs – et toute la République des Lettres.

Philosophe et directeur d’études à l’EHESS, Pascal Engel a écrit le livre décisif sur ce « mécontemporain » de son temps (et du nôtre) : chaque page de son étude profuse (trop parfois) dit l’actualité de Benda, sa solitude inconsolable et peut-être – pardon – celle d’Engel, Jean-Baptiste valeureux mais vox clamens in deserto quand même.

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Citons Engel à propos de nos contemporains : « Leur haine de la raison, leur culte de l’émotion et du moi, leur incapacité à l’abstraction et à se placer sur un plan objectif, leur refus de l’universel, leur valorisation de l’inquiétude » auraient ulcéré Benda. Engel applique les analyses de son maître à notre époque – et confirme ainsi leur pertinence : « Les réseaux sociaux et internet ont créé un système dans lequel non seulement on a affirmé que l’on ne croyait plus en la vérité et en la raison (totems de Benda), mais dans ce système les utilisateurs ne répondent plus qu’à des sollicitations de leur curiosité, au détriment de toute capacité de jugement. La démocratie s’est identifiée avec la tyrannie de l’opinion et avec la défense de causes respectables (écologie, féminisme, décolonialisme) mais défendues au nom du particularisme et contre toute forme de valeur universelle. À la justice on préfère le soin, la sollicitude, le care. Jamais la littérature et la philosophie n’ont autant valorisé l’émotion, l’intuition, l’intime et le souci exclusif de soi. »

On se prend à regretter que Pascal Engel collabore à un blog hébergé par Mediapart, alors que sa famille est à l’évidence du côté de Bruckner, Finkielkraut, Julliard – ce camp républicain et universaliste que la gauche a trahi.

Pascal Engel, Les Lois de l’esprit : Julien Benda ou la raison, Eliott, 2023.

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Juste avant l’inconnu…

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Au regard de ce qui paraît se dessiner pour les résultats électoraux de ce 7 juillet, la France de droite pourrait avoir le sentiment légitime de s’être fait voler la plénitude de sa victoire, parce que des petits arrangements politiques ont été préférés à la transparence de la démocratie…


On ne sait pas de quoi sera fait le 7 juillet au soir mais il semble tout de même que la formidable opération de dénaturation des résultats du premier tour et de leur logique qui avec le scrutin majoritaire aurait probablement entraîné la majorité absolue, va réussir. Puisque « le RN poursuit sa baisse, rattrapé par la gauche et la macronie »[1]. Car, à l’évidence, le seul objectif de cette dernière, conduite par un Premier ministre omniprésent et usant d’une argumentation si habile qu’elle dissimulait la mauvaise foi, n’oubliant jamais qu’il avait été de gauche, était seulement d’interdire au RN d’obtenir la majorité absolue. Et beaucoup de s’en féliciter. Cela ne veut pas dire qu’au sein du camp présidentiel et de la part de quelques ministres en liberté, cette position était unanimement acceptée. Par exemple, aussi bien Gérald Darmanin que Bruno Le Maire déniaient avoir l’intention de voter pour la France insoumise face au RN. Gabriel Attal, dans son alacrité de dialecticien redoutable, voulant faire feu de tout bois, mettait en garde contre le RN car, s’il accédait au pouvoir, il y aurait beaucoup de violence. J’entends bien qu’il faisait allusion à une exclusive violence politique car, sinon, son propos aurait été absurde puisque précisément la violence, crimes et délits confondus, ensauvage notre pays, notamment depuis un an, et qu’entre les deux tours elle a continué à sévir. C’est évidemment la faiblesse régalienne du macronisme qui a fait, sur ces thèmes, la force du RN. L’inquiétant visage de la délinquance en France sur les douze derniers mois est significatif : selon les tout derniers chiffres, Beauvau recense chaque jour un millier d’agressions, 1 500 actes de vandalisme, 600 cambriolages. Et une attaque avec arme par heure[2]. La campagne a été menée dans un climat de violence politique et même physique, et ce, avec une responsabilité partagée et des victimes de toutes étiquettes.

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La France conservatrice se fait voler l’élection

Ce bilan à la fois structurel et conjoncturel, comme l’a souligné Dominique Reynié[3], valide ce que les Français ont placé au premier plan de leurs préoccupations auxquelles ni la droite ni la gauche n’ont jamais su apporter de réponses efficaces : la sécurité, l’immigration et l’identité. « Il y a eu des phrases, des discours, il y a eu des coups de menton mais rien ne s’est passé… ». C’est à cause de ces problématiques, ou grâce à l’espérance de les voir régler un jour, que le RN a accompli sa poussée considérable aussi bien aux Européennes, en grande partie détournées de leur objet principal, qu’au premier tour des législatives. Si la machine médiatique et politique anti-RN a rempli sa fonction, aidée aussi par les variations et fluctuations du couple Marine Le Pen-Jordan Bardella aussi bien dans le fond que dans la forme, il n’en demeure pas moins qu’au regard de ce qui paraît se dessiner pour le 7 juillet, une part substantielle de la France de droite, conservatrice, pourra avoir le sentiment de s’être fait voler la plénitude de sa victoire parce que les arrangements ont été préférés à la transparence de la démocratie. Que le peuple aura été grondé pour n’avoir pas été discipliné et qu’on aura tout fait pour redresser la barre.

M6 diffuse les propos anti-RN de Jules Koundé en période de silence électoral

Je l’ai déjà écrit dans un précédent billet (« Tous fous à lier… sauf le peuple ! ») mais on ne peut qu’être effaré par la multitude des voix singulières et/ou collectives qui ont cru bon de nous admonester pour nous inciter au « bon » vote – au risque que leurs consignes soient contre-productives – et par certaines provocations médiatiques qui dans une totale désinvolture ont violé les règles du silence politique à partir du samedi 6 juillet. Ainsi M6 s’est permis de reproduire les propos du footballeur Jules Koundé contre le RN !

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Non seulement la dissolution a été un terrifiant coup de poker qui a montré la véritable nature du président – le joueur, l’esthète, le narcissique qui ne sait décidément pas, comme de Gaulle le reprochait à Giscard d’Estaing, que l’Histoire est tragique – mais ses suites feront vraisemblablement éclater notre pays en trois groupes.

Et il serait paradoxal que ce soit le moins important qui puisse prendre la main pour préparer l’Assemblée nationale de demain. En effet, « la macronie est en lambeaux. Il ne reste qu’un vague agrégat de gens qui, au fond, n’ont plus grand-chose en commun », selon un ministre de haut rang (Bruno Le Maire ?). Mais si je peux oser un pronostic, le président ne démissionnera pas. Il persévérera dans son être et la Constitution de la Ve République, souple, ductile, adaptable à toutes les situations, ne le contraindra pas à s’effacer. Juste avant l’inconnu, il y a déjà eu de l’insupportable.

Retrouvez également Philippe Bilger dans le nouvel épisode de notre podcast, ici : De Macron aux rappeurs, le mépris de la démocratie, les crimes de lèse-majesté médiatique

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[1] https://www.lefigaro.fr/elections/legislatives/legislatives-le-rn-poursuit-sa-baisse-rattrape-par-la-gauche-et-la-macronie-decouvrez-la-derniere-projection-en-sieges-du-figaro-avant-le-second-tour-20240705

[2] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/l-inquietant-visage-de-la-delinquance-en-france-sur-les-douze-derniers-mois-20240705

[3] https://www.lefigaro.fr/politique/mais-que-va-t-il-se-passer-apres-dominique-reynie-les-tourments-tristes-d-un-politologue-20240705

Victoire des Travaillistes à Londres: la fin du populisme?

Tout le monde parle de la grande victoire des Travaillistes de Sir Keir Starmer, un homme supposément modéré qui a réussi à purger et discipliner l’aile extrême-gauche de son parti. Un homme modéré qui, en battant comme plâtre les Conservateurs, serait parvenu à mettre fin à la parenthèse populiste qui a suivi le vote en faveur du Brexit. Mais est-il vraiment si modéré ? Et peut-on dire que le populisme est fini, quand Nigel Farage est élu pour la première fois au Parlement de son pays ?


Après des mois de suspense – non pas quant au résultat des élections britanniques, mais concernant l’étendue du désastre pour le Parti conservateur – on connait enfin le résultat. Les Travaillistes finissent avec quelque 412 sièges et les Conservateurs en sont réduits à 122. Pour ces derniers, c’est un peu moins catastrophique que ce qui était prévu par certains sondages qui leur donnaient une soixantaine de sièges, faisant des Libéraux-démocrates l’opposition officielle à la Chambre des Communes. Pourtant, comme consolation, c’est bien maigre. Les Lib-dem ont quand même 71 sièges, plus que la moitié des Conservateurs, tandis que le parti de Nigel Farage, Reform UK, décroche cinq sièges, dont celui de son leader bouillonnant. Quand ce dernier a décidé au dernier moment, le 3 juin, de se lancer dans la course en se présentant dans la circonscription balnéaire défavorisée de Clacton, le sort des Conservateurs était définitivement scellé. En divisant le vote de la droite, la participation aux élections des candidats de Reform, inspirés par la faconde démagogique de leur chef, a permis aux Travaillistes d’emporter une victoire encore plus écrasante.

Un raz de marée sans enthousiasme

Pour bien marquer la fin des quatorze dernières années de gouvernement conservateur, de nombreux dirigeants du Parti ont perdu leur siège, comme l’ex-Première ministre, Liz Truss, ou le grand partisan du Brexit, Jacob Rees-Mogg. Les sièges des anciens locataires du 10 Downing Street, David Cameron et Boris Johnson, occupés par d’autres élus conservateurs après le départ des deux chefs, sont tombés entre les mains de leurs adversaires. Il est évident que la motivation première de l’électorat était de punir les Conservateurs qui monopolisaient le pouvoir depuis longtemps sans tenir la plupart des promesses téméraires qu’ils avaient faites à chaque élection. Peut-on dire pour autant que le raz de marée travailliste était proportionnel à l’enthousiasme ressenti par les Britanniques à l’égard de Sir Keir Starmer, son programme et ses équipes ? Que nenni ! Le taux de participation a été un des plus bas jamais enregistrés. Quoique finissant avec presque les deux tiers des sièges de la Chambre des Communes, le Parti travailliste n’a engrangé que 35% du vote populaire. C’est un point de moins que Corbyn en 2019 et cinq de moins que le même en 2017. Le système électoral britannique est tel que, selon les années et la répartition géographique des circonscriptions, un certain pourcentage du vote peut se traduire en plus ou moins de sièges. Cette année, les 35% de Starmer lui ont permis de gagner le gros lot. A part le Parti conservateur, il y a un autre grand perdant : le parti des Nationalistes écossais, réduits de 48 sièges à 9 au Parlement de Westminster (ils restent au pouvoir à Édimbourg jusqu’en 2026). Dominés eux aussi par les Travaillistes, leurs espoirs de voir un référendum sur l’indépendance de l’Écosse avant la fin de la présente décennie se sont évaporés comme le brouillard sur les collines des Highlands.

Le populisme botté en touche ?

La défaite des Conservateurs est-elle imputable au Brexit ? C’est ce que veulent croire de nombreux commentateurs français. Car en France on a besoin de mettre tout ce qui va mal au Royaume Uni sur le compte du Brexit qui constitue comme le péché originel du populisme en Europe. Le hic, c’est que cette interprétation, étant le produit d’un fantasme, est fantaisiste. Ce n’est pas le Brexit qui a vidé les caisses de l’État outre-Manche, mais les sommes faramineuses (selon les chiffres officiels, entre 370 et 485 milliards d’euros) dépensées pendant le Covid. L’inflation galopante qui a suivi la guerre en Ukraine a définitivement ruiné les chances qu’avait le gouvernement conservateur, à une époque, de mener à bien son projet de « levelling up » (« nivellement par le haut »). L’objectif en était de redynamiser les régions défavorisées en investissant massivement dans leurs infrastructures et dans la requalification de leurs populations.

Si la sortie de l’UE a joué un rôle dans le crépuscule de la bonne étoile des Conservateurs, ainsi que dans leur défaite finale, c’est dans la mesure où le Brexit représentait une ambition impossible à réaliser. Car la promesse du Brexit cachait une contradiction fondamentale. Les politiques et intellectuels qui ont promu l’idée de quitter l’UE voulaient plus de mondialisation. Ils cherchaient à se libérer de la tutelle de Bruxelles dans le fol espoir de conclure encore plus d’accords commerciaux avec toujours plus de partenaires à travers la planète. En revanche, les électeurs qui ont voté pour le Brexit voulaient plus de mesures protectionnistes. Ils voulaient être à l’abri de la concurrence internationale. Ils appelaient de leurs vœux le retour de l’industrie dans ces régions aujourd’hui désertiques mais qui, autrefois, avaient constitué le cœur battant de la Révolution industrielle. Après le Brexit, le gouvernement de Boris Johnson a certes réussi à conclure des accords commerciaux mais seulement avec les partenaires avec lesquels le Royaume Uni avait déjà eu des accords à travers l’UE. Et puis les fonds qu’il voulait investir dans les régions ont été engloutis par la pandémie et l’inflation.

Arrivant après le départ humiliant de Johnson suivi de celui de Liz Truss, le brave et peu charismatique Rishi Sunak avait juste assez de marge de manœuvre pour ramener l’inflation à un niveau raisonnable. Quant à l’immigration, Johnson avait abandonné toute ambition chiffrée de réduire le nombre des personnes arrivant au Royaume Uni par des voies légales. Il croyait qu’une politique d’immigration choisie permettrait de ne recruter à l’étranger que des travailleurs hautement qualifiés qui ne constitueraient pas une source de compétition pour les ouvriers britanniques non ou peu qualifiés. La politique a échoué tout comme celle que Nicolas Sarkozy avait adoptée entre 2007 et 2012. Sunak a donc choisi de se focaliser sur les migrants illégaux arrivant par la Manche. Il a investi tous ses espoirs dans sa politique d’expulsion vers le Rwanda dont la promulgation a drainé une grande partie de l’effort législatif de son gouvernement et dont la mise en ouvre est arrivée beaucoup trop tard pour le sauver. Aujourd’hui, Starmer, qui a toujours dénoncé ces politiques comme racistes et irréalisables, parle vaguement de réduire l’immigration clandestine – car une partie de son électorat le réclame – mais ne propose pas de nouvelles mesures pour le faire. Il se drape dans le discours vertueux de l’antiraciste surtout pour prendre ses distances par rapport à ces années où le conservatisme régnait en maître.

Mais si Starmer croit avoir dompté les velléités populistes des Conservateurs, il a pu le faire grâce, en partie, au retour en politique de Farage qui, lui, incarne tous les vices idéologiques que les Travaillistes détestent. Certes, le Brexit n’a joué aucun rôle dans la campagne électorale. Il n’a fait l’objet d’aucun débat. Il est désormais relégué au passé par tout le monde. Mais Farage lui-même n’en a plus besoin. Il continue à prôner les valeurs populistes mais sans le Brexit. Ces valeurs sont : la maîtrise des frontières ; des baisses d’impôts ; l’importance de l’ordre public ; et la nécessité d’éradiquer l’influence néfaste du wokisme dans les institutions publiques. C’est ici que, pour qui regarde de près les propositions du parti travailliste, Starmer laisse voir un côté beaucoup moins modéré. Car il est probable que son nouveau gouvernement renforce la législation existante contre la discrimination raciale afin de sanctionner le racisme « systémique ». Ce dernier représente une forme de préjugé qui serait partout présent mais nulle part visible. Une personne qui prétend en être victime n’aura même pas besoin d’apporter des preuves tangibles et spécifiques de l’injustice dont il se plaint. En outre, tout l’ensemble des concepts tels que le « privilège blanc » et la « culpabilité des Blancs » sera intégré aux programmes scolaires. Or, on peut de nos jours définir le populisme comme l’opposition au wokisme. On peut même aller jusqu’à dire que le wokisme, c’est le populisme de l’extrême-gauche. La conclusion qui s’impose, c’est que Starmer, loin d’avoir éliminé le populisme de droite, que Farage continuer à porter haut, assume des aspects importants de ce populisme de gauche.

L’aporie du purisme idéologique

Inévitablement, dans leur défaite, les Conservateurs parlent, non seulement de choisir un nouveau leader, mais aussi de redéfinir le conservatisme, prétendant que, au cours de ces 14 années, ils ont perdu de vue leurs valeurs essentielles. Pour beaucoup, il faut mettre le curseur plus à droite, en adoptant les valeurs prônées par Farage et Reform. Pour d’autres, il faut revenir aux purs principes libéraux du thatchérisme ou de Friedrich von Hayek. D’autres encore n’ont pas oublié le « conservatisme compassionnel » que David Cameron avait prôné, même à une époque où il était contraint d’imposer à son pays un programme d’austérité économique. A part l’impression de confusion donnée par toutes ces voix qui prétendent parler au nom du conservatisme le plus pur, la question fondamentale est simple : les Conservateurs peuvent-ils, doivent-ils fusionner avec le Reform de Farage ? Ce dernier semble avoir donné sa réponse. En faisant campagne contre les Conservateurs, il a lancé une OPA hostile sur un parti qui, après 2016, l’a déçu à répétition. Le Parti conservateur s’est effectivement présenté comme en lui-même une coalition réunissant le centre-droit et la droite de la droite (comme un mélange de LR et RN). Cette coalition n’a jamais vraiment eu le courage de ses convictions.

De toute façon, le vrai problème des Conservateurs n’est pas celui de la définition du conservatisme. Ce dernier, comme toutes les idéologies politiques, est nourri par de multiples courants qui apportent chacun un élément utile et fécond selon les situations. Le vrai problème des Conservateurs est plutôt celui de savoir comment gouverner à notre époque. Les politiques semblent perdus dans le dédale créé par la complexité de la mondialisation, par la volatilité de l’opinion publique s’exprimant sur les réseaux sociaux, ainsi que par la multiplicité des règles et des procédures qui caractérisent le fonctionnement de l’État moderne et qui paralysent trop souvent l’action des élus. Johnson, Truss, Sunak… autant de leaders prétendant conduire leurs concitoyens à travers un labyrinthe dans lequel ils sont eux-mêmes perdus. Et comme on le verra très vite, Starmer en est un autre.

Surveiller et punir

Mais qui est donc ce prisonnier de la cellule 17 ? vous demanderez vous un petit moment au visionnage du nouveau film de Gustav Möller (The Guilty)…


Le film dure déjà depuis une bonne demi-heure lorsque le spectateur, captivé dès la première image, commence à entrevoir ce qui se joue dans la cervelle d’Eva, cette gardienne de prison paradoxalement maternelle et glaçante, secourable et opaque, bizarrement troublée par l’arrivée d’un jeune détenu, menottes aux poignets, dont la pâleur nordique et le visage glabre contraste avec la bigarrure majoritairement exogène de la population carcérale – en cela la réalité danoise n’est pas sans en rappeler une autre, géographiquement plus familière…  

Le garçon – faciès à la dureté inquiétante, anatomie intégralement maculée de tatouages – intègre illico le quartier de haute sécurité, réservé aux criminels « présumés » dangereux, comme on dit. Eva invente bientôt auprès du directeur de l’établissement un prétexte pour y demander son transfert. Le captif de la cellule 17 concentre alors toute son attention, de façon obsessionnelle – on comprendra bientôt pourquoi.

Entre Mikkel, le récidiviste criminel en longue détention et Eva, geôlière elle-même captive en quelque sorte de l’espace carcéral (on ne saura rien de sa vie « hors les murs ») va se nouer un rapport de pouvoir et de sujétion réciproque à la fois subtil, équivoque et tragique, où les pulsions sadiques le disputent aux effluves de l’empathie, où le désir de vengeance se confronte à la tentation de pardonner.

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Le psychodrame met ainsi face à face une mère et l’assassin de son fils – d’où le titre, Sons, (mais pourquoi cette manie des titres en anglais, a fortiori s’agissant d’un film suédois, qui n’aurait pas démérité à se nommer Fils, tout simplement, pour la distribution française. Passons.) Tourment inexpugnable, la culpabilité habite ces deux génitrices vis-à-vis du destin de leur enfant respectif, qu’elles n’ont pas su élever autrement que de façon toxique. Sons confronte également le meurtrier psychopathe à sa propre mère, d’abord au parloir, puis dans le cadre d’une permission de visite sous haute surveillance obtenue par Eva pour son « protégé », épisode qui tourne très mal… et détermine le dénouement du film.  

Coscénarisé par Emil Nygaard Albertsen et le cinéaste suédois implanté au Danemark Gustav Möller, Sons ménage des rebondissements qui, jamais gratuits ou intempestifs, s’appuient sur une profonde véracité psychologique, conjuguée à un sens du rythme et à une maîtrise du récit remarquables. (Rappelons au passage que le premier « long » de Gustav Möller, The Guilty ( 2018), a été gratifié trois ans plus tard d’un remake sous bannière U.S., avec Jake Gyllenhall, pompage qu’on peut visionner sur Netflix – mais pas l’original, hélas, pourtant beaucoup mieux inspiré). 

Sur Sons, n’en disons pas plus, histoire de ne pas déflorer la teneur de ce second film exceptionnel, tenu d’un bout à l’autre par la présence en continu, de part en part magistrale, de la comédienne Sidse Babett Knudsen dans le rôle d’ Eva,  – pour mémoire, son interprétation géniale de la première ministre Brigitte Nybord dans la série Borgen, visible sur Arte.fv –  aux côtés du Danois Sebastian Bull, né en 1995, et qui intériorise la sauvagerie de Mikkel, ce fauve en cage, mais aussi sa secrète humanité, avec un don d’appropriation proprement inouï.

Reflet de la rage intérieure des personnages, la bande-son d’un vrombissement sourd court par moments au long ce presque huis-clos, tourné près de Copenhague dans une vraie prison désaffectée, dont le décor réaliste retentit de la fameuse injonction foucaldienne « surveiller et punir », questionnée ici à nouveaux frais avec une intensité peu coutumière au cinéma.

Sons. Film de Gustav Möller. Avec Sidse Babett Knudsen et Sebastian Bull. Danemark, Suède, couleur, 2024.
Durée: 1h40.

À mains nues

Les lecteurs de Causeur connaissent le don d’Hannah Assouline pour fixer le regard des écrivains. Cette exploratrice inlassable de la République des lettres et de l’engeance humaine a découvert il y a quarante ans un autre miroir de l’âme : les mains. Un beau livre nous ouvre, enfin, les portes de sa galerie.


Sans ma chère Hannah Assouline, je ne saurais peut-être pas que les mains parlent. Les yeux miroir de l’âme, le visage comme première perception de l’autre, on en fait quotidiennement l’expérience. Les mains, on a tendance à les oublier – à les invisibiliser dirait-on dans le jargon contemporain.

Depuis quarante ans, Hannah photographie les écrivains avec autant de désir qu’elle les lit. Oui, aussi étrange que cela puisse sembler, avant de voir un auteur, elle le lit, nombre de critiques devraient en prendre de la graine. Les lecteurs de Causeur connaissent son don pour capter les vérités enfouies, les ombres impalpables, les tensions furtives. Peu d’arrière-plan dans ses images, le fracas du monde n’y parvient que par le truchement d’un être singulier, saisi dans le mouvement de la pensée et du corps. Souvent, on sent à une sorte de relâchement, un frisottis de l’œil, qu’elle a fait rire son client avec ses histoires de Parisienne ou d’Orientale – elle est l’une et l’autre.

Explorer la drôle d’engeance humaine, c’est son truc à elle. À commencer par les écrivains bien sûr, c’est sa famille depuis que cette autodidacte est tombée dans les livres. Les visages par évidence. Puis sont venues les mains qui, sous son regard et sous son objectif, ont acquis une vie propre. Dans sa préface, Jérôme Garcin, vieux complice des pérégrinations de la photographe, évoque le saisissant portrait de Philippe Soupault (fondateur du surréalisme avec Breton), réalisé en 1984. « Le jour de leur rencontre dans une maison de retraite parisienne où il devait finir sa vie, elle a eu l’idée géniale de photographier aussi ses mains. » Plus tard, il y a eu ces ouvriers d’une usine de décolletage dans le Jura, un jour pluvieux de novembre. Des hommes exposés à des nuages toxiques. « Elle photographia leurs visages marmoréens et surtout, leurs mains enroulées dans des chiffons noirs et huileux, qui maniaient les vis, les axes, les écrous sortis des machines. Le journal ignora les visages et ne publia que les mains. »

Depuis, elle n’a cessé d’arpenter, appareil au poing, la République des Lettres, ses boulevards les plus fréquentés comme ses allées obscures, demandant à tous les portraiturés de la laisser shooter leurs mains. Et cette collectionneuse de gueules est devenue, observe Garcin, l’« unique anthologiste » des mains d’écrivains.

Sur chaque double-page de ce magnifique ouvrage, un visage, à gauche, dialogue avec des mains, à droite. Curieusement, seul Georges Dumézil a refusé de livrer les siennes, peut-être parce qu’il craignait qu’elles en disent trop. Ces mains qui travaillent, stylo ou pinceau entre les doigts, qui se nouent, se cachent, éludent ou interrogent, révèlent parfois les secrets que le visage voudrait cacher. Et parfois, c’est le contraire.

Difficile, au fil des pages, de ne pas penser que ces 150 portraits représentent les derniers feux de l’âge littéraire et qu’un jour prochain, il n’y aura plus de grands auteurs ni d’Hannah Assouline pour les faire rire le temps d’une image. Si les mains sont l’une des plus éclatantes projections de l’esprit dans le corps, ne deviennent-elles pas inutiles dans un monde où la commande vocale détrône le traitement de texte (ne parlons pas du stylo) et la drague virtuelle, la caresse. Serons-nous encore des hommes quand l’évolution nous aura privés de nos mains ? Peut-être le livre d’Hannah Assouline témoigne-t-il d’un passé déjà révolu. Raison de plus pour se ruer dessus.

Hannah Assouline, Des visages et des mains (préf. Jérôme Garcin), Herscher, 2024

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Lire, est-ce vivre?

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Grâce à Patrick Besson, j’ai pu relever dans Le Point deux définitions très intéressantes de la lecture, par Peter Handke. Le première : « lire à en devenir un sauvage pacifique » et la seconde : « lire, inactivité idéale, supérieure à beaucoup d’activités… »

Si elles m’ont frappé à ce point, cela tient d’abord à ma propre passion de la lecture. J’ai la chance, dans mon existence quotidienne, de pouvoir m’abandonner sans remords ni mauvaise conscience, grâce à une épouse formidable, non seulement à la lecture des quotidiens, des hebdomadaires et à la consultation des sites d’information mais à des lectures en quelque sorte gratuites, non utilitaires, d’ouvrages de pure littérature. Je ne concevrais pas, par exemple, de m’endormir, même très tard, sans avoir parcouru plusieurs pages de mon livre en cours qui est parfois différent, la nuit, de celui qui m’occupe le jour. C’est dire à quel point la lecture m’apparaît tel un besoin, un havre de paix et d’intelligence, un plaisir. Quelqu’un d’autre, grâce à son style, à la fiction qu’il a inventée, vous parle, vous enthousiasme, vous enseigne ou non, c’est selon.

À lire aussi, Yannis Ezziadi: Judith Magre, une vie à jouer

J’aime, dans la première définition de Peter Handke, la description du lecteur comme un « sauvage », comme un être qui se replie sur soi, seul dans son monde fait seulement de sa relation avec le livre qu’il tient, mais « pacifique », puisque sa sauvagerie est exclusivement destinée à à créer le plus de tranquillité possible, d’harmonie et de silence pour lui permettre de jouir de cette innocence absolue qu’est la lecture d’un livre vous enfermant dans son univers et vous laissant avec joie hors du monde.

Sa seconde définition, pour être également fine, en constituant pourtant la lecture comme une superbe inutilité bien supérieure aux mille travaux ordinaires qui sont notre lot, me gêne dans la mesure où elle laisse entendre que lire ne serait pas vivre, ne serait pas agir.

Lire n’est qu’apparemment une activité inutile. Profondément, la lecture est directement reliée à l’existence puisqu’elle irrigue le lecteur d’idées et de sentiments qui l’enrichiront dans la vraie vie, une fois quittée la sphère de l’imaginaire, l’aideront à mieux comprendre autrui, ses forces, ses faiblesses, ses misères ou ses élans.

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Le livre est aussi un formidable gain de temps. Il ne nous dispense évidemment pas d’appréhender le cours de notre destin et d’affronter concrètement, physiquement, les aléas, les hasards auxquels il va nous confronter. La lecture ne nous détourne pas de vivre mais, par exemple quand on plonge dans la géniale Recherche du Temps perdu, elle nous offre un extraordinaire tableau de « la vie réellement vécue » avant que nous appréhendions, ainsi lestés, de manière tangible sa réalité.

La lecture nous prépare à partager l’humanité des autres ou nous fait mieux comprendre la nôtre. Lire, c’est vivre, lire, c’est agir. Quitter un grand livre, c’est comme mourir un peu. En ouvrir un autre, c’est revivre.

Dialogues intérieurs à la périphérie: Notes, 2016-2021 (2024)

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Yohan Pawer: l’influenceur gay droitard qui casse –vraiment– les codes

Ouvertement homosexuel, Yohan Pawer est un influenceur qui combat la vision progressiste imposée au public par la communauté LGBTQI+. Une voix qui trouve un certain écho parmi les « homos patriotes » de droite. À gauche, on pense qu’il est comme une dinde militant pour Thanksgiving, et des militants radicaux antifas s’en prennent à lui. Rencontre.


Yohan Pawer est un influenceur gay qui défie les stéréotypes qui accompagnent régulièrement la communauté LGBT. Suivi par plus de 40 000 followers sur les réseaux sociaux, il est souvent classé à l’extrême droite. Mais contrairement aux idées reçues, le jeune homme de 29 ans affirme ne pas être un « fils de bourgeois déconnecté du réel » comme on le lui reproche régulièrement. « Je viens d’une famille d’ouvriers et j’ai toujours vécu en banlieue parisienne entourée de cités », explique-t-il. Il évoque même comment son cadre de vie l’a sensibilisé à certaines problématiques, comme l’insécurité et ce qu’il perçoit comme l’islamisation des quartiers. Son adolescence difficile, marquée par les violences subies en raison de son homosexualité, l’a poussé à s’engager politiquement. « C’est très difficile de vivre dans certains quartiers quand on est blanc et homosexuel. Car pour une certaine partie de l’immigration que je dénonce, j’étais l’homme à martyriser, violenter. Je l’ai très vite compris et c’est pour cela que je me suis engagé en politique », nous confie-t-il.

Un collectif inspiré de l’agit prop d’Alice Cordier

Le 28 juin, Yohan Pawer a fondé le collectif Éros avec Jérémy Marquie, chroniqueur sur Radio Courtoisie et TV Libertés. Inspiré par le collectif Nemesis d’Alice Cordier, ce projet, né d’une volonté de regrouper des homos « patriotes » sous un même parapluie, vise à contrer ce qu’il décrit comme des dérives idéologiques. « Le collectif Éros est là pour lutter contre les dérives wokes et LGBT, et permettre à cette majorité silencieuse de s’exprimer », précise-t-il. Durant l’interview, il n’hésite pas à pointer du doigt les revendications de certains militants LGBT, « de la folie sur l’identité de genre à la transidentité qui s’introduit aujourd’hui jusque dans nos écoles pour endoctriner nos enfants, en passant par l’exubérance et les revendications dangereuses de certains militants LGBT comme la GPA qui pose un réel souci d’éthique dans notre société, une immense majorité d’homosexuels aujourd’hui dans notre pays ne se sentent absolument plus représentées par ce courant de pensée totalitaire et nocif » précise-t-il.  Un de ses combats qui l’a fait connaître du public, les spectacles de drag-queens pour enfants, qu’il considère comme dangereux et inappropriés. « Les enfants sont des éponges, ils sont en pleine construction et on cherche à les déconstruire avant même d’être construits », critique-t-il.

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Il nie toute homophobie dont il pourrait être faussement accusé. « Il va de soi que je condamne fermement tous les actes homophobes et transphobes. Mais quand les propagandistes LGBTQI+ jouent avec le feu, faisant des prides de rue dans les cités avec des homosexuel(le)s en laisse et haut en latex, ou quand sur Netflix, on doit nous infliger des propagandes wokes à tout va et à outrance en voulant imposer des choses que beaucoup ne veulent pas voir…, cela agace fortement et beaucoup passent à l’acte » affirme Yohan Pawer. « Le problème avec les LGBTQI+ c’est qu’ils n’ont aucune limite et ne se rendent pas compte des répercussions graves que cela peut avoir sur certains membres de cette communauté. Il ne faut pas oublier qu’ils restent extrêmement minoritaires et que 99% des Français n’approuvent pas leurs dérives. À trop jouer avec le feu, on finit par se brûler », avertit Yohan Pawer.

Minoritaire dans la minorité

Plus de 40% des gays, lesbiennes ou bisexuel(le)s, voteraient pour la droite modérée ou extrême, selon un sondage IFOP daté de juin 2022. « Je ne me range dans aucune case. LGBTQI+ ne sont que des lettres et moi, je ne suis pas une lettre », s’irrite Yohan Pawer. Selon lui, de nombreux homosexuel(le)s ne se sentent plus représenté (e)s par cette mouvance. « J’ai conscience que je fais partie d’une minorité, mais à l’inverse d’eux, je ne souhaite rien imposer à la majorité », assène-t-il. Il se réjouit néanmoins du changement des mentalités. Sortis du bois, certains homosexuels n’hésitent plus à revendiquer leur appartenance à la droite nationale ou patriotique, dans la lignée se situe Yohan Pawer. S’il n’entend pas adhérer ou faire campagne pour un parti politique, il analyse ce changement par une prise de conscience des dangers auxquels feraient face les homosexuels, notamment les agressions homophobes qu’il attribue principalement à une partie de l’immigration. « Beaucoup d’homosexuels rejoignent majoritairement le Rassemblement National, le seul parti de France à avoir autant d’homosexuels à l’Assemblée nationale. Voter le RN c’est rester en vie, voter le Nouveau Front Populaire (NFP) c’est signer son arrêt de mort. Beaucoup d’homos l’ont compris ! », assure-t-il.

A lire aussi, Isabelle Larmat: Sandrine Rousseau: «La flamme olympique est à toutes et tous»

« Bien évidemment, je ne mets pas tout le monde dans le même sac, mais nous constatons une forte hausse des agressions homophobes par des personnes principalement maghrébines. J’en ai fait les frais il y a quelques mois quand j’ai été sauvagement agressé par deux maghrébins me disant que « sur le Coran de la Mecque, les p*dés comme toi ne devraient pas exister », explique encore Yohan Pawer. « Avec LFI à l’Assemblée, l’espérance de vie et la liberté individuelle des homosexuels sont réduites », renchérit cet ancien directeur marketing de « Droite au cœur », sorte de Meetic de la droite nationale, créé afin de permettre aux femmes et aux hommes de droite de « rencontrer des patriotes qui leur ressemblent ».

Sa dernière controverse

Yohan Pawer, par ses positions tranchées et ses actions, continue de susciter la controverse. Son parcours atypique et ses engagements lui valent autant de soutiens que de détracteurs. Lors de la dernière Gay Pride, à Paris, il a tenté de faire entendre sa voix dissonante. L’accueil a été à la hauteur de ce qui a été considéré par les participants comme une provocation.

« Des antifas m’ont reconnu et se sont jetés sur nous. Un de mes militants a eu le nez en sang, le Youtubeur et journaliste Vincent Lapierre qui devait faire un reportage sur notre action a été pris à partie, on lui à voler sa caméra d’une valeur de 7000 € et me concernant une personne transgenre, actuellement en garde à vue, m’a frappé au visage » déclare-t-il. « Nous avons subi des jets de projectiles, des insultes, des vols et agressions. Nous voulions une marche pacifique tandis que les militants d’extrême gauche ont choisi la violence. Voilà le vrai visage de la « bien-pensance » et du camp de la « tolérance » » ajoute encore Yohan Pawer. Quoi qu’on pense de lui, il incarne une voix singulière, défiant les étiquettes et prônant une vision conservatrice et sécuritaire pour les homosexuel(le)s. « Personne ne nous intimidera et nous continuerons notre combat » rappelle-t-il, appelant tous ceux qui le souhaitent et se reconnaissent en lui, à le rejoindre au sein de son collectif.

Il était une fois Malraux

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André Malraux (1901- vers 1933. DR.

Le dernier numéro de la revue La Règle du Jeu est consacré à André Malraux


C’est en été qu’on réapprend à vivre. Mais les temps sont à la haine ; pire : à la dissolution de la France. Alors on continue à s’injurier malgré le bleu du ciel et les tilleuls en fleurs. Dans Les chênes qu’on abat…, André Malraux (1901-1976), à propos de la jeunesse, écrit : « Le drame de la jeunesse me semble la conséquence de celui qu’on a appelé la défaillance de l’âme. Peut-être y a-t-il eu quelque chose de semblable, à la fin de l’empire romain. Aucune civilisation ne peut vivre sans valeur suprême. Ni peut-être sans transcendance… » La jeunesse, c’est à elle qu’il faut s’adresser : elle doit sauver la culture française. Car il ne faudrait surtout pas qu’elle laisse les barbares s’emparer du marteau-piqueur par lassitude ou par ignorance. Or, un ami, professeur de lettres à l’université de la Sorbonne, m’a affirmé récemment que ses étudiants n’avaient jamais lu Malraux. Tout juste en avaient-ils entendu parler en cours d’histoire avec le discours halluciné du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. C’est à peine croyable ; c’est pourtant la triste réalité.

Il convient alors de se réjouir du numéro 82, de mai 2024, de La Règle du Jeu, revue portée par Bernard-Henri Lévy et son équipe. BHL ne signe pas moins de quatre articles qui montrent les différentes métamorphoses de l’écrivain sans cesse en mouvement. Pour l’auteur de La Condition humaine, prix Goncourt 1933, il était nécessaire de « se résoudre dans l’action ». Dans son « Discours à l’Université hébraïque de Jérusalem », du 31 octobre 2010, intégralement reproduit dans ce numéro 82, BHL rappelle que Malraux, jamais, n’a été touché par le virus de l’antisémitisme. On ne peut pas en dire autant des écrivains de sa génération et de son époque. Le philosophe rappelle également la détermination de Malraux en octobre 1956, c’est-à-dire au moment du blocus du canal de Suez par l’Égypte alliée à la Syrie et à la Jordanie. Un danger mortel pesait (déjà) sur Israël ; et celui qui lutta contre les fascistes espagnols en 1936, à la tête de son escadrille España, déclara qu’il voulait prendre le commandement d’une brigade israélite. En pleine guerre des Six Jours (1967), Malraux se confia à Shimon Peres, alors député : « Si j’étais jeune, donc, je m’enrôlerais dans l’armée israélienne. » Voilà résumé en une phrase, le Malraux combattant, d’abord farouchement engagé à gauche, sachant dans quelle direction souffle le vent de l’Histoire, authentique résistant, métamorphosé en colonel Berger, cigarette au bec, à la tête de la très chrétienne brigade Alsace-Lorraine, ferraillant dur contre les nazis, puis devenant « l’ami génial » du général de Gaulle, ainsi que le premier ministre de la Culture, hissant la résistance française au rang de la Grande Armée de Napoléon, rivalisant avec le lyrisme incantatoire de Victor Hugo.

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Antifasciste, gaulliste, courageux et fraternel patriote, mais également grand écrivain, infatigable essayiste, hyperactif penseur des civilisations, agnostique tourmenté par Dieu, poursuivi par la mort, sa compagne silencieuse. Grand écrivain, oui. Ses romans d’actions violentes, voire sadiques, où dominent l’ellipse et l’aposiopèse, romans conçus comme des reportages de guerre (Les Conquérants, La Condition humaine, L’Espoir), le prouvent. Morand, son rival, fourvoyé à Vichy, a du reste dit : « Malraux peut se permettre des œuvres dangereuses parce qu’il a vécu dangereusement. » Citation faite par Simon Liberati qui signe un article particulièrement inspiré dans ce numéro passionnant dirigé par Michaël de Saint-Cheron, spécialiste, avec son frère, François, de la vie et l’œuvre de Malraux. On est bluffé par l’érudition fluide, zébrée de fulgurances, d’un Malraux autodidacte qui se permet d’écrire Le Musée Imaginaire et de faire le portrait pénétrant de Picasso. Une des forces de cet écrivain ténébreux, à la voix de possédé, aura été de rendre l’art accessible au plus grand nombre en ne l’enfermant pas dans des lieux clos irrespirables. Malraux, c’est encore l’homme des Antimémoires qui réinvente son « je », quitte à perdre parfois le lecteur trop conformiste. Les fâcheux n’ont pas hésité à le traiter de mythomane, traquant minutieusement les « arrangements » de l’écrivain avec la vérité. Mais Malraux avait, dès La Condition humaine, répondu par avance à ces mesquines attaques : « Les romanciers ne sont pas sérieux, c’est la mythomanie qui l’est. »

Sylvie le Bihan, dans son article « Deux amis pour la vie », rappelle les liens d’amitiés profonds de Louis Guilloux, auteur du chef d’œuvre sur la Première Guerre mondiale, Le sang noir, avec Malraux. Comme il convient aussi de citer le texte, j’oserais dire malrucien, que Samuel de Loth consacre à L’Homme précaire et la littérature, livre posthume qu’on devrait s’empresser de (re)lire. Samuel de Loth : « Ce livre, L’Homme précaire et la littérature, permet ce glissement d’état qui ne consiste pas à raconter des histoires, mais à vivre l’Histoire. Malraux a tracé une voie, à vous de prendre des chemins de traverse qui un jour croiseront sa voie, ou la mienne. »

« Vivre l’Histoire », ça résume Malraux. Souvent, il l’a même faite. Insigne honneur de l’engagé permanent. Rien, pour lui, n’était impossible. Gaston Gallimard, en 1949, ou 1950, se plaint de ne pas avoir de nouvelles de Louis-Ferdinand Céline, exilé au Danemark. Malraux lui lance : « Attendez je prends un avion, et je vous le ramène votre Céline ; je le parachute même sur Paris ! »

C’est maintenant qu’il faut relire Malraux. L’époque l’exige. Il faut relire l’écrivain des images saisissantes qui imposent l’engagement quand le Mal étend son linceul sur la nation. À Bernanos, il dit un jour : « Avec les camps, Satan a reparu visiblement sur le monde… » (Antimémoires)

La Règle du Jeu, numéro 82, mai 2024, « l’anti-destin d’André Malraux ».

La Règle du jeu n°82

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Et la tendresse, bordel!

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Dominique Lavanant et Aldo Maccione, "Pourquoi pas nous", 1981 © SIPA

Notre chroniqueur ouvre ses boîtes à souvenirs durant tout l’été. Livre, film, pièce de théâtre, disque ou objet, il nous fait partager ses coups de cœur « dissidents ». Ce dimanche, il a ressorti quelques trésors de la période 1981/1982 au moment de l’alternance politique, une sélection iconoclaste à base d’Aldo Maccione, de Marcel Achard, de Philippe Timsit et de René Bellotto


La comédie et la nostalgie guident les peuples opprimés. Les gouvernements passent, les chambres se défont, les gloires d’hier à l’hémicycle se recyclent sur les chaînes d’info, l’arrière-cuisine électorale soulève des haut-le-cœur, le citoyen est souvent trahi mais le public ne change pas.

Dominique Lavanant amoureuse d’Aldo Maccione

Il veut rire et se souvenir. Il n’a que faire des démonstrations artistiques à vocation égotique et des roulements de tambour. Il trouve son bonheur dans des films sans prétention, sans message, sans intimidation, idiots parfois, ineptes pour certains, mais empreints d’une tendresse qui semble aujourd’hui être la marque d’une faiblesse de caractère. On a peur d’être tendre dans ce pays saisi de tremblements. Et pourtant, on ne se déshonorera jamais à être tendre, c’est même la seule attitude qui peut nous racheter. Vous enlevez la tendresse, il reste l’amertume et la colère, la violence et l’indifférence, elle seule peut atténuer la douleur d’être au monde. En mai 1981, la gauche vient de l’emporter, de l’ombre à la lumière, les damnés de la terre auront leur quart d’heure de célébrité. L’espoir est grand d’un changement, les haines resucées pourront bientôt s’exprimer au grand air, il y aura des purges et des cabales, des martyres et des gagnants, des déballages et des mises au placard. L’homme de la rue regarde ce spectacle, à distance, effaré par sa classe politique, son absence de colonne vertébrale et la marchandisation des idées à la criée. En 1981, chacun prend les avantages sociaux qu’on lui tend et observera la valse des ministères, avec une prudence de paysan. En juin, un mois plus tard, après l’accession de Mitterrand à l’Elysée, dans les cinémas de France, sort « Pourquoi pas nous ? », une comédie sentimentale de Michel Berny à qui l’on doit quelques épisodes de « Petit-déjeuner compris », la meilleure série télé française de ces cinquante dernières années. On aurait pu s’attendre à un film d’alternance au manichéisme désolant, à un foudroiement des bonnes consciences, Allende et crise de la sidérurgie dans le bassin lorrain, poing levé et cultureux en A.G, on a droit à une « petite » fabrique du rire, sous-éclairée, emmenée par quelques vedettes, presque poussive dans sa narration, sans éclat et sans profondeur, vulgaire car trop populaire ? Il est temps de faire son auto-critique. « Pourquoi pas nous ? », malgré quelques lourdeurs non-déplaisantes est d’une permanence que l’énoncé de son pitch ne laisse pas percer à priori. En effet, la rencontre entre une librairie de Carpentras (Dominique Lavanant), vieille fille prise de strabisme sous le coup de l’émotion et d’un catcheur surnommé Cro-Magnon (Aldo Maccione) à la pilosité envahissante, pourrait laisser dubitatif, voire même inquiet quant au résultat. Croyez-moi, derrière un nanar revendiqué, il y a toujours un film plus personnel, plus délicat qu’il n’y paraît. La poilade n’est que l’écume des choses. Une forme de courtoisie à l’égard des spectateurs intimidés par les intellos du trémolo. On ne leur dit pas : « Venez voir un grand film dramatique où l’expression des sentiments atteindra son paroxysme ». On leur dit : « Venez voir ce petit film marrant, il y a Aldo, Jugnot, Maurice Biraud, Daniel Russo en marchand d’articles de sport et même Guybet en flic qui roule dans un break R18 ; la semaine a été pénible, vous avez mérité un bon divertissement sans prise de tête ». C’est un mensonge, car on oublie assez vite le côté farce pour ne s’intéresser qu’à la psychologie de nos deux anti-héros. Aldo se révèle plus tendre que d’habitude, abandonnant son côté garçon de plage sans perdre son accent délicieux. Et Dominique Lavanant, la plus « Hussarde » des comédiennes, déploie un jeu ample, impressionnant par son étendue, de la gaucherie à la pudeur, du rire aux larmes. On croyait rire, on a ri effectivement, mais on a été émus par quelques réminiscences du passé, une librairie de province, un combi Volkswagen jaune, en somme, une absence de gueulardise, le contraire de nos époques bavardes.

Pierre Mondy et Michel Duchaussoy jaloux

Même impression d’une « qualité France » lorsqu’on visionne « Patate » de Marcel Achard avec Pierre Mondy et Michel Duchaussoy, deux vrais-faux amis qui se jalousent et se détestent, sans oser rompre leur relation. Ce mano à mano, pleins de sous-entendus et d’ironie siffleuse, est un pur bonheur à l’oreille. On redécouvre un monde disparu et le charme de Clémence Amouroux nous saute aux yeux, alors que l’on ne connaissait pas son existence hier encore. Mea culpa. Et on ne se laissera jamais d’admirer Marie Dubois. On en fait ici le serment.

Durant cette première année de septennat, la rupture tant prônée, n’empêche pas la mélancolie de toquer à notre porte. La modernité ne serait-elle qu’un leurre ? Philippe Timsit chante « Henri, porte des lilas », il se souvient d’un bassiste, du Golf Drouot et des yéyés, les lumières de l’Olympia se sont éteintes pour celui qui est rentré du service. Et je relis chaque été, le roman de René Belletto, Sur la terre comme au ciel qui fut adapté au cinéma par Michel Deville en 1985 sous le titre « Péril en la demeure ». Sa dernière phrase ne me quitte pas : « À treize heures, Vivane et moi, nous nous envolâmes pour Malaga ». Cohabitation ou pas.

Pourquoi pas nous ? de Michel Berny – CanalVod

Patate de Marcel Achard – INA Madelen

Henri, porte des lilas de Philippe Timsit

Sur la terre comme au ciel de René Belletto – J’ai lu – Numéro 2943

Sur la terre comme au ciel

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Drieu la Rochelle, une ombre encombrante

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Pierre Drieu la Rochelle, 1942. © Leonard de Selva/Bridgeman Images

La disparition de la bibliothèque de Drieu la Rochelle a mobilisé les admirateurs de l’écrivain. L’État a brillé par sa prudence et n’a pas préempté certains documents majeurs, tel le manuscrit de Feu follet. L’héritage de Drieu – son talent littéraire et son passé de collabo – est encore lourd d’ambiguïtés.


Drieu la Rochelle se suicide le 15 mars 1945. André Malraux et Colette Jéramec, première femme de Drieu, admirable personnalité, se précipitent dans son appartement, afin de dérober aux pilleurs l’essentiel de sa bibliothèque et de ses archives. Une partie trouve place chez Malraux, Colette et quelques autres, une autre dans un garde-meuble, dont le contenu entier sera détruit peu après par un incendie (volontaire ou criminel ?). Par la suite, tout ce qui fut sauvé sera déposé chez Jean Drieu la Rochelle, son frère. Brigitte, l’épouse de Jean, meurt en juin 2023.

Les ombres convoquées

14 décembre 2023, hôtel Drouot, Paris : l’étude Tessier-Sarrou met donc en vente cette prodigieuse collection (expert, l’excellent Éric Fosse). Le catalogue seul (préfacé par Julien Hervier) est un trésor : il reproduit des choses rares ou jamais vues, comme dérobées à l’histoire et à l’oubli (voir sur le site de Causeur Drieu la Rochelle, des archives pour la littérature et pour l’Histoire)
On attendait les collectionneurs privés, les lecteurs, nombreux, toujours renouvelés du Feu follet, hantés par la poignante dérive d’un garçon voué au malheur d’être né1. Ils vinrent. On attendait l’État, toujours présent et actif dans ce genre d’événement.
Or, il se montra d’une grande discrétion. Que s’est-il passé ? Un retour en arrière s’impose.

Drieu : l’une contre, l’autre tout contre

Aude Lancelin2, dans un article intitulé Un collabo au Panthéon, publié dans Marianne (janvier 2012), s’insurge contre la publication par Gallimard, dans la prestigieuse Pléiade, des œuvres de Drieu3. Ses arguments sont solides, parfois justes, trempés de fiel aussi ; elle les avance d’ailleurs avec la sévérité d’un commissaire du peuple qui laisse peu de chance à l’accusé : « dandy collabo qui se chargea de verrouiller la NRF […] auxiliaire nonchalant de la Propaganda Staffel, […] antisémite convaincu […]. »
Et voici que paraît Victoria Ocampo (1890-1979), belle argentine très cultivée, audacieuse, qui aimait les hommes brillants et bien habillés, les écrivains surtout. Femme de gauche, antifasciste, elle fut charmée, un soir de 1929, par ce grand garçon qui sentait bon. Ils devinrent amants, ils restèrent amis. Révulsée par ses opinions politiques, elle ne cessa jamais de considérer Drieu d’un œil tendre et navré.

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«Qu’est-ce que c’est « dégueulasse » ? 4» 

À l’antenne de Radio Paris, Drieu parle de son voyage en Allemagne, du 5 au 11 octobre 1941. D’une voix lasse, lente et presque nasillarde (« nazillarde » écrirait peut-être Aude Lancelin), il rend compte de sa mauvaise action, et, toujours soucieux de se nuire, il s’accable pour l’éternité, mais sans y paraître : « Avec quelques amis, Jacques Chardonne, André Fraigneau, […] nous sommes allés à la deuxième Rencontre des écrivains européens, qui avait lieu à Weimar […]invitation cordiale […] accueil simple et libéral […] il faut assurer, de peur qu’elle ne se rompe à jamais, la continuité de certaines délicatesses, de certaines intimités dans l’âme. » Chaque phrase est un clou pour son cercueil, et l’on imagine qu’à la fin de cet entretien, il s’est dit in petto, non sans une amère satisfaction : « Il me sera difficile de démontrer une plus grande abjection : je suis un vrai dégueulasse ! »

Politiquement, moralement, c’est une silhouette erratique, un moine gyrovague5 de la décadence et du malaise. Surréalisme, communisme, fascisme, il prie dans toutes les chapelles : « Drieu était charmant […] secret […] esclave […] des moindres données immédiates de sa conscience agitée. En même temps il allait paresseusement à la recherche de quelque impassibilité enfin définitive. Mais quel délicieux compagnon de flânerie. » (André Beucler De Saint Petersbourg à Saint-Germain-des-Prés, Gallimard)

En l’état, peu d’État

Les temps que nous vivons l’examinent sans pitié. Cependant, au contraire de tant d’autres, Drieu, dans les années soixante-dix, jouissait d’une réputation soufrée mais enviable : sa séduction opérait, on lui pardonnait sans être dupe. Mais, cette fois, par exemple, l’État français a ignoré le manuscrit complet du roman Le Feu follet, estimé entre 20 000 et 25 000 euros, vendu 40 000 !
J’interrogeai le département des manuscrits, à la Bibliothèque nationale : Cette vente vraiment exceptionnelle par le nombre et la rareté des objets proposés, si elle a fait le bonheur des collectionneurs et des marchands, n’a pas suscité un grand intérêt de la part de votre service.
Je reçus cette réponse fort courtoise et circonstanciée :
« Dans le cas des papiers Drieu La Rochelle, […], nous avions choisi de faire porter nos efforts sur des documents totalement inédits ou peu connus des chercheurs, ceux donc susceptibles de présenter un caractère de nouveauté pour les historiens, et la recherche en général.
C’est ainsi que nous avons pu acheter, en exerçant le droit de préemption de la Bibliothèque nationale de France, les 8 lots suivants : cahier contenant des projets de sommaire de la NRF,
tract diffusé par la Résistance appelant à la condamnation à mort de Drieu la Rochelle, tapuscrit d’un article censuré par les autorités allemandes en 1940, texte sur le second voyage des écrivains français à Weimar en octobre 1942, lot de huit projets d’articles, neuf lettres de Marcel Arland, vingt-sept lettres de Jacques Chardonne, quatre lettres de Ramon Fernandez.
Ce fut donc une réelle satisfaction de pouvoir faire entrer dans les collections nationales ces documents qui sont désormais consultables et accessibles.
Bien cordialement,
Guillaume Fau, directeur du département des Manuscrits. »

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Ces achats étaient conséquents, certes, mais…

Je remerciai Guillaume Fau mais je ne lui dissimulai pas ma déconvenue persistante : Je ne peux m’empêcher de penser que l’Administration, dans cette affaire, a fait preuve de timidité ou de prudence. Certes, elle ne dispose pas d’un trésor dans lequel il suffit de plonger la main pour régler toutes les additions, mais la déception est grande si l’on veut bien considérer l’importance de l’écrivain Drieu : pour l’intérêt que suscite encore cet homme, pour sa place historique, sociologique, littéraire, il me paraît que l’effort financier de votre administration est un peu court. Alors, cette question me vient, et vous voudrez bien consentir à ne pas la considérer malveillante : la réputation (calamiteuse), et, sous certains aspects justement déplorables de Drieu, explique-t-elle en partie la faible participation du département des achats à cette vente ? De très nombreux documents sont désormais la propriété de personnes privées, alors qu’elles auraient fait le bonheur des chercheurs et des lecteurs.

Un récit secret

À la Libération, n’espérant aucune grâce, Drieu n’accepta de sanction que de lui-même. Son souvenir n’a cessé de hanter ceux qui l’avaient connu : « Nous n’avons pas su l’aimer », dira Emmanuel Berl. « Je sais bien qu’on vit mieux mort que vivant dans la mémoire de ses amis. Vous ne pensiez pas à moi, eh bien, vous ne m’oublierez jamais. » (Le Feu follet).


  1. Jacques Rigault (1898-1929) a inspiré le personnage d’Alain Leroy, qui prendra les traits de Maurice Ronet dans le film de Louis Malle, Le Feu follet (1963).
    ↩︎
  2. Aude Lancelin, ex-directrice adjointe du Nouvel Obs, fervente lectrice d’Alain Badiou, fit un bref passage à la chaîne (du web) Le Media, porté sur les fonts baptismaux par Sophia Chikirou et Gérard Miller, fameux hypnotiseur.
    ↩︎
  3. Romans, récits, nouvelles, sous la direction de Jean-François Louette et Julien Hervier.
    ↩︎
  4. Jean Seberg-Patricia dans À Bout de souffle.
    ↩︎
  5.  Moine errant qui n’est attaché à aucun ordre. ↩︎

Julien Benda, le Finkielkraut de son temps?

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Julien Benda, années 1920. © Dornac/Bridgeman Images

Le philosophe s’est opposé à tous les courants intellectuels et littéraires de son temps. En défendant la raison et la pensée pure contre le règne montant de l’émotion, Benda s’est enferré dans la solitude. Pascal Engel rend hommage à cet intransigeant dans une biographie très complète. 


« Son cœur absent ne reprochait rien à sa conscience abstraite, et il mourut odieux et maudit sans se sentir coupable » (Lamartine, à propos de Saint-Just, choisi comme épitaphe par Julien Benda).

Julien Benda (1867-1956) fut mal aimé, puis oublié. C’est injuste : il fut, sinon aimable (cadet de ses soucis), le « lieu géométrique » de nombre de débats de son temps, qui convergeaient vers lui, le concernaient, le requéraient. De tous, il se mêla – de l’affaire Dreyfus au stalinisme, où il s’égara un temps.

La raison gouverne tout…

Son kantisme, son obsession de « la raison » (sous-titre du livre de Pascal Engel : « Julien Benda ou la raison »), son rejet de l’idée de progrès et sa défense rationnelle de la République (et d’une Europe gouvernée par les idéaux républicains, aux antipodes du fédéralisme contemporain) : tout cela n’était pas rien. Mais dès alors inaudible.

Son antiromantisme (« trop vague »), sa défense du classicisme en littérature lui valurent l’intérêt des maurrassiens (que, juif, il n’aimait pas – ce fut par la suite réciproque), puis de Paulhan (avant leur rupture en 1944).

Il s’opposa successivement à Bergson (son « ennemi » intime, représentant cardinal d’une philosophie contre laquelle il ferrailla toute sa vie), Romain Rolland, Maurras (donc), Proust, Valéry, Gide, Sartre : cela fait beaucoup.

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« Adorateur d’une France abstraite et d’une République idéale qui n’a plus cours, défenseur des classiques (le Grand Siècle est son horizon) et refusant les goûts du temps, désireux d’incarner la certitude plutôt que l’inquiétude et la frénésie du nouveau » (P. Engel) : cela fait décidément trop.

L’intuition et l’anti-intellectualisme bergsoniens, l’antirationalisme de son époque ont préparé le terrain à Deleuze, Foucault, Zygmunt Bauman ou Bruno Latour – avec leur culte de la pensée « plastique », « fluide », et des concepts « souples », etc. Il était le Finkielkraut de son temps : il l’ignorait.

Sa défense de l’esprit et de ses lois – contre le culte de la sensation et de l’émotion de ses contemporains (et des nôtres) – ne signifie pas qu’il rejette le sentiment hors de la raison : comme Valéry, il considère que le sentiment aussi a des « raisons ». La raison gouverne tout.

Son combat pour « les valeurs éternelles de l’intellect » fut solitaire

Absolutiste de la raison, il perd la bataille : contre Bergson, contre Sartre et ses successeurs. Engel signale une des grandes impostures de l’époque de Benda – et de la nôtre (en quoi Benda, plus qu’un « antimoderne », est un précurseur) : « Déprécier la raison, lui opposer la vie, traiter la vérité comme une valeur creuse et dénoncer en elle le masque du Pouvoir et de l’Autorité est devenu le fonds de commerce de l’intellectuel. »

À propos de certaines dénonciations de l’intégrisme religieux (musulman), Bourdieu parle d’un « obscurantisme des Lumières qui peut prendre la forme d’un fétichisme de la raison et d’un fanatisme de l’universel. » Chez Benda, l’universalisme des Lumières n’est pas un fétiche, mais un marqueur intemporel. Bourdieu aurait détesté Benda – et réciproquement.

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Ce chevalier blanc et son culte de l’intellect, « avatar » du Monsieur Teste qui pourfendait la bêtise et le culte du présent, aurait pu avoir un dialogue avec Valéry : il n’eut pas lieu (le côté « Bossuet de la IIIe République » de Valéry déplaisait à Benda).

Son combat pour « les valeurs éternelles de l’intellect » fut solitaire. Et son choix de l’éthique de conviction plutôt que de responsabilité, rigide, ne contribua pas à rompre sa solitude intellectuelle.

La Trahison des clercs (1927) trahit aussi la substance de sa pensée, transformée en slogan – le titre de ce livre est presque tout ce que l’on a retenu de lui – alors qu’il n’y prônait pas des valeurs morales, mais défendait les valeurs intellectuelles et leur autonomie. Jean-François Revel tentera de remettre les pendules à l’heure (en vain) : « Benda n’y condamne pas l’engagement des intellectuels ; ce qu’il demande c’est qu’eux surtout, et eux avant tout subordonnent l’engagement à la vérité, et non la vérité à l’engagement. »

Engel applique les analyses de son maître à notre époque

Benda demande à la littérature de fournir des « contenus de pensée » et d’apprendre « quelque chose sur la nature humaine plutôt que d’exprimer la subjectivité » : ni Gide ni Mallarmé, par exemple. Il développe ce propos dans La France byzantine, publié en 1945, qui lui aliène ses derniers lecteurs – et toute la République des Lettres.

Philosophe et directeur d’études à l’EHESS, Pascal Engel a écrit le livre décisif sur ce « mécontemporain » de son temps (et du nôtre) : chaque page de son étude profuse (trop parfois) dit l’actualité de Benda, sa solitude inconsolable et peut-être – pardon – celle d’Engel, Jean-Baptiste valeureux mais vox clamens in deserto quand même.

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Citons Engel à propos de nos contemporains : « Leur haine de la raison, leur culte de l’émotion et du moi, leur incapacité à l’abstraction et à se placer sur un plan objectif, leur refus de l’universel, leur valorisation de l’inquiétude » auraient ulcéré Benda. Engel applique les analyses de son maître à notre époque – et confirme ainsi leur pertinence : « Les réseaux sociaux et internet ont créé un système dans lequel non seulement on a affirmé que l’on ne croyait plus en la vérité et en la raison (totems de Benda), mais dans ce système les utilisateurs ne répondent plus qu’à des sollicitations de leur curiosité, au détriment de toute capacité de jugement. La démocratie s’est identifiée avec la tyrannie de l’opinion et avec la défense de causes respectables (écologie, féminisme, décolonialisme) mais défendues au nom du particularisme et contre toute forme de valeur universelle. À la justice on préfère le soin, la sollicitude, le care. Jamais la littérature et la philosophie n’ont autant valorisé l’émotion, l’intuition, l’intime et le souci exclusif de soi. »

On se prend à regretter que Pascal Engel collabore à un blog hébergé par Mediapart, alors que sa famille est à l’évidence du côté de Bruckner, Finkielkraut, Julliard – ce camp républicain et universaliste que la gauche a trahi.

Pascal Engel, Les Lois de l’esprit : Julien Benda ou la raison, Eliott, 2023.

Les lois de l'esprit: Julien Benda ou la raison

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Juste avant l’inconnu…

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Gérald Darmanin et Bruno Le Maire, Paris, septembre 2018 © Lewis JOLY/SIPA

Au regard de ce qui paraît se dessiner pour les résultats électoraux de ce 7 juillet, la France de droite pourrait avoir le sentiment légitime de s’être fait voler la plénitude de sa victoire, parce que des petits arrangements politiques ont été préférés à la transparence de la démocratie…


On ne sait pas de quoi sera fait le 7 juillet au soir mais il semble tout de même que la formidable opération de dénaturation des résultats du premier tour et de leur logique qui avec le scrutin majoritaire aurait probablement entraîné la majorité absolue, va réussir. Puisque « le RN poursuit sa baisse, rattrapé par la gauche et la macronie »[1]. Car, à l’évidence, le seul objectif de cette dernière, conduite par un Premier ministre omniprésent et usant d’une argumentation si habile qu’elle dissimulait la mauvaise foi, n’oubliant jamais qu’il avait été de gauche, était seulement d’interdire au RN d’obtenir la majorité absolue. Et beaucoup de s’en féliciter. Cela ne veut pas dire qu’au sein du camp présidentiel et de la part de quelques ministres en liberté, cette position était unanimement acceptée. Par exemple, aussi bien Gérald Darmanin que Bruno Le Maire déniaient avoir l’intention de voter pour la France insoumise face au RN. Gabriel Attal, dans son alacrité de dialecticien redoutable, voulant faire feu de tout bois, mettait en garde contre le RN car, s’il accédait au pouvoir, il y aurait beaucoup de violence. J’entends bien qu’il faisait allusion à une exclusive violence politique car, sinon, son propos aurait été absurde puisque précisément la violence, crimes et délits confondus, ensauvage notre pays, notamment depuis un an, et qu’entre les deux tours elle a continué à sévir. C’est évidemment la faiblesse régalienne du macronisme qui a fait, sur ces thèmes, la force du RN. L’inquiétant visage de la délinquance en France sur les douze derniers mois est significatif : selon les tout derniers chiffres, Beauvau recense chaque jour un millier d’agressions, 1 500 actes de vandalisme, 600 cambriolages. Et une attaque avec arme par heure[2]. La campagne a été menée dans un climat de violence politique et même physique, et ce, avec une responsabilité partagée et des victimes de toutes étiquettes.

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La France conservatrice se fait voler l’élection

Ce bilan à la fois structurel et conjoncturel, comme l’a souligné Dominique Reynié[3], valide ce que les Français ont placé au premier plan de leurs préoccupations auxquelles ni la droite ni la gauche n’ont jamais su apporter de réponses efficaces : la sécurité, l’immigration et l’identité. « Il y a eu des phrases, des discours, il y a eu des coups de menton mais rien ne s’est passé… ». C’est à cause de ces problématiques, ou grâce à l’espérance de les voir régler un jour, que le RN a accompli sa poussée considérable aussi bien aux Européennes, en grande partie détournées de leur objet principal, qu’au premier tour des législatives. Si la machine médiatique et politique anti-RN a rempli sa fonction, aidée aussi par les variations et fluctuations du couple Marine Le Pen-Jordan Bardella aussi bien dans le fond que dans la forme, il n’en demeure pas moins qu’au regard de ce qui paraît se dessiner pour le 7 juillet, une part substantielle de la France de droite, conservatrice, pourra avoir le sentiment de s’être fait voler la plénitude de sa victoire parce que les arrangements ont été préférés à la transparence de la démocratie. Que le peuple aura été grondé pour n’avoir pas été discipliné et qu’on aura tout fait pour redresser la barre.

M6 diffuse les propos anti-RN de Jules Koundé en période de silence électoral

Je l’ai déjà écrit dans un précédent billet (« Tous fous à lier… sauf le peuple ! ») mais on ne peut qu’être effaré par la multitude des voix singulières et/ou collectives qui ont cru bon de nous admonester pour nous inciter au « bon » vote – au risque que leurs consignes soient contre-productives – et par certaines provocations médiatiques qui dans une totale désinvolture ont violé les règles du silence politique à partir du samedi 6 juillet. Ainsi M6 s’est permis de reproduire les propos du footballeur Jules Koundé contre le RN !

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Non seulement la dissolution a été un terrifiant coup de poker qui a montré la véritable nature du président – le joueur, l’esthète, le narcissique qui ne sait décidément pas, comme de Gaulle le reprochait à Giscard d’Estaing, que l’Histoire est tragique – mais ses suites feront vraisemblablement éclater notre pays en trois groupes.

Et il serait paradoxal que ce soit le moins important qui puisse prendre la main pour préparer l’Assemblée nationale de demain. En effet, « la macronie est en lambeaux. Il ne reste qu’un vague agrégat de gens qui, au fond, n’ont plus grand-chose en commun », selon un ministre de haut rang (Bruno Le Maire ?). Mais si je peux oser un pronostic, le président ne démissionnera pas. Il persévérera dans son être et la Constitution de la Ve République, souple, ductile, adaptable à toutes les situations, ne le contraindra pas à s’effacer. Juste avant l’inconnu, il y a déjà eu de l’insupportable.

Retrouvez également Philippe Bilger dans le nouvel épisode de notre podcast, ici : De Macron aux rappeurs, le mépris de la démocratie, les crimes de lèse-majesté médiatique

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[1] https://www.lefigaro.fr/elections/legislatives/legislatives-le-rn-poursuit-sa-baisse-rattrape-par-la-gauche-et-la-macronie-decouvrez-la-derniere-projection-en-sieges-du-figaro-avant-le-second-tour-20240705

[2] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/l-inquietant-visage-de-la-delinquance-en-france-sur-les-douze-derniers-mois-20240705

[3] https://www.lefigaro.fr/politique/mais-que-va-t-il-se-passer-apres-dominique-reynie-les-tourments-tristes-d-un-politologue-20240705

Victoire des Travaillistes à Londres: la fin du populisme?

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Le nouveau Premier ministre britannique, Keir Starmer, arrive au 10 Downing Street accompagné de sa femme Victoria, Londres, 5 juillet 2024 © UPI/Newscom/SIPA

Tout le monde parle de la grande victoire des Travaillistes de Sir Keir Starmer, un homme supposément modéré qui a réussi à purger et discipliner l’aile extrême-gauche de son parti. Un homme modéré qui, en battant comme plâtre les Conservateurs, serait parvenu à mettre fin à la parenthèse populiste qui a suivi le vote en faveur du Brexit. Mais est-il vraiment si modéré ? Et peut-on dire que le populisme est fini, quand Nigel Farage est élu pour la première fois au Parlement de son pays ?


Après des mois de suspense – non pas quant au résultat des élections britanniques, mais concernant l’étendue du désastre pour le Parti conservateur – on connait enfin le résultat. Les Travaillistes finissent avec quelque 412 sièges et les Conservateurs en sont réduits à 122. Pour ces derniers, c’est un peu moins catastrophique que ce qui était prévu par certains sondages qui leur donnaient une soixantaine de sièges, faisant des Libéraux-démocrates l’opposition officielle à la Chambre des Communes. Pourtant, comme consolation, c’est bien maigre. Les Lib-dem ont quand même 71 sièges, plus que la moitié des Conservateurs, tandis que le parti de Nigel Farage, Reform UK, décroche cinq sièges, dont celui de son leader bouillonnant. Quand ce dernier a décidé au dernier moment, le 3 juin, de se lancer dans la course en se présentant dans la circonscription balnéaire défavorisée de Clacton, le sort des Conservateurs était définitivement scellé. En divisant le vote de la droite, la participation aux élections des candidats de Reform, inspirés par la faconde démagogique de leur chef, a permis aux Travaillistes d’emporter une victoire encore plus écrasante.

Un raz de marée sans enthousiasme

Pour bien marquer la fin des quatorze dernières années de gouvernement conservateur, de nombreux dirigeants du Parti ont perdu leur siège, comme l’ex-Première ministre, Liz Truss, ou le grand partisan du Brexit, Jacob Rees-Mogg. Les sièges des anciens locataires du 10 Downing Street, David Cameron et Boris Johnson, occupés par d’autres élus conservateurs après le départ des deux chefs, sont tombés entre les mains de leurs adversaires. Il est évident que la motivation première de l’électorat était de punir les Conservateurs qui monopolisaient le pouvoir depuis longtemps sans tenir la plupart des promesses téméraires qu’ils avaient faites à chaque élection. Peut-on dire pour autant que le raz de marée travailliste était proportionnel à l’enthousiasme ressenti par les Britanniques à l’égard de Sir Keir Starmer, son programme et ses équipes ? Que nenni ! Le taux de participation a été un des plus bas jamais enregistrés. Quoique finissant avec presque les deux tiers des sièges de la Chambre des Communes, le Parti travailliste n’a engrangé que 35% du vote populaire. C’est un point de moins que Corbyn en 2019 et cinq de moins que le même en 2017. Le système électoral britannique est tel que, selon les années et la répartition géographique des circonscriptions, un certain pourcentage du vote peut se traduire en plus ou moins de sièges. Cette année, les 35% de Starmer lui ont permis de gagner le gros lot. A part le Parti conservateur, il y a un autre grand perdant : le parti des Nationalistes écossais, réduits de 48 sièges à 9 au Parlement de Westminster (ils restent au pouvoir à Édimbourg jusqu’en 2026). Dominés eux aussi par les Travaillistes, leurs espoirs de voir un référendum sur l’indépendance de l’Écosse avant la fin de la présente décennie se sont évaporés comme le brouillard sur les collines des Highlands.

Le populisme botté en touche ?

La défaite des Conservateurs est-elle imputable au Brexit ? C’est ce que veulent croire de nombreux commentateurs français. Car en France on a besoin de mettre tout ce qui va mal au Royaume Uni sur le compte du Brexit qui constitue comme le péché originel du populisme en Europe. Le hic, c’est que cette interprétation, étant le produit d’un fantasme, est fantaisiste. Ce n’est pas le Brexit qui a vidé les caisses de l’État outre-Manche, mais les sommes faramineuses (selon les chiffres officiels, entre 370 et 485 milliards d’euros) dépensées pendant le Covid. L’inflation galopante qui a suivi la guerre en Ukraine a définitivement ruiné les chances qu’avait le gouvernement conservateur, à une époque, de mener à bien son projet de « levelling up » (« nivellement par le haut »). L’objectif en était de redynamiser les régions défavorisées en investissant massivement dans leurs infrastructures et dans la requalification de leurs populations.

Si la sortie de l’UE a joué un rôle dans le crépuscule de la bonne étoile des Conservateurs, ainsi que dans leur défaite finale, c’est dans la mesure où le Brexit représentait une ambition impossible à réaliser. Car la promesse du Brexit cachait une contradiction fondamentale. Les politiques et intellectuels qui ont promu l’idée de quitter l’UE voulaient plus de mondialisation. Ils cherchaient à se libérer de la tutelle de Bruxelles dans le fol espoir de conclure encore plus d’accords commerciaux avec toujours plus de partenaires à travers la planète. En revanche, les électeurs qui ont voté pour le Brexit voulaient plus de mesures protectionnistes. Ils voulaient être à l’abri de la concurrence internationale. Ils appelaient de leurs vœux le retour de l’industrie dans ces régions aujourd’hui désertiques mais qui, autrefois, avaient constitué le cœur battant de la Révolution industrielle. Après le Brexit, le gouvernement de Boris Johnson a certes réussi à conclure des accords commerciaux mais seulement avec les partenaires avec lesquels le Royaume Uni avait déjà eu des accords à travers l’UE. Et puis les fonds qu’il voulait investir dans les régions ont été engloutis par la pandémie et l’inflation.

Arrivant après le départ humiliant de Johnson suivi de celui de Liz Truss, le brave et peu charismatique Rishi Sunak avait juste assez de marge de manœuvre pour ramener l’inflation à un niveau raisonnable. Quant à l’immigration, Johnson avait abandonné toute ambition chiffrée de réduire le nombre des personnes arrivant au Royaume Uni par des voies légales. Il croyait qu’une politique d’immigration choisie permettrait de ne recruter à l’étranger que des travailleurs hautement qualifiés qui ne constitueraient pas une source de compétition pour les ouvriers britanniques non ou peu qualifiés. La politique a échoué tout comme celle que Nicolas Sarkozy avait adoptée entre 2007 et 2012. Sunak a donc choisi de se focaliser sur les migrants illégaux arrivant par la Manche. Il a investi tous ses espoirs dans sa politique d’expulsion vers le Rwanda dont la promulgation a drainé une grande partie de l’effort législatif de son gouvernement et dont la mise en ouvre est arrivée beaucoup trop tard pour le sauver. Aujourd’hui, Starmer, qui a toujours dénoncé ces politiques comme racistes et irréalisables, parle vaguement de réduire l’immigration clandestine – car une partie de son électorat le réclame – mais ne propose pas de nouvelles mesures pour le faire. Il se drape dans le discours vertueux de l’antiraciste surtout pour prendre ses distances par rapport à ces années où le conservatisme régnait en maître.

Mais si Starmer croit avoir dompté les velléités populistes des Conservateurs, il a pu le faire grâce, en partie, au retour en politique de Farage qui, lui, incarne tous les vices idéologiques que les Travaillistes détestent. Certes, le Brexit n’a joué aucun rôle dans la campagne électorale. Il n’a fait l’objet d’aucun débat. Il est désormais relégué au passé par tout le monde. Mais Farage lui-même n’en a plus besoin. Il continue à prôner les valeurs populistes mais sans le Brexit. Ces valeurs sont : la maîtrise des frontières ; des baisses d’impôts ; l’importance de l’ordre public ; et la nécessité d’éradiquer l’influence néfaste du wokisme dans les institutions publiques. C’est ici que, pour qui regarde de près les propositions du parti travailliste, Starmer laisse voir un côté beaucoup moins modéré. Car il est probable que son nouveau gouvernement renforce la législation existante contre la discrimination raciale afin de sanctionner le racisme « systémique ». Ce dernier représente une forme de préjugé qui serait partout présent mais nulle part visible. Une personne qui prétend en être victime n’aura même pas besoin d’apporter des preuves tangibles et spécifiques de l’injustice dont il se plaint. En outre, tout l’ensemble des concepts tels que le « privilège blanc » et la « culpabilité des Blancs » sera intégré aux programmes scolaires. Or, on peut de nos jours définir le populisme comme l’opposition au wokisme. On peut même aller jusqu’à dire que le wokisme, c’est le populisme de l’extrême-gauche. La conclusion qui s’impose, c’est que Starmer, loin d’avoir éliminé le populisme de droite, que Farage continuer à porter haut, assume des aspects importants de ce populisme de gauche.

L’aporie du purisme idéologique

Inévitablement, dans leur défaite, les Conservateurs parlent, non seulement de choisir un nouveau leader, mais aussi de redéfinir le conservatisme, prétendant que, au cours de ces 14 années, ils ont perdu de vue leurs valeurs essentielles. Pour beaucoup, il faut mettre le curseur plus à droite, en adoptant les valeurs prônées par Farage et Reform. Pour d’autres, il faut revenir aux purs principes libéraux du thatchérisme ou de Friedrich von Hayek. D’autres encore n’ont pas oublié le « conservatisme compassionnel » que David Cameron avait prôné, même à une époque où il était contraint d’imposer à son pays un programme d’austérité économique. A part l’impression de confusion donnée par toutes ces voix qui prétendent parler au nom du conservatisme le plus pur, la question fondamentale est simple : les Conservateurs peuvent-ils, doivent-ils fusionner avec le Reform de Farage ? Ce dernier semble avoir donné sa réponse. En faisant campagne contre les Conservateurs, il a lancé une OPA hostile sur un parti qui, après 2016, l’a déçu à répétition. Le Parti conservateur s’est effectivement présenté comme en lui-même une coalition réunissant le centre-droit et la droite de la droite (comme un mélange de LR et RN). Cette coalition n’a jamais vraiment eu le courage de ses convictions.

De toute façon, le vrai problème des Conservateurs n’est pas celui de la définition du conservatisme. Ce dernier, comme toutes les idéologies politiques, est nourri par de multiples courants qui apportent chacun un élément utile et fécond selon les situations. Le vrai problème des Conservateurs est plutôt celui de savoir comment gouverner à notre époque. Les politiques semblent perdus dans le dédale créé par la complexité de la mondialisation, par la volatilité de l’opinion publique s’exprimant sur les réseaux sociaux, ainsi que par la multiplicité des règles et des procédures qui caractérisent le fonctionnement de l’État moderne et qui paralysent trop souvent l’action des élus. Johnson, Truss, Sunak… autant de leaders prétendant conduire leurs concitoyens à travers un labyrinthe dans lequel ils sont eux-mêmes perdus. Et comme on le verra très vite, Starmer en est un autre.

Surveiller et punir

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Sidse Babett Knudsen, "Sons" de Gustav Möller (2024) © Nikolaj Moeller /Les films du losange

Mais qui est donc ce prisonnier de la cellule 17 ? vous demanderez vous un petit moment au visionnage du nouveau film de Gustav Möller (The Guilty)…


Le film dure déjà depuis une bonne demi-heure lorsque le spectateur, captivé dès la première image, commence à entrevoir ce qui se joue dans la cervelle d’Eva, cette gardienne de prison paradoxalement maternelle et glaçante, secourable et opaque, bizarrement troublée par l’arrivée d’un jeune détenu, menottes aux poignets, dont la pâleur nordique et le visage glabre contraste avec la bigarrure majoritairement exogène de la population carcérale – en cela la réalité danoise n’est pas sans en rappeler une autre, géographiquement plus familière…  

Le garçon – faciès à la dureté inquiétante, anatomie intégralement maculée de tatouages – intègre illico le quartier de haute sécurité, réservé aux criminels « présumés » dangereux, comme on dit. Eva invente bientôt auprès du directeur de l’établissement un prétexte pour y demander son transfert. Le captif de la cellule 17 concentre alors toute son attention, de façon obsessionnelle – on comprendra bientôt pourquoi.

Entre Mikkel, le récidiviste criminel en longue détention et Eva, geôlière elle-même captive en quelque sorte de l’espace carcéral (on ne saura rien de sa vie « hors les murs ») va se nouer un rapport de pouvoir et de sujétion réciproque à la fois subtil, équivoque et tragique, où les pulsions sadiques le disputent aux effluves de l’empathie, où le désir de vengeance se confronte à la tentation de pardonner.

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Le psychodrame met ainsi face à face une mère et l’assassin de son fils – d’où le titre, Sons, (mais pourquoi cette manie des titres en anglais, a fortiori s’agissant d’un film suédois, qui n’aurait pas démérité à se nommer Fils, tout simplement, pour la distribution française. Passons.) Tourment inexpugnable, la culpabilité habite ces deux génitrices vis-à-vis du destin de leur enfant respectif, qu’elles n’ont pas su élever autrement que de façon toxique. Sons confronte également le meurtrier psychopathe à sa propre mère, d’abord au parloir, puis dans le cadre d’une permission de visite sous haute surveillance obtenue par Eva pour son « protégé », épisode qui tourne très mal… et détermine le dénouement du film.  

Coscénarisé par Emil Nygaard Albertsen et le cinéaste suédois implanté au Danemark Gustav Möller, Sons ménage des rebondissements qui, jamais gratuits ou intempestifs, s’appuient sur une profonde véracité psychologique, conjuguée à un sens du rythme et à une maîtrise du récit remarquables. (Rappelons au passage que le premier « long » de Gustav Möller, The Guilty ( 2018), a été gratifié trois ans plus tard d’un remake sous bannière U.S., avec Jake Gyllenhall, pompage qu’on peut visionner sur Netflix – mais pas l’original, hélas, pourtant beaucoup mieux inspiré). 

Sur Sons, n’en disons pas plus, histoire de ne pas déflorer la teneur de ce second film exceptionnel, tenu d’un bout à l’autre par la présence en continu, de part en part magistrale, de la comédienne Sidse Babett Knudsen dans le rôle d’ Eva,  – pour mémoire, son interprétation géniale de la première ministre Brigitte Nybord dans la série Borgen, visible sur Arte.fv –  aux côtés du Danois Sebastian Bull, né en 1995, et qui intériorise la sauvagerie de Mikkel, ce fauve en cage, mais aussi sa secrète humanité, avec un don d’appropriation proprement inouï.

Reflet de la rage intérieure des personnages, la bande-son d’un vrombissement sourd court par moments au long ce presque huis-clos, tourné près de Copenhague dans une vraie prison désaffectée, dont le décor réaliste retentit de la fameuse injonction foucaldienne « surveiller et punir », questionnée ici à nouveaux frais avec une intensité peu coutumière au cinéma.

Sons. Film de Gustav Möller. Avec Sidse Babett Knudsen et Sebastian Bull. Danemark, Suède, couleur, 2024.
Durée: 1h40.

À mains nues

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Mains de l'historien Georges Vigarello © Hannah Assouline

Les lecteurs de Causeur connaissent le don d’Hannah Assouline pour fixer le regard des écrivains. Cette exploratrice inlassable de la République des lettres et de l’engeance humaine a découvert il y a quarante ans un autre miroir de l’âme : les mains. Un beau livre nous ouvre, enfin, les portes de sa galerie.


Sans ma chère Hannah Assouline, je ne saurais peut-être pas que les mains parlent. Les yeux miroir de l’âme, le visage comme première perception de l’autre, on en fait quotidiennement l’expérience. Les mains, on a tendance à les oublier – à les invisibiliser dirait-on dans le jargon contemporain.

Depuis quarante ans, Hannah photographie les écrivains avec autant de désir qu’elle les lit. Oui, aussi étrange que cela puisse sembler, avant de voir un auteur, elle le lit, nombre de critiques devraient en prendre de la graine. Les lecteurs de Causeur connaissent son don pour capter les vérités enfouies, les ombres impalpables, les tensions furtives. Peu d’arrière-plan dans ses images, le fracas du monde n’y parvient que par le truchement d’un être singulier, saisi dans le mouvement de la pensée et du corps. Souvent, on sent à une sorte de relâchement, un frisottis de l’œil, qu’elle a fait rire son client avec ses histoires de Parisienne ou d’Orientale – elle est l’une et l’autre.

Explorer la drôle d’engeance humaine, c’est son truc à elle. À commencer par les écrivains bien sûr, c’est sa famille depuis que cette autodidacte est tombée dans les livres. Les visages par évidence. Puis sont venues les mains qui, sous son regard et sous son objectif, ont acquis une vie propre. Dans sa préface, Jérôme Garcin, vieux complice des pérégrinations de la photographe, évoque le saisissant portrait de Philippe Soupault (fondateur du surréalisme avec Breton), réalisé en 1984. « Le jour de leur rencontre dans une maison de retraite parisienne où il devait finir sa vie, elle a eu l’idée géniale de photographier aussi ses mains. » Plus tard, il y a eu ces ouvriers d’une usine de décolletage dans le Jura, un jour pluvieux de novembre. Des hommes exposés à des nuages toxiques. « Elle photographia leurs visages marmoréens et surtout, leurs mains enroulées dans des chiffons noirs et huileux, qui maniaient les vis, les axes, les écrous sortis des machines. Le journal ignora les visages et ne publia que les mains. »

Depuis, elle n’a cessé d’arpenter, appareil au poing, la République des Lettres, ses boulevards les plus fréquentés comme ses allées obscures, demandant à tous les portraiturés de la laisser shooter leurs mains. Et cette collectionneuse de gueules est devenue, observe Garcin, l’« unique anthologiste » des mains d’écrivains.

Sur chaque double-page de ce magnifique ouvrage, un visage, à gauche, dialogue avec des mains, à droite. Curieusement, seul Georges Dumézil a refusé de livrer les siennes, peut-être parce qu’il craignait qu’elles en disent trop. Ces mains qui travaillent, stylo ou pinceau entre les doigts, qui se nouent, se cachent, éludent ou interrogent, révèlent parfois les secrets que le visage voudrait cacher. Et parfois, c’est le contraire.

Difficile, au fil des pages, de ne pas penser que ces 150 portraits représentent les derniers feux de l’âge littéraire et qu’un jour prochain, il n’y aura plus de grands auteurs ni d’Hannah Assouline pour les faire rire le temps d’une image. Si les mains sont l’une des plus éclatantes projections de l’esprit dans le corps, ne deviennent-elles pas inutiles dans un monde où la commande vocale détrône le traitement de texte (ne parlons pas du stylo) et la drague virtuelle, la caresse. Serons-nous encore des hommes quand l’évolution nous aura privés de nos mains ? Peut-être le livre d’Hannah Assouline témoigne-t-il d’un passé déjà révolu. Raison de plus pour se ruer dessus.

Hannah Assouline, Des visages et des mains (préf. Jérôme Garcin), Herscher, 2024

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Lire, est-ce vivre?

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Peter Handke, dans son jardin à Chaville, le 10/10/2019 / PHOTO: Francois Mori/AP/SIPA / AP22387149_000005

Grâce à Patrick Besson, j’ai pu relever dans Le Point deux définitions très intéressantes de la lecture, par Peter Handke. Le première : « lire à en devenir un sauvage pacifique » et la seconde : « lire, inactivité idéale, supérieure à beaucoup d’activités… »

Si elles m’ont frappé à ce point, cela tient d’abord à ma propre passion de la lecture. J’ai la chance, dans mon existence quotidienne, de pouvoir m’abandonner sans remords ni mauvaise conscience, grâce à une épouse formidable, non seulement à la lecture des quotidiens, des hebdomadaires et à la consultation des sites d’information mais à des lectures en quelque sorte gratuites, non utilitaires, d’ouvrages de pure littérature. Je ne concevrais pas, par exemple, de m’endormir, même très tard, sans avoir parcouru plusieurs pages de mon livre en cours qui est parfois différent, la nuit, de celui qui m’occupe le jour. C’est dire à quel point la lecture m’apparaît tel un besoin, un havre de paix et d’intelligence, un plaisir. Quelqu’un d’autre, grâce à son style, à la fiction qu’il a inventée, vous parle, vous enthousiasme, vous enseigne ou non, c’est selon.

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J’aime, dans la première définition de Peter Handke, la description du lecteur comme un « sauvage », comme un être qui se replie sur soi, seul dans son monde fait seulement de sa relation avec le livre qu’il tient, mais « pacifique », puisque sa sauvagerie est exclusivement destinée à à créer le plus de tranquillité possible, d’harmonie et de silence pour lui permettre de jouir de cette innocence absolue qu’est la lecture d’un livre vous enfermant dans son univers et vous laissant avec joie hors du monde.

Sa seconde définition, pour être également fine, en constituant pourtant la lecture comme une superbe inutilité bien supérieure aux mille travaux ordinaires qui sont notre lot, me gêne dans la mesure où elle laisse entendre que lire ne serait pas vivre, ne serait pas agir.

Lire n’est qu’apparemment une activité inutile. Profondément, la lecture est directement reliée à l’existence puisqu’elle irrigue le lecteur d’idées et de sentiments qui l’enrichiront dans la vraie vie, une fois quittée la sphère de l’imaginaire, l’aideront à mieux comprendre autrui, ses forces, ses faiblesses, ses misères ou ses élans.

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Le livre est aussi un formidable gain de temps. Il ne nous dispense évidemment pas d’appréhender le cours de notre destin et d’affronter concrètement, physiquement, les aléas, les hasards auxquels il va nous confronter. La lecture ne nous détourne pas de vivre mais, par exemple quand on plonge dans la géniale Recherche du Temps perdu, elle nous offre un extraordinaire tableau de « la vie réellement vécue » avant que nous appréhendions, ainsi lestés, de manière tangible sa réalité.

La lecture nous prépare à partager l’humanité des autres ou nous fait mieux comprendre la nôtre. Lire, c’est vivre, lire, c’est agir. Quitter un grand livre, c’est comme mourir un peu. En ouvrir un autre, c’est revivre.

Dialogues intérieurs à la périphérie: Notes, 2016-2021 (2024)

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Yohan Pawer: l’influenceur gay droitard qui casse –vraiment– les codes

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Se présentant comme "homo de droite" contre les lobbies LGBT, Yohan Pawer est venu perturber la gay pride avec Mila, à Paris, 29 juin 2024. DR.

Ouvertement homosexuel, Yohan Pawer est un influenceur qui combat la vision progressiste imposée au public par la communauté LGBTQI+. Une voix qui trouve un certain écho parmi les « homos patriotes » de droite. À gauche, on pense qu’il est comme une dinde militant pour Thanksgiving, et des militants radicaux antifas s’en prennent à lui. Rencontre.


Yohan Pawer est un influenceur gay qui défie les stéréotypes qui accompagnent régulièrement la communauté LGBT. Suivi par plus de 40 000 followers sur les réseaux sociaux, il est souvent classé à l’extrême droite. Mais contrairement aux idées reçues, le jeune homme de 29 ans affirme ne pas être un « fils de bourgeois déconnecté du réel » comme on le lui reproche régulièrement. « Je viens d’une famille d’ouvriers et j’ai toujours vécu en banlieue parisienne entourée de cités », explique-t-il. Il évoque même comment son cadre de vie l’a sensibilisé à certaines problématiques, comme l’insécurité et ce qu’il perçoit comme l’islamisation des quartiers. Son adolescence difficile, marquée par les violences subies en raison de son homosexualité, l’a poussé à s’engager politiquement. « C’est très difficile de vivre dans certains quartiers quand on est blanc et homosexuel. Car pour une certaine partie de l’immigration que je dénonce, j’étais l’homme à martyriser, violenter. Je l’ai très vite compris et c’est pour cela que je me suis engagé en politique », nous confie-t-il.

Un collectif inspiré de l’agit prop d’Alice Cordier

Le 28 juin, Yohan Pawer a fondé le collectif Éros avec Jérémy Marquie, chroniqueur sur Radio Courtoisie et TV Libertés. Inspiré par le collectif Nemesis d’Alice Cordier, ce projet, né d’une volonté de regrouper des homos « patriotes » sous un même parapluie, vise à contrer ce qu’il décrit comme des dérives idéologiques. « Le collectif Éros est là pour lutter contre les dérives wokes et LGBT, et permettre à cette majorité silencieuse de s’exprimer », précise-t-il. Durant l’interview, il n’hésite pas à pointer du doigt les revendications de certains militants LGBT, « de la folie sur l’identité de genre à la transidentité qui s’introduit aujourd’hui jusque dans nos écoles pour endoctriner nos enfants, en passant par l’exubérance et les revendications dangereuses de certains militants LGBT comme la GPA qui pose un réel souci d’éthique dans notre société, une immense majorité d’homosexuels aujourd’hui dans notre pays ne se sentent absolument plus représentées par ce courant de pensée totalitaire et nocif » précise-t-il.  Un de ses combats qui l’a fait connaître du public, les spectacles de drag-queens pour enfants, qu’il considère comme dangereux et inappropriés. « Les enfants sont des éponges, ils sont en pleine construction et on cherche à les déconstruire avant même d’être construits », critique-t-il.

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Il nie toute homophobie dont il pourrait être faussement accusé. « Il va de soi que je condamne fermement tous les actes homophobes et transphobes. Mais quand les propagandistes LGBTQI+ jouent avec le feu, faisant des prides de rue dans les cités avec des homosexuel(le)s en laisse et haut en latex, ou quand sur Netflix, on doit nous infliger des propagandes wokes à tout va et à outrance en voulant imposer des choses que beaucoup ne veulent pas voir…, cela agace fortement et beaucoup passent à l’acte » affirme Yohan Pawer. « Le problème avec les LGBTQI+ c’est qu’ils n’ont aucune limite et ne se rendent pas compte des répercussions graves que cela peut avoir sur certains membres de cette communauté. Il ne faut pas oublier qu’ils restent extrêmement minoritaires et que 99% des Français n’approuvent pas leurs dérives. À trop jouer avec le feu, on finit par se brûler », avertit Yohan Pawer.

Minoritaire dans la minorité

Plus de 40% des gays, lesbiennes ou bisexuel(le)s, voteraient pour la droite modérée ou extrême, selon un sondage IFOP daté de juin 2022. « Je ne me range dans aucune case. LGBTQI+ ne sont que des lettres et moi, je ne suis pas une lettre », s’irrite Yohan Pawer. Selon lui, de nombreux homosexuel(le)s ne se sentent plus représenté (e)s par cette mouvance. « J’ai conscience que je fais partie d’une minorité, mais à l’inverse d’eux, je ne souhaite rien imposer à la majorité », assène-t-il. Il se réjouit néanmoins du changement des mentalités. Sortis du bois, certains homosexuels n’hésitent plus à revendiquer leur appartenance à la droite nationale ou patriotique, dans la lignée se situe Yohan Pawer. S’il n’entend pas adhérer ou faire campagne pour un parti politique, il analyse ce changement par une prise de conscience des dangers auxquels feraient face les homosexuels, notamment les agressions homophobes qu’il attribue principalement à une partie de l’immigration. « Beaucoup d’homosexuels rejoignent majoritairement le Rassemblement National, le seul parti de France à avoir autant d’homosexuels à l’Assemblée nationale. Voter le RN c’est rester en vie, voter le Nouveau Front Populaire (NFP) c’est signer son arrêt de mort. Beaucoup d’homos l’ont compris ! », assure-t-il.

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« Bien évidemment, je ne mets pas tout le monde dans le même sac, mais nous constatons une forte hausse des agressions homophobes par des personnes principalement maghrébines. J’en ai fait les frais il y a quelques mois quand j’ai été sauvagement agressé par deux maghrébins me disant que « sur le Coran de la Mecque, les p*dés comme toi ne devraient pas exister », explique encore Yohan Pawer. « Avec LFI à l’Assemblée, l’espérance de vie et la liberté individuelle des homosexuels sont réduites », renchérit cet ancien directeur marketing de « Droite au cœur », sorte de Meetic de la droite nationale, créé afin de permettre aux femmes et aux hommes de droite de « rencontrer des patriotes qui leur ressemblent ».

Sa dernière controverse

Yohan Pawer, par ses positions tranchées et ses actions, continue de susciter la controverse. Son parcours atypique et ses engagements lui valent autant de soutiens que de détracteurs. Lors de la dernière Gay Pride, à Paris, il a tenté de faire entendre sa voix dissonante. L’accueil a été à la hauteur de ce qui a été considéré par les participants comme une provocation.

« Des antifas m’ont reconnu et se sont jetés sur nous. Un de mes militants a eu le nez en sang, le Youtubeur et journaliste Vincent Lapierre qui devait faire un reportage sur notre action a été pris à partie, on lui à voler sa caméra d’une valeur de 7000 € et me concernant une personne transgenre, actuellement en garde à vue, m’a frappé au visage » déclare-t-il. « Nous avons subi des jets de projectiles, des insultes, des vols et agressions. Nous voulions une marche pacifique tandis que les militants d’extrême gauche ont choisi la violence. Voilà le vrai visage de la « bien-pensance » et du camp de la « tolérance » » ajoute encore Yohan Pawer. Quoi qu’on pense de lui, il incarne une voix singulière, défiant les étiquettes et prônant une vision conservatrice et sécuritaire pour les homosexuel(le)s. « Personne ne nous intimidera et nous continuerons notre combat » rappelle-t-il, appelant tous ceux qui le souhaitent et se reconnaissent en lui, à le rejoindre au sein de son collectif.