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Comment être philosémite?

Les juifs attendent-ils vraiment qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix?


Peu nombreux furent ceux qui méritèrent le titre de Justes à l’époque où les nazis, secondés par les collaborateurs français, se déchainaient contre les juifs. Du moins savait-on alors à quoi on s’exposait, et pourquoi on le faisait. Se sentait-on pour autant philosémite ? Aux yeux de la plupart des Justes – des gens simples souvent, plus que des intellectuels – cela « ne se faisait pas » d’envoyer des familles entières à l’abattoir et de gazer des enfants. Point n’était besoin d’« aimer » spécialement les juifs pour s’opposer à leur extermination. En serait-on encore capable aujourd’hui où l’antisémitisme à nouveau sévit, orchestré cette fois par l’islamisme radical ? Il devrait être au moins possible de témoigner aux juifs de France et d’ailleurs solidarité et sympathie tout en restant conscient de la complexité de la situation au Proche-Orient. Car les milliers d’enfants palestiniens qui sont déjà morts ou vont mourir sous les bombes n’autorisent pas à condamner globalement « les juifs », d’autant qu’une bonne partie des Israéliens combat la politique du gouvernement Netanyahou et souhaite la paix avec ceux des Palestiniens qui la veulent aussi.

Amitié mystique

Comment donc être philosémite aujourd’hui ? Si le mot « philosémitisme » est si peu utilisé alors que son contraire l’est à l’excès, c’est probablement autant parce que la haine des juifs connaît une nouvelle flambée, que parce que personne ne sait clairement ce que ce terme veut dire et comment l’employer à bon escient. Les juifs d’ailleurs attendent-ils qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix ? Car le philosémitisme, Pierre-André Taguieff l’a bien montré[1], n’est souvent qu’un anti-antisémitisme protestataire, qu’un contre-courant en soi salutaire mais qui ne préjuge en rien de l’affection qu’on peut avoir pour « les juifs », si tant est que cette généralisation ne soit pas en soi abusive. Quand la France s’est coupée en deux à propos de l’affaire Dreyfus, il y eut ceux qui se contentèrent comme Zola (J’accuse) de réclamer justice – c’était déjà beaucoup ! – et ceux qui, tel Péguy, ajoutèrent à leur militantisme républicain une « amitié mystique » avec les juifs dont témoignent ses relations fraternelles avec Bernard Lazare.

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Si le philosémitisme demeure ambivalent, c’est que sa nature et sa portée changent en fonction de la motivation qui l’anime, et de la prise réelle ou fictive de risques que cette attitude favorable aux juifs induit. Se dire philosémite aujourd’hui n’est pas sans risques, mais encore faut-il savoir pourquoi on éprouve le besoin de se définir ainsi : par souci de ne pas commettre une injustice, ou pour payer une sorte de dette à l’endroit d’un peuple – mais les juifs en sont-ils un ? – qui n’a comme aucun autre été persécuté alors qu’il a tant apporté à l’humanité ? Mais alors que l’antisémite actuel ne prend même plus la peine d’argumenter pour tenter de justifier sa détestation des juifs comme on le fit aux XIXe et XXe siècles, le philosémite peine à formuler clairement les raisons de l’attachement qu’il leur porte.

Passions

On peut en effet se recommander d’un universalisme abstrait au nom duquel les juifs ne sauraient être exclus de l’humanité et méritent comme tous les êtres humains protection et respect. Ce fut la position des Lumières qui permit l’émancipation des juifs, en France d’abord (1791) puis un peu partout en Europe. Or, si c’est là un acquis non négociable, il ne contient aucun philosémitisme avoué, et conduit plutôt à une neutralité pouvant même aller jusqu’à une négation de la « judéité », telle que les juifs la revendiquent et non telle qu’on cherche à la leur imposer. Est-ce à dire qu’en tant qu’individus, communauté mais certainement pas « race », les juifs ne répondent adéquatement ni aux exigences de l’universalité formelle qui tend à les déposséder de toute identité, ni à celles de la singularité culturelle tant sont diverses leurs particularités quant aux langues parlées – 72 dans toute la diaspora ! –, aux cultures représentées, et aux choix politiques et religieux assumés.

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On se souvient de la scène de Manhattan où Woody Allen, déprimé, énumère les raisons d’aimer la vie. Ces raisons ont-elles jamais empêché quelqu’un de se suicider ? Il en est un peu de même quand on égrène les qualités des juifs en espérant qu’elles vont décourager les antisémites. C’est peine perdue car l’antisémitisme est une « passion triste » (Spinoza) qui se nourrit d’elle-même et n’a que faire des arguments des philosémites qui peuvent d’ailleurs se révéler tout aussi passionnels. Rien de plus ambigu donc, et contreproductif, que cette sorte de « discrimination positive » consistant à faire valoir les qualités, talents et mérites justifiant que les juifs aient le droit d’exister comme les autres hommes. Généralement de bonne foi, le philosémite empressé mesure mal ce qu’il y a d’odieux dans le seul fait de prétendre évaluer ce qui vaut aux juifs la considération des non-juifs. À chacun par ailleurs son évaluation, et à toute qualité réelle ou imaginaire pourraient être opposés un défaut, une insuffisance, une prétention inacceptable.

Mieux vaudrait peut-être se demander si ce tout petit peuple n’est pas, en Israël mais aussi dans le monde, le laboratoire où se cherche une humanité encore « en souffrance » et dont l’unité – mais de quel ordre ? – inclurait nécessairement la diversité. Du destin d’Israël dépendrait en ce cas davantage que la survie du monde occidental face au terrorisme islamique. Tout philosémite respectueux pourrait plutôt dire comme Maurice Blanchot : « Je suis avec Israël quand Israël souffre. Je suis avec Israël quand Israël souffre de faire souffrir. [2]» Essayons donc d’être au moins équitables envers les juifs, avec l’espoir de nous comporter s’il le fallait comme des Justes.

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[1] Pierre-André Taguieff, Sortir de l’antisémitisme ? Le philosémitisme en question, Odile Jacob, 2022.

[2] Maurice Blanchot, « Ce qui m’est le plus proche… », Globe, n°30, juillet-août 1988, p. 56.

Ces charlatans qui ont fait de la démocratie un jeu de dupes

Le patron des LR Éric Ciotti, qui s’était allié avec le RN de Jordan Bardella sans être suivi par le gros des troupes, a dénoncé un «coup d’État institutionnel et politique» à l’issue des élections législatives.


Les citoyens veulent moins d’immigration, moins d’impôts? Ils en auront plus encore. Ils veulent s’inscrire dans la continuité historique de leur nation millénaire? Ils subiront davantage les assauts de la nouvelle France multiculturelle et de ses minorités quérulentes. Ils veulent la droite? Ils auront la gauche. Ainsi fonctionne, cul par-dessus tête, la démocratie française.

Le front de la honte victorieux

Le RN a rassemblé hier soir, à l’issue du second tour des législatives, 8,7 millions de voix, tandis que le NFP en a alignées 7 millions et Ensemble 6,3 millions. Mais c’est l’extrême gauche (NFP) qui engrange 182 députés, la macronie (Ensemble) 163 et le bloc national…143.

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Jean-Luc Mélenchon, immédiatement après 20 heures et au nom de LFI (70 députés), s’est même précipité devant les télévisions pour s’approprier la victoire, en oubliant de la partager avec les socialistes et les verts. Ceux des bourgeois des villes qui ont soutenu son front de la honte, en croyant résister ainsi à un fascisme d’opérette, auront à assumer leur créature : un parti antisémite et violent qui a immédiatement réclamé de taxer les riches pour financer un programme social évalué à près de 200 milliards d’euros. Une fois de plus, des charlatans ont fait de la démocratie malade, avec la bénédiction d’Emmanuel Macron, un jeu de bonneteau. Les dupés de 2005, qui avaient vu leur refus de la constitution européenne annulé par le système, revivent la même embrouille.

Le RN, premier parti de France

Les magouilles d’appareils, les alliances contre nature, les hystéries médiatiques sur la « lèpre » et la « peste » que porterait le RN ont montré le visage de ces « démocrates » qui n’ont comme obsession que d’étouffer la voix des peuples indociles.

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Macron, par sa dissolution irréfléchie, a certes emporté une victoire apparente en entravant la dynamique du RN. Dans une centaine de circonscriptions, le parti de Jordan Bardella a échoué de justesse (un ou deux points), tout en restant le premier parti de France. La satisfaction que peut sans doute éprouver le chef de l’Etat reste donc fragile. D’autant que l’apprenti sorcier laisse une France ingouvernable. Le « front républicain » a même fait élire un triple fiché S, Raphaël Arnaud (LFI), dans le Vaucluse. Ni l’exécutif ni le législatif n’auront les moyens de conduire le pays, alors même que la crise financière laissée par Macron va imposer très vite des mesures d’austérité. De ce point de vue, le bloc national (RN-Ciotti) peut se satisfaire de n’avoir pas à gérer le fiasco du Mozart de la finance. Le RN doit cependant analyser ses propres faiblesses. Car si l’union obscène NFP- Ensemble a réduit le choix des électeurs au second tour, la droite populaire n’a pas fait le plein de ses voix, en dépit de ses 500 candidats. Le profil douteux de certains d’entre eux a illustré le manque de préparation du parti, qui lui-même a souvent dû modifier dans l’urgence des réponses économiques afin de ne pas effrayer le patronat et le monde des affaires.

Reste, ce lundi, un sentiment décuplé de frustration et de colère chez ceux qui s’estiment victimes d’un « coup d’État institutionnel et politique » (Éric Ciotti), et qui observent le gâchis d’une droite imbécile, toujours incapable de se réunir. Il est urgent de démocratiser la démocratie.

Sacrée soirée

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Le Nouveau Front populaire, l’alliance de gauche, remporte les élections législatives. Le Premier ministre Gabriel Attal présente sa démission au président Macron.


Drôle de soirée : le Nouveau Front populaire, avec 182 sièges obtenus hier soir à l’Assemblée nationale, se prenait pour la majorité et réclamait le pouvoir ; le Rassemblement national, avec 143 sièges (54 de plus que dans la précédente mandature), premier parti de France, est le grand perdant. Les Français ont voté. Il y avait des candidats RN dans 500 circonscriptions : ils ne les ont pas choisis. Pour beaucoup de citoyens, Jordan Bardella n’a pas prouvé sa capacité à gouverner. Et, même s’ils sont sans doute moins nombreux que ce qui a été dit, il y a aussi eu ces quelques candidats infréquentables.

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Des conditions problématiques

Mais si cette élection est bien sûr tout à fait régulière, il me semble que les dés étaient un peu pipés.

  • Une élection suppose un débat loyal. Le matraquage inouï sur le parti de la haine, nous l’avons bien sûr déjà abondamment commenté. Reste que quand tant de beaux esprits vous disent que le nazisme arrive, vous hésitez dans l’isoloir. Des macronistes ont préféré élire Raphaël Arnault dans le Vaucluse, fiché S, plutôt que la sortante RN.
  • Le Front républicain est en réalité la forme politique du « tous contre un », un traitement spécifique réservé à un seul parti. Ces unions et désistements ont pour traduction une distorsion majoritaire. 9,3 millions de voix se sont portées sur le RN et seulement 7.4 pour le NFP. Cela signifie qu’en termes de poids politiques, un électeur de gauche vaut à la louche deux RN. C’est légal mais pas totalement réglo.

Emmanuel Macron a-t-il gagné son pari ?

À court terme et aux prix des contorsions susmentionnées, oui. Le seul objectif du post-9 juin, écarter le RN, a été atteint. Mais rappelons que le rôle de la politique est de pacifier les conflits, que c’est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Or, avec ce retour du cordon sanitaire, une partie des Français est de nouveau exclue de la table commune. Hier, très peu, parmi les forces victorieuses, ont parlé des électeurs RN et de leurs préoccupations. J’ai entendu Fabien Roussel et Edouard Philippe le faire. On ne pourra pas gouverner éternellement en ignorant 10 millions de Français.

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On parle souvent des gagnants et des perdants de la mondialisation pour commenter nos élections nationales. Cette fois-ci, j’observe que c’est la France du statu quo qui a gagné, alors que celle qui voulait renverser la table a perdu. La gauche pour la légitimité morale et les grands sentiments, la macronie pour l’expertise et la compétence (flagrantes !) : c’était l’alliance entre le camp du bien et le cercle de la raison. Tout ce beau monde s’est entendu pour sermonner le plouc étroit qui ne veut pas devenir minoritaire. Lequel a peut-être vu une facette de son avenir Place de la République, hier soir, quand le parti des Indigènes de la République d’Houria Bouteldja a brandi des drapeaux palestiniens et algériens en criant – je vous le donne en mille – « On est chez nous ! » Et pas une voix à gauche pour se scandaliser de ce slogan raciste ?

J’ignore quel lapin gouvernemental sortira de la casquette présidentielle. Mais, on leur souhaite du plaisir… Les J.O. s’annoncent un fiasco commercial. Le prochain gouvernement devra voter un budget d’austérité avec la CGT dans les pattes et des forces de l’ordre épuisées. Alors finalement, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont peut-être les grands gagnants de cette drôle d’élection !


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

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France ingouvernable, alliances improbables et compromissions

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Avec l’alliance de gauche à 182 sièges, la macronie à 168 et le RN à seulement 143 (contrairement aux prévisions des sondeurs qui le voyaient premier), on assiste à la poursuite de la décomposition politique, et on a franchi un cran dans le pourrissement de la situation de la France, observe Céline Pina.


Causeur. Le NFP décroche le plus de sièges à l’Assemblée nationale. Est-ce que cela signifie que les Français ont adhéré à son programme ?

Céline Pina. En toute sincérité, ces résultats ne sont en rien le produit d’une adhésion à une idéologie. Les votes de soutien ont eu lieu au premier tour. Là, cela dit seulement que concernant le RN, le plafond de verre résiste et que le front républicain fonctionne toujours. On a assisté à un vote issu d’une culpabilisation et d’une manipulation massive qui a amené à porter aux portes du pouvoir un NFP qui défend des positions que ne partagent pas la majorité des Français. Les incohérences qui portent à incandescence notre société ont encore été exacerbées. Et si l’on en croit l’ivresse qui s’était emparée hier soir d’un Jean-Luc Mélenchon, on n’est pas prêt d’en finir avec la conflictualisation et la violence politique.

Il n’en reste pas moins que la situation politique qui est sortie des urnes parle d’une France ingouvernable. Personne n’a de majorité et les alliances possibles portent une part non négligeable de compromissions. Mais reste à savoir s’il y a encore des lignes rouges en politique maintenant que l’antisémitisme est devenu une valeur assumée par la gauche, soit qu’elle le diffuse, soit que cela ne soit plus rédhibitoire pour former une alliance. Et on peut en dire autant du soutien à un mouvement terroriste comme le Hamas ou du fait de faire élire des fichés S à l’Assemblée nationale. On se demande aussi où sont les limites quand dans les rassemblements pour fêter la victoire on ne voit pas de drapeau français tandis que les drapeaux palestiniens sont eux bien visibles. En attendant, de ce que l’on a vu de cette campagne où nos élus se sont comportés pour la plupart comme des gamins gâtés en plein monome dans la cour du lycée, on ne va pas assister au « retour du Parlement », mais à la continuation de la bordélisation des instances de la République. Ce que l’on peut attendre de ces élections ? Rien. La décomposition continue et on a franchi un cran dans le pourrissement.

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Après, la danse sur le volcan va continuer et les processus institutionnels de plus en plus déconnectés du réel vont se dérouler. Un Premier ministre probablement issu de la gauche va être nommé. Il n’aura pas de majorité et assez rapidement on devrait retrouver la situation mêlant blocage et hystérisation des débats que l’on vient de quitter. Ce n’est pas en faisant tourner un manège que l’on dégage un chemin.

En se désistant massivement en faveur des candidats NFP pour la majorité, les autres partis ne renforcent-ils pas l’idée d’un « Système » ? Les Français vont-ils penser qu’on leur a volé l’élection ?

La participation a été massive. La dramatisation aussi, certes, mais ils se sont rendus librement aux urnes, non ? Les Français ont fait leur choix. Ils se retrouvent potentiellement à porter au pouvoir une gauche porteuse d’une politique immigrationniste et laxiste alors qu’ils veulent massivement du changement sur ces points ? C’est leur problème. Un dicton dit : comme on fait son lit, on se couche. Nos concitoyens ont eu peur qu’un vote très à droite ne déstabilise leur pays, engendre des violences en interne et des mesures de rétorsion à l’international. Ils ont subi beaucoup de pression ; ils ont donc choisi de faire barrage. C’est un vrai choix, pourquoi le leur retirer ? Le problème c’est que, ce faisant, ils ont montré que se moquer d’eux n’était pas une mauvaise stratégie. Depuis des années, les présidents de la République sont élus sur un socle minoritaire mais peuvent exercer toute l’étendue de leur pouvoir en niant la souveraineté populaire : il leur suffit de s’asseoir sur les attentes et les demandes de la population, puis d’agiter l’épouvantail RN. Culpabilisée, la population vote pour ceux qui les ignorent ou les méprisent, ces derniers arguent que c’est un vote de soutien et mènent donc leur politique, opposée aux attentes populaires. Et quand on a fait un tour, on recommence. Le système est basé aussi sur ces logiques-là et elles sont légitimées par leur efficacité. Bien sûr, tout cela parle d’un lent pourrissement, mais pourquoi s’arrêterait-il ? Le peuple est profondément divisé et le jeu des alliances a donné une puissance de tir réelle à un parti fascisant, LFI, au nom de la lutte anti-fasciste. On nage en pleine absurdité et on voit mal quelle grande conscience ou vieux sage politique a le respect de la population pour faire entendre sa parole. Sans leader crédible et sans plus aucune boussole morale, la France navigue à vue. Quant à son président, son caprice nous a conduits à la ruine intellectuelle et spirituelle. Vous me trouvez trop dure ? Je n’ai qu’une question à vous poser : si vous étiez juif, en France, aujourd’hui, vous organiseriez-vous au cas où la situation vous impose de partir ? Moi, oui. Eh bien si le fait même que l’on puisse se poser cette question ne parle pas de notre déchéance morale collective, je ne sais ce qu’il faudra !

Que peut-il se passer maintenant ?

Gabriel Attal va présenter sa démission. A priori, comme je l’ai dit, la logique institutionnelle voudrait que ce soit le NFP qui soit appelé à former un gouvernement. Celui-ci n’ayant pas de majorité doit passer un accord d’union avec les élus macronistes, ou chercher des majorités de circonstance. La France n’est pas sortie de la crise politique…

Et si le peuple ne peut sérieusement prétendre qu’on lui a volé l’élection, il n’empêche qu’obéir à des consignes de vote qui flattent la vertu au moment de l’acte pour engendrer d’infinis contrariétés après ne peut que faire monter la frustration politique. Or derrière la fausse exaltation d’une « victoire de la gauche », il y aussi une réalité tout aussi tangible : la montée du Rassemblement national, qui augmente massivement le nombre de ses députés. Si échec il y a, c’est à la mesure de l’hubris qui a saisi dirigeants et militants. Ceux-ci ont rêvé de majorité absolue, ils en sont loin au point qu’ils sont incapables de voir que leur parti a progressé alors que l’artillerie lourde a été sortie contre lui. Le front républicain marche encore, mais il ne cesse de s’affaiblir au point qu’aujourd’hui il a accepté en son sein un parti qui ne l’est pas, LFI. C’est cela qui va le détruire et ce ne sera que justice.

Au RN : caramba encore raté

Victime du front républicain, le Rassemblement national réunissait ses militants dans le Bois de Vincennes à Paris pour suivre les résultats, hier soir. Jordan Bardella a dénoncé l’alliance du déshonneur de ses adversaires, avant d’affirmer que « la dynamique qui porte le RN, qui l’a mis en tête du premier tour et qui lui a permis de doubler son nombre de députés sont les éléments constitutifs de la victoire de demain ».


Caramba, encore raté ! Entre les européennes et le second tour des législatives, une seule salle mais une autre ambiance[1]. La soirée n’avait pas si mal commencé. À 18h30, au moment d’arriver au pavillon Chesnaie du Roy du bois de Vincennes, les militants étaient encore combattifs. Ils sont nombreux à revenir de trois semaines de campagne intenses, et dans lesquelles ils se sont engagés la fleur au fusil. Ce responsable d’une campagne dans le Val-de-Marne se rappelle d’un « accueil poli sur les marchés » même si les annonces et coups d’éclat politiques ont « joué avec ses nerfs ».

Christophe Versini, délégué départemental des Hauts-de-Seine, commente l’actualité géopolitique et dessine la politique internationale d’un éventuel gouvernement RN. Au premier tour, aucun candidat RN n’était parvenu à se maintenir dans son département, mais il souligne tout de même la progression du parti entre 2022 et aujourd’hui, passé de 30 000 à 100 000 voix. Un triplement du nombre de députés RN semble également possible à ce moment de la soirée, alors que la rumeur des chiffres de l’IFOP n’a pas encore complètement douché l’ambiance. Un assistant parlementaire, volontiers mélancolique, confie: « Peut-être qu’on sera une centaine de plus… Quand on a tout le monde contre toi, c’est forcément compliqué. Une centaine de députés en plus, ce serait déjà incroyable. » Les premiers dépouillements arrivent. Ici chaque militant a un ami, un comparse ou un employeur candidat. Dans certains bureaux de vote, le parti ne progresse que de 1 ou 2 points entre les deux tours. « Ce sera serré », indique un proche de candidats qui suit nerveusement les dépouillements du Cher.  « Lui est autour de 51% un mouchoir de poche ! » s’enflamme-t-on. « Ça va être comme ça partout, on arrête de commenter et on verra bien », s’énerve le collaborateur d’un ténor du groupe parlementaire alors que des estimations contradictoires circulent. 180 députés, puis 160… On parle de fourchettes encore plus basses. Les visages se ferment. Un ancien haut fonctionnaire et conseiller ministériel, issu de la droite et œuvrant désormais pour Marine Le Pen reste placide, mais avoue que « ce ne sera pas forcément un soir de fête. »

20 h : la claque

19h50. Les militants se massent vers l’écran. On reste sages. Pas un bruit. Pas une marque d’euphorie ou d’enthousiasme. Mais les sourires des journalistes à la télévision sont un mauvais signe. 20h : les estimations confirment la claque. Des pleurs, des déceptions, des mines déconfites. Filmés, les militants veulent tout de même faire bonne figure devant les écrans. « Nous acceptons les résultats et la démocratie, contrairement à l’extrême gauche », déclare l’une d’entre eux. Un autre, désabusé, cite Jacques Bainville : « Tout a toujours très mal marché ». Des huées pour Mélenchon et Hollande. Il y a bien quelques applaudissements qui retentissent lorsqu’on annonce la victoire pourtant attendue d’élus comme Jean-Philippe Tanguy. 


À la tribune, Jordan Bardella fait bonne figure. Il salue un « résultat historique », mais, un « malheureusement » dans le discours vient concéder la défaite dont il n’hésite pas à dramatiser les conséquences, annonçant tour à tour l’instabilité, l’incertitude, l’écologie punitive, la submersion migratoire… Mais, il lâche aussi une note d’espoir pour les militants : « Tout commence ! »

Les militants justement, comment reçoivent-ils le message ? Beaucoup sont encore sonnés. « On ne s’attendait pas à une telle défaite » reconnait l’un d’eux qui parvient à se ressaisir et vitupère contre « la désinformation, la déstabilisation de l’électorat, les accords de partis… » On trouvera sans peine un mauvais joueur : « C’est la victoire de la bêtise humaine. Il n’y a plus de repères. Les gens ne sont pas responsables (…) Je pense que les Français vont le payer cher », peste un vieux militant parisien. Un peu de mauvaise foi chez ce jeune militant étudiant en droit, qui, au milieu de la morosité générale, se dit « très content (…)  Il y a encore 10 ans, 10 députés et c’était la fête. 120 ou 140 c’est considérable. Ça ne fait qu’augmenter ! » 

Ça ira mieux demain…

Un autre militant digère le contretemps électoral. « Nous n’étions peut-être pas complètement prêts. Il faut encore labourer le terrain. Cette campagne surprise n’a pas facilité les choses ». L’ancrage local en cours de construction le rassure : « Les députés RN adorent labourer leur territoire, ce sont des passionnés de terrain, contrairement aux LREM élus en 2017, qui ne sont jamais dans leur circonscription. Dans deux ans, il y a les municipales, à nous d’élargir le maillage territorial. Peu de sortants RN perdent. Quand on a goûté au RN, on y reste ». Un éloge de l’enracinement qui contraste avec le reproche fait au RN d’avoir déployé des candidats « fantômes » et des parachutés.

Les éléments de langage de l’état-major circulent également. Quelques cadres et élus assurent le service après-vente. Devant les journalistes, Philippe Olivier entonne l’air du « score historique » et du « nombre de députés qui augmente ». Pierre-Romain Thionnet, directeur général du RNJ, député européen et tête pensante de Jordan Bardella, veut garder le sourire : « La configuration d’une majorité plurielle va entrainer une forte colère démocratique. Ce n’est que partie remise. » On répète finalement un peu partout sur plusieurs airs que le résultat du soir n’est pas si terrible, que ce n’est pas de notre faute et que ça sera mieux demain.

Les combines d’appareil et désistements ont bien sûr joué. Le battage médiatique, sans doute aussi. Comme peut-être aussi les admonestations des sportifs milliardaires et des comédiennes du showbiz. En 1848, le peuple était révolutionnaire en février, républicain modéré en avril, brutalement répressif en juin et bonapartiste en décembre. En un mois, cette année, il est passé par toutes les émotions. Le 9 juin, il était disposé à envoyer Jordan Bardella au Parlement de Strasbourg ; il n’était probablement pas prêt à l’envoyer à Matignon.

Et puis, la campagne du Rassemblement national a-t-elle toujours été à la hauteur de l’enjeu ? Le « On est prêts » lâché par les cadres du parti le soir de l’annonce de la dissolution n’a pas dissipé justement… une certaine impréparation. Il y a d’abord eu ces cafouillages sur le programme, avec cette polémique sur la double nationalité que la direction du parti n’avait pas vu venir. Il y a aussi eu tous ces candidats gratinés ; certains au passé sulfureux et d’autres incapables d’aller défendre leur programme dans les médias régionaux. Pourquoi cette impression d’amateurisme et d’incompétence qui persiste dans une partie de l’opinion ? Pourquoi cette diabolisation qui revient et avec laquelle le parti peine à rompre ? Le député européen Alexandre Varaut invoque des circonstances particulières : « Nous avions prévu l’éventualité d’une dissolution mais personne n’avait envisagé de mener des élections législatives en trois semaines. Des candidats se sont désistés au dernier moment… » En effet. Mais, les observateurs informés des travaux de la commission nationale d’investiture savent que la compétence ou la capacité basique à discourir en public n’ont pas toujours pesé dans les délibérations. Le parti ne semble avoir achevé ni sa révolution culturelle ni sa professionnalisation. Il lui reste encore du chemin pour convaincre les Français qu’il s’est éloigné de l’extrême-droite et qu’il est en mesure d’exercer le pouvoir.


[1] Relire https://www.causeur.fr/bardella-europeennes-qg-campagnes-le-triomphe-tranquille-284682

Dernier été avec Pino d’Angio

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L’année dernière, quasiment jour pour jour, notre chroniqueur évoquait Pino d’Angio, le chantre du second degré, dragueur d’opérette, précurseur du rap, féministe avant me too. Le chanteur et compositeur italien qui a bouleversé la musique des discothèques européennes au début des années 1980 est mort à l’âge de 71 ans. Causeur republie cette chronique en forme d’hommage.


D’abord, il y avait le style Pino. Cigarette, blazer en skaï et chapeau mou. Sorte de Philippe Marlowe des Abruzzes, Bogart latin lover des dancefloors. Une coupe de champ’ à la main sur la pochette d’album et les frisottis à la Roberto Baggio devant sa glace, avant de sortir en boîte. Caricatural et délicieusement machiste. Gomina et funky musique. Et cette voix, chaude, grave, détachée, superbement distante, si éloignée de la technostructure qui commençait à envahir notre espace mental. Pino, chemise ouverte et esprit porté à la dérision comique, amuse la galerie par des propos délibérément provocateurs et indécents. Nous sommes au début des années 1980, aux prémices de l’italo disco, grand mouvement refondateur des discothèques. Le second degré est compris de tous, il est même plébiscité dans les assemblées, c’est une marque de politesse. Il fait partie du langage universel. On se moque, on chambre, on bombe le torse, on déconne à plein tube, on s’habille pour danser, on drague maladroitement et on se sent exagérément vivant en pleine récession économique. Sur une Vespa ou au volant d’une Alfa Coda Longa, les nuits d’été sont plus chaudes. Par une forme de prescience, on a très vite su que les décennies à suivre seraient mortifères. Elles annihileraient toutes nos tentatives de rire du destin et d’échapper au repli sur soi.

A lire aussi, du même auteur: Alors, on lit quoi cet été ?

Avec Pino, illusionniste d’un bonheur factice, le communautarisme ne passerait pas. L’espace de trois minutes, sa ligne de basse tyrannique nous empêcherait de penser à l’avenir, aux lendemains qui déchantent, au fracas du boulot et aux tracas du quotidien. Et toujours cette puissance tellurique qui vous colle aux murs. Imperturbable, la basse façon bulldozer avance, abat ses notes et colmate toutes les zones blanches de notre cerveau. Elle déploie une forme de liturgie rieuse et nerveuse. Bien des années après, le rap y puisera sa mécanique sémantique. Parce que Pino s’autorisait toutes les facéties, les aigus, les mesures parlées, avec cette rigueur métronomique que Giorgio Moroder ne renierait pas. Philosophe de Campanie, par sa musique à califourchon sur le disco finissant et le funk cosmique, Pino a inventé un personnage de scène : loser pathétique à la répartie bouffonne, faux courageux et véritable abruti. Pino d’Angio parle même de « la rhétorique du ridicule ». Il a théorisé cet ersatz de playboy comme le paroxysme de la débandade. Nous sommes au pays de Dino Risi et de Berlusconi. Les outrances verbales, les postures glandilleuses, en somme, le « n’importe quoi » est le décor idéal pour exorciser son mal de vivre.

Dans les interviews de cette époque bénie qui accepte l’ironie tendre, Pino en rajoutait volontiers dans le côté hâbleur et archétypal. À une journaliste qui lui demandait ses qualités, sans ciller, il répondait: « Je suis beau, je suis fort, je suis intelligent ». Le Jean-Pierre Marielle de la période Séria, lourd et drôle à la fois, reconnaîtrait l’un de ses enfants chéris. « Ma quale idea » sort en 1980. Partout dans le monde, dans les clubs de New-York, Rimini ou Buenos Aires, ce standard à l’insolence marrante va faire se déhancher toute une jeunesse en manque d’idéal. Il agit comme un doppler. Il mesure la contraction des cœurs vaillants, dans un mouvement infernal, il nous gonfle d’orgueil et nous renvoie l’image du grotesque. Ce va-et-vient est salutaire. Les féministes d’aujourd’hui devraient l’assaillir de lettres d’amour car il fut le premier à défendre la cause des femmes sur les pistes. Son cancer de la gorge (sept opérations en six ans) ne lui a pas laissé de répit. Dans la version française, « Mais quelle idée » renvoyait les lourdauds dans leur 22 !

Appréciez la pertinence du texte :

J’ai la tête aussi dure
Qu’un rocher des Dolomites
Il ne faut jamais me dire
Qu’une belle chose est interdite
Le temps de faire un break
J’ai déjà quitté la fille,
Je voulais faire une tête
À tous les mecs de sa famille
Comme dans une production
Digne de Sergio Leone
Déchaînés par la musique,
Ils sont devenus hystériques
Cette bande de malades
M’ont fait faire la promenade
Depuis, je suis malade,
J’ai la tête en marmelade

Cet été, après les fronts républicains et les JO, après l’arrivée du Tour à Nice, après les gouvernements de carton, on dansera sur Pino.

Monsieur Nostalgie

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Ceux qui acceptent le tragique et ceux qui ne l’acceptent pas

Le tragique a mauvaise réputation. Le philosophe Santiago Espinosa travaille à sa réhabilitation dans un livre.


Accident d’avion, de tondeuse, de trottinette, et le voilà qu’il ressurgit. Lui, c’est le tragique, mobilisé par la presse au moindre événement. C’est un peu contre ce lieu commun que Santiago Espinosa, philosophe originaire du Mexique et lauréat 2015 de la Bourse Cioran du Centre National du Livre, a écrit Le savoir tragique (édition Les belles lettres), essai court mais stimulant. Et aussi, contre une tradition philosophique, qui, par refus du tragique, veut imaginer des arrières-mondes consolateurs.

Choisis ton camp

C’est finalement une ligne de démarcation vieille d’environ 2 500 ans. D’un côté, les tragiques, les durs à mal, ceux qui n’ont rien demandé, mais qui sont là tout de même, et ne s’en plaignent pas pour autant. « Même au milieu des maux, accordez à vos âmes la joie que chaque jour vous offre », s’écrie Darios dans Les Perses. Ni optimistes, ni pessimistes, comme dans la chanson Exakt neutral du groupe allemand Deo. De l’autre, une tradition débutée par Socrate, prolongée par le christianisme et qui se termine ou bien par la niaise idéologie des indignés (l’auteur a rappelé à notre mémoire ce mouvement d’étudiants réclamants et animés par la lecture de Stéphane Hessel au début des années 2010), ou bien par celle de la guerre juste, menée au nom du bien, contre laquelle Carl Schmitt nous avait averti : « Ils sont vraiment inquiétants les exterminateurs qui se justifient par le fait qu’il faut exterminer les exterminateurs ». Selon eux, ce monde ne saurait être le monde réel ; il faut donc supposer qu’existe un autre monde, un « arrière-monde », caché derrière les nuages. D’un côté, les dramaturges tragiques, Machiavel, Hobbes, Nietzsche, Clément Rosset. De l’autre, Platon, Kierkegaard, Heidegger. L’auteur a choisi son camp, et se demande même quel est l’intérêt d’une philosophie du « devoir être », imprécise et floue. Au risque de retirer du programme de philo des lycéens trois-quarts de son contenu.

Car le tragique, dans l’ouvrage de Santiago Espinosa, n’est pas l’accident, la catastrophe, la tuile qui arrive sans prévenir, mais le temps qui passe, qui érode, effrite, affaisse toute chose. « L’ouvrage de nos mains n’est pas le seul à s’effriter, pas plus que l’œuvre élevée par l’homme à force de soin et d’adresse n’est la seule à subir les assauts du temps. Les sommets des montagnes s’affaissent. Des régions entières s’enfoncent. Certains lieux aujourd’hui recouverts par les flots ne voyaient même pas la mer […] Aujourd’hui debout, demain par terre : ainsi finissent toutes choses », écrivait Sénèque dans ses Lettres à Lucilius. Un extrait qu’avait peut-être lu Bilbo Le Hobbit, quand il répondit à cette énigme durant son périple : « Cette chose toutes choses dévore / Oiseaux, bêtes, arbres, fleurs / Elle ronge le fer, mord l’acier / Réduit les dures pierres en poudre ».

C’est encore plus beau quand c’est inutile

Si tout est tragique, si tout se vaut, n’est-ce pas une invitation à un je-m’en-foutisme généralisé, à l’indifférence face au mal ? Santiago Espinosa cite un passage provocateur du philosophe Clément Rosset, d’après lequel tout est tragique, « les pommes du jardin comme les enfants tués à Hiroshima ». Le tragique est tout ce qui arrive, il est le seul événement réel au monde, il n’y a pas d’événement non tragique. « Rien ne vaut rien. Il ne se passe jamais rien et cependant tout arrive. Mais cela est indifférent », griffonna Charles de Gaulle, en dédicace de ses Mémoires, lors de son voyage en Irlande, en 1969.

Pour échapper à l’aquoibonisme de ce constat, Santiago Espinosa appelle à la bravoure, à la joie héroïque, malgré l’absence de but, de tâche à accomplir, de pourquoi. Et aussi au salut par l’art. Non point l’art des artistes engagés, qui semblent agacer l’auteur autant que les indignados de la Puerta del Sol. Les œuvres d’art ne survivront pas non plus à l’usure physique, mais « l’acte créateur est […] addition au réel, vague ajoutée à l’océan, gratuite, sans arrière-pensée, sans prétention de modification de ce qui existe, moins encore de contestation ou d’indignation. Créer c’est faire être, donner l’existence, introduire dans le temps : enfanter. Et de même que les parents savent pertinemment de l’enfant qu’il mourra, de même l’artiste que son œuvre mourra tôt ou tard. L’activité trouve sa finalité en elle-même, dans un hommage rendu à l’existence, dans la joie de participer du réel. C’est cette joie que l’on trouve au cœur de l’acte créateur, insouciante de sa durée, joie qui rend « indifférent à la mort », comme l’écrit joliment Proust en même temps qu’elle est joie du réel retrouvé ».

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Tour: Girmay-les-Deux-Victoires ou la Flèche noire

Jour de repos, ce lundi, sur le Tour de France. Notre chroniqueur fait le récit de la semaine écoulée, riche en surprises.


D’emblée, au terme de cette première semaine du Tour, une certitude s’impose : cette 111ème édition restera dans les annales du cyclisme marquée d’une pierre blanche.

Non pas seulement parce que Romain Bardet dont c’est la 11ème et ultime participation, en remportant la première étape à Rimini, a revêtu à 33 ans la tunique jaune pour la première fois de sa belle carrière, le Graal de tout cycliste avec l’arc-en-ciel de champion du monde ; non pas parce qu’un jeune Français de 24 ans, un très prometteur novice (il a fait en outre 5ème dans le contre-la-montre juste derrière les quatre potentiels vainqueurs), Kevin Vauquelin, qui s’aligne pour la première fois dans la Grande boucle, s’est imposé royalement, de main de maître, à Bologne dès seulement le second jour de course.

Non pas davantage parce que le grand favori, Tadej Pogacar, le Flamboyant, a pris la tête du général sur les pentes du col du Galibier, incongru relief entre deux longues séquences d’étapes de plat, où il a pris un maigre avantage de 50 secondes sur son principal rival, Wingegaard, le Modeste, et qui, d’après les chroniqueurs devins, a de fortes probabilités, sauf coup de théâtre, de la conserver jusqu’à l’arrivée finale qui n’aura pas lieu pour la première fois à Paris mais à Nice ; non pas parce que le contre-la-montre, qui est au vélo ce que la mise à mort est à la corrida, n’a donné l’estocade fatale à aucun des favoris qui se tiennent dans un petit mouchoir de poche d’à peine de 1’40’’ entre le 1er et le 4ème.

Une boucle inédite autour de Troyes

Enfin, non pas parce que le Tour a inauguré dimanche, lors de la 9ème étape, une boucle de 199 km au tour de Troyes qui a conduit le peloton à travers le vignoble champenois pour rendre la course plus pétillante, et elle l’a été, « les chemins blancs », des petites routes étroites recouvertes de pernicieux gravillons qui ont vu la troisième victoire d’un Français plus habitué aux places d’honneur qu’à la première marche du podium, Anthony Turgis, 30 ans, de l’équipe Total-énergie. Trois vainqueurs en seulement neuf jours, un tir groupé sans précédent depuis des lustres…

Cette curieuse étape, qui n’a pas rallié une ville à une autre mais ramené les coureurs à celle d’où ils étaient partis, a donné lieu à un sourd affrontement psychologique entre les deux principaux candidats à la victoire finale. Vingegaard a systématiquement contré les attaques de Pogacar, et refusé de prendre les relais quand ils sont retrouvés seuls avec le Belge Remco Evenepoel, autre favori, prenant peut-être un ascendant mental sur ces deux derniers. Le message qu’il leur a adressé est laconique mais clair : pas d’esbrouffe, pas de gesticulation, moi, je vous donne rendez-vous le 13 juillet sur le col du Tourmalet, de la Hourquette d’Ancizan, et à l’arrivée sur le plat d’Adet, un dénivelé total de plus de 5 000m.  

La pierre blanche qui marquera ce Tour, c’est sans conteste la double victoire d’étape de l’Erythréen, Biniam Girmay, 24 ans, le premier Africain noir à franchir une ligne d’arrivée en levant le bras. Et aussi, le maillot vert du classement par points qu’il a de fortes chances de conserver jusqu’à Nice, vu son avance sur son suivant, le Belge Jasper Philipsen, lauréat l’an dernier. Il sera le premier Noir à terminer la Grande boucle revêtu d’un des quatre maillots distinctifs (Jaune, vert, blanc – meilleur jeune – et à pois – grimpeur).  Au jour de repos, lundi, il comptait 224 points contre 128 à ce dernier. Pour le perdre, il faudrait que le Belge gagne deux étapes et fasse une place de second et que Girmay ne marque aucun point. De l’ordre de l’impossible puisqu’il ne reste au départ d’Orléans, ce mardi, que quatre étapes à la portée des sprinteurs. A moins qu’un sorcier ne lui jette un malifice…

Certes, concernant les victoires d’étapes, il a eu deux prédécesseurs africains, Robert Hunter et Daryl Impey, mais c’étaient des Blancs sud-africains, des Afrikaners. Un autre Afrikaner, Louis Meintjes, s’est illustré sur le Tour : 7ème au général en 2022 et 13ème l’année suivante, mais n’a rien gagné. Un de ses compatriotes Erythréen, Daniel Teklehaimanot, s’était distingué sur le Tour de 2015 en étant le premier, et éphémère, Noir à revêtir la tunique à pois. Il en fut dépouillé le lendemain. Il y a le cas particulier de Chris Froome, quadruple vainqueur final. Bien que Britannique, il est né au Kenya et a vécu en Afrique du Sud où il a été formé au cyclisme, et, donc peut être considéré comme Africain…

Girmay-les-deux-Victoires

Si l’histoire ne se répète pas, comme l’aurait prétendu Karl Marx, il lui arrive néanmoins de faire des pieds de nez au passé. Ainsi, Girmay n’a pas décroché ses deux places de premier n’importe où. La première à Turin : or l’Italie a été le pays colonisateur du sien et c’est le fascisme qui y a importé le cyclisme comme instrument à assimiler en vue d’implanter un empire. La deuxième, il l’a conquise à Colombey-les-Deux-Eglises, la ville de de Gaulle, le décolonisateur français. Ce qui pourrait lui valoir le surnom de Girmay-les-deux-Victoires.

Mais plus probablement, la glose vélocipédique n’étant pas ladre en surnoms, il héritera s’il confirme ses dispositions à lever le bras du sobriquet hypocoristique de La Flèche noire[1], voire de La Perle noire. Il y a bien eu l’Aigle de Tolède, l’Ange de la montagne, le Grand fusil, le Colosse de Mannheim, etc… la liste est intarissable… presque infinie, chaque grand crack ayant droit à son petit-nom. Cette seconde victoire a également mis fin à la série d’un nouveau vainqueur à chaque étape, du rarement vu antérieurement. Son premier directeur sportif quand il passe professionnel en 2019, en intégrant la modeste équipe Continentale Nippo-Delko-Marseille-Provence, Frédéric Rostaing, avait dit de lui : « C’est un diamant brut à dépolir. » Bernard Hinault le considère comme un des plus prometteurs, un des plus aptes à s’inscrire « dans la légende des cycles »[2]. Pour le directeur de la Grande boucle, Christian Prudhomme, rapporte le Journal du Dimanche, « Girmay a marqué l’histoire d’un Tour toujours plus ouvert à l’Afrique ».

En attendant un maillot jaune Noir, Grimay sera, sauf mauvais sort, le premier Noir en vert…

Sur la piste du vrai Indiana Jones: Voyage au bout d'un mythe

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[1] La flèche noire, titre d’un roman de Robert Louis Stevenson, auteur du célèbre et incontournable L’Ile au trésor.

[2] Titre d’une chronique d’Antoine Blondin, chantre du Tour et auteur d’Un Singe en hiver, dont l’adaptation au cinéma a permis à Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo de faire un sacré numéro de grands acteurs.

Au Niger, la situation politique et économique s’aggrave

Expulsion d’Orano (ex-Areva) des mines d’uranium, entrisme de la Chine et de la Russie, crise économique et aggravation des relations avec le Bénin voisin, la situation politique et économique du Niger ne cesse de se dégrader.


Situé à l’ouest du massif de l’Aïr, dans le nord du Niger, le site d’Imouraren est considéré comme l’un des plus importants gisements d’uranium au monde, avec 200 000 tonnes de réserves. Orano avait obtenu son permis d’exploitation en 2009, mais le projet était resté en suspens depuis 2015 et des essais pilotes devaient débuter en 2024. Le nouveau gouvernement nigérien a utilisé cette lenteur pour appuyer sa décision.

Cet épisode s’inscrit dans le mouvement d’expulsion progressive de la France du Niger. Après son coup d’État le 26 juillet 2023, la junte militaire nigérienne a opéré un rapprochement net avec la Russie. En s’emparant du pouvoir, elle s’était engagée à rompre les liens avec l’Occident « dominateur et colonialiste » et donc à revoir les concessions minières. Le renversement de situation est problématique pour l’Europe qui renoue avec l’énergie nucléaire. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique, le Niger a fourni plus d’un quart de l’uranium de l’Union européenne en 2022, et représentait environ 20% de l’uranium importé en France. Une riche production sur laquelle d’autres puissances ambitionnent de mettre la main.

Progression de l’ « anti-France »

La prise du pouvoir par la junte militaire au Niger a été le sixième coup d’État réussi en Afrique de l’Ouest depuis 2020. Il fut dirigé par le général Abdourahamane Tiani contre le président Mohamed Bazoum.

Les campagnes de désinformation anti-France menées sur WhatsApp, Facebook et Telegram ont largement relayé de fausses allégations concernant l’implication de la France dans la déstabilisation du pays. Les groupes pro-russes en ont été des acteurs clés, comme le Groupe panafricain pour le commerce et l’investissement (GPCI), agence de communication dirigée par Harouna Douamba, connu pour sa proximité avec les sphères russes. Le 10 août, par exemple, l’une de ces pages, INFOS DU FASO, avait affirmé que la France préparait un « complot de déstabilisation » du Niger et armait des « terroristes » (TV5Monde).

La concrétisation politique ne s’est pas fait attendre. En septembre 2023, Emmanuel Macron annonçait le départ contraint du Niger des 1 500 soldats français déployés pour lutter contre les bandes armées terroristes. En janvier 2024, la junte ordonnait l’expulsion de l’ambassade de France à Niamey qui a été rapatriée à Paris.

Les États-Unis dans l’incertitude

Les États-Unis sont implantés au Niger pour surveiller l’Afrique de l’Ouest au nom de la lutte contre le djihadisme depuis 2012 et pour profiter des mines d’uranium.

Ils sont partenaires de la mine DASA, exploitée par la société canadienne Global Atomic Corporation dont les travaux ont débuté en juin 2022. Le projet est en partie financé par les agences de Credit-export du Canada et par la Banque de développement des États-Unis. Cette mine d’uranium est d’importance pour les États-Unis qui ont récemment acté leur retour vers l’atome. En mars dernier, la Chambre des représentants a adopté L’Atomic Energy Advancement Act pour accélérer le développement des réacteurs nucléaires de nouvelle génération sur le sol américain.

Mais, en janvier 2024, la junte nigérienne a révoqué l’accord de coopération militaire, obligeant la Maison-Blanche à rapatrier ses 1 000 soldats. L’incertitude plane désormais sur la mine DASA. Les nouveaux enjeux de l’uranium et le probable retour de Donald Trump aux commandes pourraient rendre les États-Unis offensifs sur la question nigérienne. Surtout, il est impensable qu’ils acceptent l’arrivée des Russes et des Iraniens dans les mines du pays.

Rapprochement avec la Russie

Après une décennie d’influence sur le continent africain pour y déstabiliser les Occidentaux, la Russie profite des coups d’État pour recomposer les alliances. En septembre 2023, le Niger a formé l’Alliance des États du Sahel avec le Mali et le Burkina Faso sous l’égide de Moscou, rompant avec le G5 Sahel, sous influence française.

Le 4 décembre 2023, le général Abdourahamane Tiani a accueilli le vice-ministre russe de la Défense, le colonel général Yunus-bek Yevkurov, pour discuter du renforcement de la coopération en matière de défense. Un protocole d’accord a été signé, mais les détails restent secrets. Des troupes russes, comprenant des formateurs militaires et des équipements, ont été déployées à Niamey en avril 2024, à la base aérienne 101.

Les mines d’uranium se libèrent, et les Russes se verraient bien en nouveaux exploitants.

La Chine s’étend au Niger

La Chine a fait son apparition dans les mines d’uranium au Niger en 2007 pour exploiter la mine d’Azelik. Surtout, elle a financé et exploite désormais le pipeline qui relie le Niger jusqu’au port de Sèmè au Bénin. L’enjeu économique est conséquent pour la région où 90 000 barils de pétrole doivent être exportés tous les jours. Mais, les tensions entre le Niger et le Bénin ralentissent la production. À la suite du coup d’État, la frontière entre les deux pays avait été fermée. En mai 2024, un accord provisoire a été trouvé pour permettre le passage des premières cargaisons de pétrole nigérien, mais les tensions persistent. Le 8 juin, cinq employés de la compagnie pétrolière chinoise Wapco Niger ont été arrêtés dans le port de Sèmè par les autorités béninoises, qui les accusaient d’être entrées illégalement sur le site.

Vers l’instabilité

Le Niger, malgré les sanctions économiques imposées par la CEDEAO après le coup d’État de juillet 2023, devrait enregistrer le taux de croissance le plus élevé d’Afrique en 2024, avec un PIB attendu en hausse de 11,2%, selon la Banque africaine de développement (BAD). Cette prévision est fondée sur…

Lire la fin de l’article sur le site de la revue « Conflits »

Louis XVIII et les femmes

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Episode 2 : Les sœurs


Relire le premier épisode

Jaloux de son aîné, qu’il détestait, « le roi sans royaume ne faisait rien sans raison, ni sans calcul ». C’est sous ces traits cruels que l’historien Matthieu Mensch décrit le comte de Provence, futur monarque de la Restauration, au seuil de l’ouvrage qu’il consacre aux Femmes de Louis XVIII – c’en est le titre. À Louis XVI, le cadet de la dynastie Bourbon enviait aussi son Autrichienne, dont il pensait que lui-même l’aurait mérité davantage : « la haine de Monsieur envers son infortunée belle-sœur avait fini par devenir de notoriété publique », au point que sur le tard, il cherchera à se dédouaner. Instrumentant la mémoire de la reine martyre, il fera même construire, en 1826, une chapelle expiatoire : « Marie-Antoinette semble correspondre parfaitement à la vision cynique de Louis XVIII, pour qui les femmes n’étaient que des outils politiques ou de simples faire-valoir ». Quel garçon sympathique…

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Que dire des sœurs de Louis XVIII, Madame Clotilde et Madame Elisabeth ? Confiées aux bons soins de la gouvernante des Enfants de France, elles ne comptent pas : l’avenir de la dynastie est assuré sans elles. Clotilde, l’aînée, sera vite surnommée « Gros-Madame » en raison de son embonpoint. Louis XV cherche à la marier mais il meurt en 1774 ; parvenu au trône, son petit-fils Louis XVI en fait une Princesse du Piémont. Convaincue que sa surcharge pondérale l’empêche d’être « grosse » comme on dit, elle tombe en dévotion tout en suivant des régimes qui, à moins de 30 ans d’âge, l’ont déjà transformée en spectre. La Révolution en fera une sainte. Désormais épouse de Charles-Emmanuel IV de Savoie, elle vend ses bijoux, s’abîme en prières et quand son mari doit abdiquer au profit de son frère Victor-Emmanuel 1er en 1798, elle devient une âme errante de Cagliari à Arezzo, tout en correspondant avec l’Europe entière, a fortiori avec son frère Provence/ Louis XVIII, également exilé. Elle mourra du typhus. Son procès en béatification est actuellement ouvert au Saint-Siège…

À neuf ans d’écart, sa petite sœur Elisabeth, douée en maths, intelligente, « parvient à bénéficier », dans le marigot de Versailles, « d’une forme d’indépendance et se constitue une société de son choix, à son image ». En 1789, la voilà contrainte de s’installer aux Tuileries, mais elle refuse de suivre dans l’exil les frères de Louis XVI, imités par tant d’autres courtisans. Ardente partisane du retour à l’ordre ancien, elle subit de plein fouet la dégradation de l’image publique de la monarchie. Louis XVIII réclame la libération de sa sœur, bientôt transférée à la Conciergerie, avant d’être décapitée, ultime calvaire, dernière de la file des 23 femmes qu’elle voit de ses propres yeux monter tour à tour à l’échafaud. Madame Clotilde ne se remettra jamais de la mort de sa jeune sœur : elle prendra l’habit votif – robe de laine bleue, coiffe blanche, et ne la quittera plus jusqu’à son dernier souffle.

À l’heure de la Restauration, « l’utilisation de la vie des princesses sert à donner des Bourbons restaurés, et plus particulièrement des femmes de la famille, une image à la fois lacrymale et plus acceptable, loin des débauches imputées à Marie-Antoinette », souligne l’auteur.  Leur destin tragique scellant une construction hagiographique délibérément ourdie par Louis XVIII.

La semaine prochaine, épisode 3 – L’épouse

Comment être philosémite?

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Hommage aux victimes françaises du Hamas, esplanade des Invalides, Paris, 7 février 2024 © Laurent CARON/ZEPPELIN/SIPA

Les juifs attendent-ils vraiment qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix?


Peu nombreux furent ceux qui méritèrent le titre de Justes à l’époque où les nazis, secondés par les collaborateurs français, se déchainaient contre les juifs. Du moins savait-on alors à quoi on s’exposait, et pourquoi on le faisait. Se sentait-on pour autant philosémite ? Aux yeux de la plupart des Justes – des gens simples souvent, plus que des intellectuels – cela « ne se faisait pas » d’envoyer des familles entières à l’abattoir et de gazer des enfants. Point n’était besoin d’« aimer » spécialement les juifs pour s’opposer à leur extermination. En serait-on encore capable aujourd’hui où l’antisémitisme à nouveau sévit, orchestré cette fois par l’islamisme radical ? Il devrait être au moins possible de témoigner aux juifs de France et d’ailleurs solidarité et sympathie tout en restant conscient de la complexité de la situation au Proche-Orient. Car les milliers d’enfants palestiniens qui sont déjà morts ou vont mourir sous les bombes n’autorisent pas à condamner globalement « les juifs », d’autant qu’une bonne partie des Israéliens combat la politique du gouvernement Netanyahou et souhaite la paix avec ceux des Palestiniens qui la veulent aussi.

Amitié mystique

Comment donc être philosémite aujourd’hui ? Si le mot « philosémitisme » est si peu utilisé alors que son contraire l’est à l’excès, c’est probablement autant parce que la haine des juifs connaît une nouvelle flambée, que parce que personne ne sait clairement ce que ce terme veut dire et comment l’employer à bon escient. Les juifs d’ailleurs attendent-ils qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix ? Car le philosémitisme, Pierre-André Taguieff l’a bien montré[1], n’est souvent qu’un anti-antisémitisme protestataire, qu’un contre-courant en soi salutaire mais qui ne préjuge en rien de l’affection qu’on peut avoir pour « les juifs », si tant est que cette généralisation ne soit pas en soi abusive. Quand la France s’est coupée en deux à propos de l’affaire Dreyfus, il y eut ceux qui se contentèrent comme Zola (J’accuse) de réclamer justice – c’était déjà beaucoup ! – et ceux qui, tel Péguy, ajoutèrent à leur militantisme républicain une « amitié mystique » avec les juifs dont témoignent ses relations fraternelles avec Bernard Lazare.

A lire aussi: Judéophobie mondialisée

Si le philosémitisme demeure ambivalent, c’est que sa nature et sa portée changent en fonction de la motivation qui l’anime, et de la prise réelle ou fictive de risques que cette attitude favorable aux juifs induit. Se dire philosémite aujourd’hui n’est pas sans risques, mais encore faut-il savoir pourquoi on éprouve le besoin de se définir ainsi : par souci de ne pas commettre une injustice, ou pour payer une sorte de dette à l’endroit d’un peuple – mais les juifs en sont-ils un ? – qui n’a comme aucun autre été persécuté alors qu’il a tant apporté à l’humanité ? Mais alors que l’antisémite actuel ne prend même plus la peine d’argumenter pour tenter de justifier sa détestation des juifs comme on le fit aux XIXe et XXe siècles, le philosémite peine à formuler clairement les raisons de l’attachement qu’il leur porte.

Passions

On peut en effet se recommander d’un universalisme abstrait au nom duquel les juifs ne sauraient être exclus de l’humanité et méritent comme tous les êtres humains protection et respect. Ce fut la position des Lumières qui permit l’émancipation des juifs, en France d’abord (1791) puis un peu partout en Europe. Or, si c’est là un acquis non négociable, il ne contient aucun philosémitisme avoué, et conduit plutôt à une neutralité pouvant même aller jusqu’à une négation de la « judéité », telle que les juifs la revendiquent et non telle qu’on cherche à la leur imposer. Est-ce à dire qu’en tant qu’individus, communauté mais certainement pas « race », les juifs ne répondent adéquatement ni aux exigences de l’universalité formelle qui tend à les déposséder de toute identité, ni à celles de la singularité culturelle tant sont diverses leurs particularités quant aux langues parlées – 72 dans toute la diaspora ! –, aux cultures représentées, et aux choix politiques et religieux assumés.

A lire aussi: Palestiniens au Liban: et s’il était plutôt là, votre “apartheid”?

On se souvient de la scène de Manhattan où Woody Allen, déprimé, énumère les raisons d’aimer la vie. Ces raisons ont-elles jamais empêché quelqu’un de se suicider ? Il en est un peu de même quand on égrène les qualités des juifs en espérant qu’elles vont décourager les antisémites. C’est peine perdue car l’antisémitisme est une « passion triste » (Spinoza) qui se nourrit d’elle-même et n’a que faire des arguments des philosémites qui peuvent d’ailleurs se révéler tout aussi passionnels. Rien de plus ambigu donc, et contreproductif, que cette sorte de « discrimination positive » consistant à faire valoir les qualités, talents et mérites justifiant que les juifs aient le droit d’exister comme les autres hommes. Généralement de bonne foi, le philosémite empressé mesure mal ce qu’il y a d’odieux dans le seul fait de prétendre évaluer ce qui vaut aux juifs la considération des non-juifs. À chacun par ailleurs son évaluation, et à toute qualité réelle ou imaginaire pourraient être opposés un défaut, une insuffisance, une prétention inacceptable.

Mieux vaudrait peut-être se demander si ce tout petit peuple n’est pas, en Israël mais aussi dans le monde, le laboratoire où se cherche une humanité encore « en souffrance » et dont l’unité – mais de quel ordre ? – inclurait nécessairement la diversité. Du destin d’Israël dépendrait en ce cas davantage que la survie du monde occidental face au terrorisme islamique. Tout philosémite respectueux pourrait plutôt dire comme Maurice Blanchot : « Je suis avec Israël quand Israël souffre. Je suis avec Israël quand Israël souffre de faire souffrir. [2]» Essayons donc d’être au moins équitables envers les juifs, avec l’espoir de nous comporter s’il le fallait comme des Justes.

Sortir de l'antisémitisme ?: Le philosémitisme en question

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[1] Pierre-André Taguieff, Sortir de l’antisémitisme ? Le philosémitisme en question, Odile Jacob, 2022.

[2] Maurice Blanchot, « Ce qui m’est le plus proche… », Globe, n°30, juillet-août 1988, p. 56.

Ces charlatans qui ont fait de la démocratie un jeu de dupes

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Réélu dans la 3e circionscription des Alpes Maritimes, Eric Ciotti sort de sa permanence pour s'adresser aux électeurs, 7 juillet 2024 © Frederic Munsch/SIPA

Le patron des LR Éric Ciotti, qui s’était allié avec le RN de Jordan Bardella sans être suivi par le gros des troupes, a dénoncé un «coup d’État institutionnel et politique» à l’issue des élections législatives.


Les citoyens veulent moins d’immigration, moins d’impôts? Ils en auront plus encore. Ils veulent s’inscrire dans la continuité historique de leur nation millénaire? Ils subiront davantage les assauts de la nouvelle France multiculturelle et de ses minorités quérulentes. Ils veulent la droite? Ils auront la gauche. Ainsi fonctionne, cul par-dessus tête, la démocratie française.

Le front de la honte victorieux

Le RN a rassemblé hier soir, à l’issue du second tour des législatives, 8,7 millions de voix, tandis que le NFP en a alignées 7 millions et Ensemble 6,3 millions. Mais c’est l’extrême gauche (NFP) qui engrange 182 députés, la macronie (Ensemble) 163 et le bloc national…143.

A lire aussi, Céline Pina: France ingouvernable, alliances improbables et compromissions

Jean-Luc Mélenchon, immédiatement après 20 heures et au nom de LFI (70 députés), s’est même précipité devant les télévisions pour s’approprier la victoire, en oubliant de la partager avec les socialistes et les verts. Ceux des bourgeois des villes qui ont soutenu son front de la honte, en croyant résister ainsi à un fascisme d’opérette, auront à assumer leur créature : un parti antisémite et violent qui a immédiatement réclamé de taxer les riches pour financer un programme social évalué à près de 200 milliards d’euros. Une fois de plus, des charlatans ont fait de la démocratie malade, avec la bénédiction d’Emmanuel Macron, un jeu de bonneteau. Les dupés de 2005, qui avaient vu leur refus de la constitution européenne annulé par le système, revivent la même embrouille.

Le RN, premier parti de France

Les magouilles d’appareils, les alliances contre nature, les hystéries médiatiques sur la « lèpre » et la « peste » que porterait le RN ont montré le visage de ces « démocrates » qui n’ont comme obsession que d’étouffer la voix des peuples indociles.

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Macron, par sa dissolution irréfléchie, a certes emporté une victoire apparente en entravant la dynamique du RN. Dans une centaine de circonscriptions, le parti de Jordan Bardella a échoué de justesse (un ou deux points), tout en restant le premier parti de France. La satisfaction que peut sans doute éprouver le chef de l’Etat reste donc fragile. D’autant que l’apprenti sorcier laisse une France ingouvernable. Le « front républicain » a même fait élire un triple fiché S, Raphaël Arnaud (LFI), dans le Vaucluse. Ni l’exécutif ni le législatif n’auront les moyens de conduire le pays, alors même que la crise financière laissée par Macron va imposer très vite des mesures d’austérité. De ce point de vue, le bloc national (RN-Ciotti) peut se satisfaire de n’avoir pas à gérer le fiasco du Mozart de la finance. Le RN doit cependant analyser ses propres faiblesses. Car si l’union obscène NFP- Ensemble a réduit le choix des électeurs au second tour, la droite populaire n’a pas fait le plein de ses voix, en dépit de ses 500 candidats. Le profil douteux de certains d’entre eux a illustré le manque de préparation du parti, qui lui-même a souvent dû modifier dans l’urgence des réponses économiques afin de ne pas effrayer le patronat et le monde des affaires.

Reste, ce lundi, un sentiment décuplé de frustration et de colère chez ceux qui s’estiment victimes d’un « coup d’État institutionnel et politique » (Éric Ciotti), et qui observent le gâchis d’une droite imbécile, toujours incapable de se réunir. Il est urgent de démocratiser la démocratie.

Sacrée soirée

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Jean-Luc Mélenchon savoure la victoire de la coalition du Nouveau Front populaire, Paris, 7 juillet 2024 © Thomas Padilla/AP/SIPA

Le Nouveau Front populaire, l’alliance de gauche, remporte les élections législatives. Le Premier ministre Gabriel Attal présente sa démission au président Macron.


Drôle de soirée : le Nouveau Front populaire, avec 182 sièges obtenus hier soir à l’Assemblée nationale, se prenait pour la majorité et réclamait le pouvoir ; le Rassemblement national, avec 143 sièges (54 de plus que dans la précédente mandature), premier parti de France, est le grand perdant. Les Français ont voté. Il y avait des candidats RN dans 500 circonscriptions : ils ne les ont pas choisis. Pour beaucoup de citoyens, Jordan Bardella n’a pas prouvé sa capacité à gouverner. Et, même s’ils sont sans doute moins nombreux que ce qui a été dit, il y a aussi eu ces quelques candidats infréquentables.

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Des conditions problématiques

Mais si cette élection est bien sûr tout à fait régulière, il me semble que les dés étaient un peu pipés.

  • Une élection suppose un débat loyal. Le matraquage inouï sur le parti de la haine, nous l’avons bien sûr déjà abondamment commenté. Reste que quand tant de beaux esprits vous disent que le nazisme arrive, vous hésitez dans l’isoloir. Des macronistes ont préféré élire Raphaël Arnault dans le Vaucluse, fiché S, plutôt que la sortante RN.
  • Le Front républicain est en réalité la forme politique du « tous contre un », un traitement spécifique réservé à un seul parti. Ces unions et désistements ont pour traduction une distorsion majoritaire. 9,3 millions de voix se sont portées sur le RN et seulement 7.4 pour le NFP. Cela signifie qu’en termes de poids politiques, un électeur de gauche vaut à la louche deux RN. C’est légal mais pas totalement réglo.

Emmanuel Macron a-t-il gagné son pari ?

À court terme et aux prix des contorsions susmentionnées, oui. Le seul objectif du post-9 juin, écarter le RN, a été atteint. Mais rappelons que le rôle de la politique est de pacifier les conflits, que c’est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Or, avec ce retour du cordon sanitaire, une partie des Français est de nouveau exclue de la table commune. Hier, très peu, parmi les forces victorieuses, ont parlé des électeurs RN et de leurs préoccupations. J’ai entendu Fabien Roussel et Edouard Philippe le faire. On ne pourra pas gouverner éternellement en ignorant 10 millions de Français.

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On parle souvent des gagnants et des perdants de la mondialisation pour commenter nos élections nationales. Cette fois-ci, j’observe que c’est la France du statu quo qui a gagné, alors que celle qui voulait renverser la table a perdu. La gauche pour la légitimité morale et les grands sentiments, la macronie pour l’expertise et la compétence (flagrantes !) : c’était l’alliance entre le camp du bien et le cercle de la raison. Tout ce beau monde s’est entendu pour sermonner le plouc étroit qui ne veut pas devenir minoritaire. Lequel a peut-être vu une facette de son avenir Place de la République, hier soir, quand le parti des Indigènes de la République d’Houria Bouteldja a brandi des drapeaux palestiniens et algériens en criant – je vous le donne en mille – « On est chez nous ! » Et pas une voix à gauche pour se scandaliser de ce slogan raciste ?

J’ignore quel lapin gouvernemental sortira de la casquette présidentielle. Mais, on leur souhaite du plaisir… Les J.O. s’annoncent un fiasco commercial. Le prochain gouvernement devra voter un budget d’austérité avec la CGT dans les pattes et des forces de l’ordre épuisées. Alors finalement, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont peut-être les grands gagnants de cette drôle d’élection !


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Retrouvez Elisabeth Lévy du lundi au jeudi dans la matinale

France ingouvernable, alliances improbables et compromissions

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Marine Tondelier (Les écologistes) au soir du second tour, à Paris, 7 juillet 2024 © ISA HARSIN/SIPA

Avec l’alliance de gauche à 182 sièges, la macronie à 168 et le RN à seulement 143 (contrairement aux prévisions des sondeurs qui le voyaient premier), on assiste à la poursuite de la décomposition politique, et on a franchi un cran dans le pourrissement de la situation de la France, observe Céline Pina.


Causeur. Le NFP décroche le plus de sièges à l’Assemblée nationale. Est-ce que cela signifie que les Français ont adhéré à son programme ?

Céline Pina. En toute sincérité, ces résultats ne sont en rien le produit d’une adhésion à une idéologie. Les votes de soutien ont eu lieu au premier tour. Là, cela dit seulement que concernant le RN, le plafond de verre résiste et que le front républicain fonctionne toujours. On a assisté à un vote issu d’une culpabilisation et d’une manipulation massive qui a amené à porter aux portes du pouvoir un NFP qui défend des positions que ne partagent pas la majorité des Français. Les incohérences qui portent à incandescence notre société ont encore été exacerbées. Et si l’on en croit l’ivresse qui s’était emparée hier soir d’un Jean-Luc Mélenchon, on n’est pas prêt d’en finir avec la conflictualisation et la violence politique.

Il n’en reste pas moins que la situation politique qui est sortie des urnes parle d’une France ingouvernable. Personne n’a de majorité et les alliances possibles portent une part non négligeable de compromissions. Mais reste à savoir s’il y a encore des lignes rouges en politique maintenant que l’antisémitisme est devenu une valeur assumée par la gauche, soit qu’elle le diffuse, soit que cela ne soit plus rédhibitoire pour former une alliance. Et on peut en dire autant du soutien à un mouvement terroriste comme le Hamas ou du fait de faire élire des fichés S à l’Assemblée nationale. On se demande aussi où sont les limites quand dans les rassemblements pour fêter la victoire on ne voit pas de drapeau français tandis que les drapeaux palestiniens sont eux bien visibles. En attendant, de ce que l’on a vu de cette campagne où nos élus se sont comportés pour la plupart comme des gamins gâtés en plein monome dans la cour du lycée, on ne va pas assister au « retour du Parlement », mais à la continuation de la bordélisation des instances de la République. Ce que l’on peut attendre de ces élections ? Rien. La décomposition continue et on a franchi un cran dans le pourrissement.

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Après, la danse sur le volcan va continuer et les processus institutionnels de plus en plus déconnectés du réel vont se dérouler. Un Premier ministre probablement issu de la gauche va être nommé. Il n’aura pas de majorité et assez rapidement on devrait retrouver la situation mêlant blocage et hystérisation des débats que l’on vient de quitter. Ce n’est pas en faisant tourner un manège que l’on dégage un chemin.

En se désistant massivement en faveur des candidats NFP pour la majorité, les autres partis ne renforcent-ils pas l’idée d’un « Système » ? Les Français vont-ils penser qu’on leur a volé l’élection ?

La participation a été massive. La dramatisation aussi, certes, mais ils se sont rendus librement aux urnes, non ? Les Français ont fait leur choix. Ils se retrouvent potentiellement à porter au pouvoir une gauche porteuse d’une politique immigrationniste et laxiste alors qu’ils veulent massivement du changement sur ces points ? C’est leur problème. Un dicton dit : comme on fait son lit, on se couche. Nos concitoyens ont eu peur qu’un vote très à droite ne déstabilise leur pays, engendre des violences en interne et des mesures de rétorsion à l’international. Ils ont subi beaucoup de pression ; ils ont donc choisi de faire barrage. C’est un vrai choix, pourquoi le leur retirer ? Le problème c’est que, ce faisant, ils ont montré que se moquer d’eux n’était pas une mauvaise stratégie. Depuis des années, les présidents de la République sont élus sur un socle minoritaire mais peuvent exercer toute l’étendue de leur pouvoir en niant la souveraineté populaire : il leur suffit de s’asseoir sur les attentes et les demandes de la population, puis d’agiter l’épouvantail RN. Culpabilisée, la population vote pour ceux qui les ignorent ou les méprisent, ces derniers arguent que c’est un vote de soutien et mènent donc leur politique, opposée aux attentes populaires. Et quand on a fait un tour, on recommence. Le système est basé aussi sur ces logiques-là et elles sont légitimées par leur efficacité. Bien sûr, tout cela parle d’un lent pourrissement, mais pourquoi s’arrêterait-il ? Le peuple est profondément divisé et le jeu des alliances a donné une puissance de tir réelle à un parti fascisant, LFI, au nom de la lutte anti-fasciste. On nage en pleine absurdité et on voit mal quelle grande conscience ou vieux sage politique a le respect de la population pour faire entendre sa parole. Sans leader crédible et sans plus aucune boussole morale, la France navigue à vue. Quant à son président, son caprice nous a conduits à la ruine intellectuelle et spirituelle. Vous me trouvez trop dure ? Je n’ai qu’une question à vous poser : si vous étiez juif, en France, aujourd’hui, vous organiseriez-vous au cas où la situation vous impose de partir ? Moi, oui. Eh bien si le fait même que l’on puisse se poser cette question ne parle pas de notre déchéance morale collective, je ne sais ce qu’il faudra !

Que peut-il se passer maintenant ?

Gabriel Attal va présenter sa démission. A priori, comme je l’ai dit, la logique institutionnelle voudrait que ce soit le NFP qui soit appelé à former un gouvernement. Celui-ci n’ayant pas de majorité doit passer un accord d’union avec les élus macronistes, ou chercher des majorités de circonstance. La France n’est pas sortie de la crise politique…

Et si le peuple ne peut sérieusement prétendre qu’on lui a volé l’élection, il n’empêche qu’obéir à des consignes de vote qui flattent la vertu au moment de l’acte pour engendrer d’infinis contrariétés après ne peut que faire monter la frustration politique. Or derrière la fausse exaltation d’une « victoire de la gauche », il y aussi une réalité tout aussi tangible : la montée du Rassemblement national, qui augmente massivement le nombre de ses députés. Si échec il y a, c’est à la mesure de l’hubris qui a saisi dirigeants et militants. Ceux-ci ont rêvé de majorité absolue, ils en sont loin au point qu’ils sont incapables de voir que leur parti a progressé alors que l’artillerie lourde a été sortie contre lui. Le front républicain marche encore, mais il ne cesse de s’affaiblir au point qu’aujourd’hui il a accepté en son sein un parti qui ne l’est pas, LFI. C’est cela qui va le détruire et ce ne sera que justice.

Au RN : caramba encore raté

Annonce des resultats au QG du Rassemblement national, Parc floral de Paris, 7 juillet 2024 © NICOLAS MESSYASZ/SIPA

Victime du front républicain, le Rassemblement national réunissait ses militants dans le Bois de Vincennes à Paris pour suivre les résultats, hier soir. Jordan Bardella a dénoncé l’alliance du déshonneur de ses adversaires, avant d’affirmer que « la dynamique qui porte le RN, qui l’a mis en tête du premier tour et qui lui a permis de doubler son nombre de députés sont les éléments constitutifs de la victoire de demain ».


Caramba, encore raté ! Entre les européennes et le second tour des législatives, une seule salle mais une autre ambiance[1]. La soirée n’avait pas si mal commencé. À 18h30, au moment d’arriver au pavillon Chesnaie du Roy du bois de Vincennes, les militants étaient encore combattifs. Ils sont nombreux à revenir de trois semaines de campagne intenses, et dans lesquelles ils se sont engagés la fleur au fusil. Ce responsable d’une campagne dans le Val-de-Marne se rappelle d’un « accueil poli sur les marchés » même si les annonces et coups d’éclat politiques ont « joué avec ses nerfs ».

Christophe Versini, délégué départemental des Hauts-de-Seine, commente l’actualité géopolitique et dessine la politique internationale d’un éventuel gouvernement RN. Au premier tour, aucun candidat RN n’était parvenu à se maintenir dans son département, mais il souligne tout de même la progression du parti entre 2022 et aujourd’hui, passé de 30 000 à 100 000 voix. Un triplement du nombre de députés RN semble également possible à ce moment de la soirée, alors que la rumeur des chiffres de l’IFOP n’a pas encore complètement douché l’ambiance. Un assistant parlementaire, volontiers mélancolique, confie: « Peut-être qu’on sera une centaine de plus… Quand on a tout le monde contre toi, c’est forcément compliqué. Une centaine de députés en plus, ce serait déjà incroyable. » Les premiers dépouillements arrivent. Ici chaque militant a un ami, un comparse ou un employeur candidat. Dans certains bureaux de vote, le parti ne progresse que de 1 ou 2 points entre les deux tours. « Ce sera serré », indique un proche de candidats qui suit nerveusement les dépouillements du Cher.  « Lui est autour de 51% un mouchoir de poche ! » s’enflamme-t-on. « Ça va être comme ça partout, on arrête de commenter et on verra bien », s’énerve le collaborateur d’un ténor du groupe parlementaire alors que des estimations contradictoires circulent. 180 députés, puis 160… On parle de fourchettes encore plus basses. Les visages se ferment. Un ancien haut fonctionnaire et conseiller ministériel, issu de la droite et œuvrant désormais pour Marine Le Pen reste placide, mais avoue que « ce ne sera pas forcément un soir de fête. »

20 h : la claque

19h50. Les militants se massent vers l’écran. On reste sages. Pas un bruit. Pas une marque d’euphorie ou d’enthousiasme. Mais les sourires des journalistes à la télévision sont un mauvais signe. 20h : les estimations confirment la claque. Des pleurs, des déceptions, des mines déconfites. Filmés, les militants veulent tout de même faire bonne figure devant les écrans. « Nous acceptons les résultats et la démocratie, contrairement à l’extrême gauche », déclare l’une d’entre eux. Un autre, désabusé, cite Jacques Bainville : « Tout a toujours très mal marché ». Des huées pour Mélenchon et Hollande. Il y a bien quelques applaudissements qui retentissent lorsqu’on annonce la victoire pourtant attendue d’élus comme Jean-Philippe Tanguy. 


À la tribune, Jordan Bardella fait bonne figure. Il salue un « résultat historique », mais, un « malheureusement » dans le discours vient concéder la défaite dont il n’hésite pas à dramatiser les conséquences, annonçant tour à tour l’instabilité, l’incertitude, l’écologie punitive, la submersion migratoire… Mais, il lâche aussi une note d’espoir pour les militants : « Tout commence ! »

Les militants justement, comment reçoivent-ils le message ? Beaucoup sont encore sonnés. « On ne s’attendait pas à une telle défaite » reconnait l’un d’eux qui parvient à se ressaisir et vitupère contre « la désinformation, la déstabilisation de l’électorat, les accords de partis… » On trouvera sans peine un mauvais joueur : « C’est la victoire de la bêtise humaine. Il n’y a plus de repères. Les gens ne sont pas responsables (…) Je pense que les Français vont le payer cher », peste un vieux militant parisien. Un peu de mauvaise foi chez ce jeune militant étudiant en droit, qui, au milieu de la morosité générale, se dit « très content (…)  Il y a encore 10 ans, 10 députés et c’était la fête. 120 ou 140 c’est considérable. Ça ne fait qu’augmenter ! » 

Ça ira mieux demain…

Un autre militant digère le contretemps électoral. « Nous n’étions peut-être pas complètement prêts. Il faut encore labourer le terrain. Cette campagne surprise n’a pas facilité les choses ». L’ancrage local en cours de construction le rassure : « Les députés RN adorent labourer leur territoire, ce sont des passionnés de terrain, contrairement aux LREM élus en 2017, qui ne sont jamais dans leur circonscription. Dans deux ans, il y a les municipales, à nous d’élargir le maillage territorial. Peu de sortants RN perdent. Quand on a goûté au RN, on y reste ». Un éloge de l’enracinement qui contraste avec le reproche fait au RN d’avoir déployé des candidats « fantômes » et des parachutés.

Les éléments de langage de l’état-major circulent également. Quelques cadres et élus assurent le service après-vente. Devant les journalistes, Philippe Olivier entonne l’air du « score historique » et du « nombre de députés qui augmente ». Pierre-Romain Thionnet, directeur général du RNJ, député européen et tête pensante de Jordan Bardella, veut garder le sourire : « La configuration d’une majorité plurielle va entrainer une forte colère démocratique. Ce n’est que partie remise. » On répète finalement un peu partout sur plusieurs airs que le résultat du soir n’est pas si terrible, que ce n’est pas de notre faute et que ça sera mieux demain.

Les combines d’appareil et désistements ont bien sûr joué. Le battage médiatique, sans doute aussi. Comme peut-être aussi les admonestations des sportifs milliardaires et des comédiennes du showbiz. En 1848, le peuple était révolutionnaire en février, républicain modéré en avril, brutalement répressif en juin et bonapartiste en décembre. En un mois, cette année, il est passé par toutes les émotions. Le 9 juin, il était disposé à envoyer Jordan Bardella au Parlement de Strasbourg ; il n’était probablement pas prêt à l’envoyer à Matignon.

Et puis, la campagne du Rassemblement national a-t-elle toujours été à la hauteur de l’enjeu ? Le « On est prêts » lâché par les cadres du parti le soir de l’annonce de la dissolution n’a pas dissipé justement… une certaine impréparation. Il y a d’abord eu ces cafouillages sur le programme, avec cette polémique sur la double nationalité que la direction du parti n’avait pas vu venir. Il y a aussi eu tous ces candidats gratinés ; certains au passé sulfureux et d’autres incapables d’aller défendre leur programme dans les médias régionaux. Pourquoi cette impression d’amateurisme et d’incompétence qui persiste dans une partie de l’opinion ? Pourquoi cette diabolisation qui revient et avec laquelle le parti peine à rompre ? Le député européen Alexandre Varaut invoque des circonstances particulières : « Nous avions prévu l’éventualité d’une dissolution mais personne n’avait envisagé de mener des élections législatives en trois semaines. Des candidats se sont désistés au dernier moment… » En effet. Mais, les observateurs informés des travaux de la commission nationale d’investiture savent que la compétence ou la capacité basique à discourir en public n’ont pas toujours pesé dans les délibérations. Le parti ne semble avoir achevé ni sa révolution culturelle ni sa professionnalisation. Il lui reste encore du chemin pour convaincre les Français qu’il s’est éloigné de l’extrême-droite et qu’il est en mesure d’exercer le pouvoir.


[1] Relire https://www.causeur.fr/bardella-europeennes-qg-campagnes-le-triomphe-tranquille-284682

Dernier été avec Pino d’Angio

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Le chanteur italien Pino d'Angio, Sanremo, 9 février 2024 © Pool Insabato Rovaris/Mondadori Portfolio/Sipa USA/SIPA

L’année dernière, quasiment jour pour jour, notre chroniqueur évoquait Pino d’Angio, le chantre du second degré, dragueur d’opérette, précurseur du rap, féministe avant me too. Le chanteur et compositeur italien qui a bouleversé la musique des discothèques européennes au début des années 1980 est mort à l’âge de 71 ans. Causeur republie cette chronique en forme d’hommage.


D’abord, il y avait le style Pino. Cigarette, blazer en skaï et chapeau mou. Sorte de Philippe Marlowe des Abruzzes, Bogart latin lover des dancefloors. Une coupe de champ’ à la main sur la pochette d’album et les frisottis à la Roberto Baggio devant sa glace, avant de sortir en boîte. Caricatural et délicieusement machiste. Gomina et funky musique. Et cette voix, chaude, grave, détachée, superbement distante, si éloignée de la technostructure qui commençait à envahir notre espace mental. Pino, chemise ouverte et esprit porté à la dérision comique, amuse la galerie par des propos délibérément provocateurs et indécents. Nous sommes au début des années 1980, aux prémices de l’italo disco, grand mouvement refondateur des discothèques. Le second degré est compris de tous, il est même plébiscité dans les assemblées, c’est une marque de politesse. Il fait partie du langage universel. On se moque, on chambre, on bombe le torse, on déconne à plein tube, on s’habille pour danser, on drague maladroitement et on se sent exagérément vivant en pleine récession économique. Sur une Vespa ou au volant d’une Alfa Coda Longa, les nuits d’été sont plus chaudes. Par une forme de prescience, on a très vite su que les décennies à suivre seraient mortifères. Elles annihileraient toutes nos tentatives de rire du destin et d’échapper au repli sur soi.

A lire aussi, du même auteur: Alors, on lit quoi cet été ?

Avec Pino, illusionniste d’un bonheur factice, le communautarisme ne passerait pas. L’espace de trois minutes, sa ligne de basse tyrannique nous empêcherait de penser à l’avenir, aux lendemains qui déchantent, au fracas du boulot et aux tracas du quotidien. Et toujours cette puissance tellurique qui vous colle aux murs. Imperturbable, la basse façon bulldozer avance, abat ses notes et colmate toutes les zones blanches de notre cerveau. Elle déploie une forme de liturgie rieuse et nerveuse. Bien des années après, le rap y puisera sa mécanique sémantique. Parce que Pino s’autorisait toutes les facéties, les aigus, les mesures parlées, avec cette rigueur métronomique que Giorgio Moroder ne renierait pas. Philosophe de Campanie, par sa musique à califourchon sur le disco finissant et le funk cosmique, Pino a inventé un personnage de scène : loser pathétique à la répartie bouffonne, faux courageux et véritable abruti. Pino d’Angio parle même de « la rhétorique du ridicule ». Il a théorisé cet ersatz de playboy comme le paroxysme de la débandade. Nous sommes au pays de Dino Risi et de Berlusconi. Les outrances verbales, les postures glandilleuses, en somme, le « n’importe quoi » est le décor idéal pour exorciser son mal de vivre.

Dans les interviews de cette époque bénie qui accepte l’ironie tendre, Pino en rajoutait volontiers dans le côté hâbleur et archétypal. À une journaliste qui lui demandait ses qualités, sans ciller, il répondait: « Je suis beau, je suis fort, je suis intelligent ». Le Jean-Pierre Marielle de la période Séria, lourd et drôle à la fois, reconnaîtrait l’un de ses enfants chéris. « Ma quale idea » sort en 1980. Partout dans le monde, dans les clubs de New-York, Rimini ou Buenos Aires, ce standard à l’insolence marrante va faire se déhancher toute une jeunesse en manque d’idéal. Il agit comme un doppler. Il mesure la contraction des cœurs vaillants, dans un mouvement infernal, il nous gonfle d’orgueil et nous renvoie l’image du grotesque. Ce va-et-vient est salutaire. Les féministes d’aujourd’hui devraient l’assaillir de lettres d’amour car il fut le premier à défendre la cause des femmes sur les pistes. Son cancer de la gorge (sept opérations en six ans) ne lui a pas laissé de répit. Dans la version française, « Mais quelle idée » renvoyait les lourdauds dans leur 22 !

Appréciez la pertinence du texte :

J’ai la tête aussi dure
Qu’un rocher des Dolomites
Il ne faut jamais me dire
Qu’une belle chose est interdite
Le temps de faire un break
J’ai déjà quitté la fille,
Je voulais faire une tête
À tous les mecs de sa famille
Comme dans une production
Digne de Sergio Leone
Déchaînés par la musique,
Ils sont devenus hystériques
Cette bande de malades
M’ont fait faire la promenade
Depuis, je suis malade,
J’ai la tête en marmelade

Cet été, après les fronts républicains et les JO, après l’arrivée du Tour à Nice, après les gouvernements de carton, on dansera sur Pino.

Monsieur Nostalgie

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Ceux qui acceptent le tragique et ceux qui ne l’acceptent pas

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Santiago Espinosa © Olivier Roller

Le tragique a mauvaise réputation. Le philosophe Santiago Espinosa travaille à sa réhabilitation dans un livre.


Accident d’avion, de tondeuse, de trottinette, et le voilà qu’il ressurgit. Lui, c’est le tragique, mobilisé par la presse au moindre événement. C’est un peu contre ce lieu commun que Santiago Espinosa, philosophe originaire du Mexique et lauréat 2015 de la Bourse Cioran du Centre National du Livre, a écrit Le savoir tragique (édition Les belles lettres), essai court mais stimulant. Et aussi, contre une tradition philosophique, qui, par refus du tragique, veut imaginer des arrières-mondes consolateurs.

Choisis ton camp

C’est finalement une ligne de démarcation vieille d’environ 2 500 ans. D’un côté, les tragiques, les durs à mal, ceux qui n’ont rien demandé, mais qui sont là tout de même, et ne s’en plaignent pas pour autant. « Même au milieu des maux, accordez à vos âmes la joie que chaque jour vous offre », s’écrie Darios dans Les Perses. Ni optimistes, ni pessimistes, comme dans la chanson Exakt neutral du groupe allemand Deo. De l’autre, une tradition débutée par Socrate, prolongée par le christianisme et qui se termine ou bien par la niaise idéologie des indignés (l’auteur a rappelé à notre mémoire ce mouvement d’étudiants réclamants et animés par la lecture de Stéphane Hessel au début des années 2010), ou bien par celle de la guerre juste, menée au nom du bien, contre laquelle Carl Schmitt nous avait averti : « Ils sont vraiment inquiétants les exterminateurs qui se justifient par le fait qu’il faut exterminer les exterminateurs ». Selon eux, ce monde ne saurait être le monde réel ; il faut donc supposer qu’existe un autre monde, un « arrière-monde », caché derrière les nuages. D’un côté, les dramaturges tragiques, Machiavel, Hobbes, Nietzsche, Clément Rosset. De l’autre, Platon, Kierkegaard, Heidegger. L’auteur a choisi son camp, et se demande même quel est l’intérêt d’une philosophie du « devoir être », imprécise et floue. Au risque de retirer du programme de philo des lycéens trois-quarts de son contenu.

Car le tragique, dans l’ouvrage de Santiago Espinosa, n’est pas l’accident, la catastrophe, la tuile qui arrive sans prévenir, mais le temps qui passe, qui érode, effrite, affaisse toute chose. « L’ouvrage de nos mains n’est pas le seul à s’effriter, pas plus que l’œuvre élevée par l’homme à force de soin et d’adresse n’est la seule à subir les assauts du temps. Les sommets des montagnes s’affaissent. Des régions entières s’enfoncent. Certains lieux aujourd’hui recouverts par les flots ne voyaient même pas la mer […] Aujourd’hui debout, demain par terre : ainsi finissent toutes choses », écrivait Sénèque dans ses Lettres à Lucilius. Un extrait qu’avait peut-être lu Bilbo Le Hobbit, quand il répondit à cette énigme durant son périple : « Cette chose toutes choses dévore / Oiseaux, bêtes, arbres, fleurs / Elle ronge le fer, mord l’acier / Réduit les dures pierres en poudre ».

C’est encore plus beau quand c’est inutile

Si tout est tragique, si tout se vaut, n’est-ce pas une invitation à un je-m’en-foutisme généralisé, à l’indifférence face au mal ? Santiago Espinosa cite un passage provocateur du philosophe Clément Rosset, d’après lequel tout est tragique, « les pommes du jardin comme les enfants tués à Hiroshima ». Le tragique est tout ce qui arrive, il est le seul événement réel au monde, il n’y a pas d’événement non tragique. « Rien ne vaut rien. Il ne se passe jamais rien et cependant tout arrive. Mais cela est indifférent », griffonna Charles de Gaulle, en dédicace de ses Mémoires, lors de son voyage en Irlande, en 1969.

Pour échapper à l’aquoibonisme de ce constat, Santiago Espinosa appelle à la bravoure, à la joie héroïque, malgré l’absence de but, de tâche à accomplir, de pourquoi. Et aussi au salut par l’art. Non point l’art des artistes engagés, qui semblent agacer l’auteur autant que les indignados de la Puerta del Sol. Les œuvres d’art ne survivront pas non plus à l’usure physique, mais « l’acte créateur est […] addition au réel, vague ajoutée à l’océan, gratuite, sans arrière-pensée, sans prétention de modification de ce qui existe, moins encore de contestation ou d’indignation. Créer c’est faire être, donner l’existence, introduire dans le temps : enfanter. Et de même que les parents savent pertinemment de l’enfant qu’il mourra, de même l’artiste que son œuvre mourra tôt ou tard. L’activité trouve sa finalité en elle-même, dans un hommage rendu à l’existence, dans la joie de participer du réel. C’est cette joie que l’on trouve au cœur de l’acte créateur, insouciante de sa durée, joie qui rend « indifférent à la mort », comme l’écrit joliment Proust en même temps qu’elle est joie du réel retrouvé ».

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Tour: Girmay-les-Deux-Victoires ou la Flèche noire

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Biniam Girmay (Intermarché-Wanty) vainqueur de la 9e étapes, à Troyes, 7 juillet 2024 © Goding Images/Shutterstock/SIPA

Jour de repos, ce lundi, sur le Tour de France. Notre chroniqueur fait le récit de la semaine écoulée, riche en surprises.


D’emblée, au terme de cette première semaine du Tour, une certitude s’impose : cette 111ème édition restera dans les annales du cyclisme marquée d’une pierre blanche.

Non pas seulement parce que Romain Bardet dont c’est la 11ème et ultime participation, en remportant la première étape à Rimini, a revêtu à 33 ans la tunique jaune pour la première fois de sa belle carrière, le Graal de tout cycliste avec l’arc-en-ciel de champion du monde ; non pas parce qu’un jeune Français de 24 ans, un très prometteur novice (il a fait en outre 5ème dans le contre-la-montre juste derrière les quatre potentiels vainqueurs), Kevin Vauquelin, qui s’aligne pour la première fois dans la Grande boucle, s’est imposé royalement, de main de maître, à Bologne dès seulement le second jour de course.

Non pas davantage parce que le grand favori, Tadej Pogacar, le Flamboyant, a pris la tête du général sur les pentes du col du Galibier, incongru relief entre deux longues séquences d’étapes de plat, où il a pris un maigre avantage de 50 secondes sur son principal rival, Wingegaard, le Modeste, et qui, d’après les chroniqueurs devins, a de fortes probabilités, sauf coup de théâtre, de la conserver jusqu’à l’arrivée finale qui n’aura pas lieu pour la première fois à Paris mais à Nice ; non pas parce que le contre-la-montre, qui est au vélo ce que la mise à mort est à la corrida, n’a donné l’estocade fatale à aucun des favoris qui se tiennent dans un petit mouchoir de poche d’à peine de 1’40’’ entre le 1er et le 4ème.

Une boucle inédite autour de Troyes

Enfin, non pas parce que le Tour a inauguré dimanche, lors de la 9ème étape, une boucle de 199 km au tour de Troyes qui a conduit le peloton à travers le vignoble champenois pour rendre la course plus pétillante, et elle l’a été, « les chemins blancs », des petites routes étroites recouvertes de pernicieux gravillons qui ont vu la troisième victoire d’un Français plus habitué aux places d’honneur qu’à la première marche du podium, Anthony Turgis, 30 ans, de l’équipe Total-énergie. Trois vainqueurs en seulement neuf jours, un tir groupé sans précédent depuis des lustres…

Cette curieuse étape, qui n’a pas rallié une ville à une autre mais ramené les coureurs à celle d’où ils étaient partis, a donné lieu à un sourd affrontement psychologique entre les deux principaux candidats à la victoire finale. Vingegaard a systématiquement contré les attaques de Pogacar, et refusé de prendre les relais quand ils sont retrouvés seuls avec le Belge Remco Evenepoel, autre favori, prenant peut-être un ascendant mental sur ces deux derniers. Le message qu’il leur a adressé est laconique mais clair : pas d’esbrouffe, pas de gesticulation, moi, je vous donne rendez-vous le 13 juillet sur le col du Tourmalet, de la Hourquette d’Ancizan, et à l’arrivée sur le plat d’Adet, un dénivelé total de plus de 5 000m.  

La pierre blanche qui marquera ce Tour, c’est sans conteste la double victoire d’étape de l’Erythréen, Biniam Girmay, 24 ans, le premier Africain noir à franchir une ligne d’arrivée en levant le bras. Et aussi, le maillot vert du classement par points qu’il a de fortes chances de conserver jusqu’à Nice, vu son avance sur son suivant, le Belge Jasper Philipsen, lauréat l’an dernier. Il sera le premier Noir à terminer la Grande boucle revêtu d’un des quatre maillots distinctifs (Jaune, vert, blanc – meilleur jeune – et à pois – grimpeur).  Au jour de repos, lundi, il comptait 224 points contre 128 à ce dernier. Pour le perdre, il faudrait que le Belge gagne deux étapes et fasse une place de second et que Girmay ne marque aucun point. De l’ordre de l’impossible puisqu’il ne reste au départ d’Orléans, ce mardi, que quatre étapes à la portée des sprinteurs. A moins qu’un sorcier ne lui jette un malifice…

Certes, concernant les victoires d’étapes, il a eu deux prédécesseurs africains, Robert Hunter et Daryl Impey, mais c’étaient des Blancs sud-africains, des Afrikaners. Un autre Afrikaner, Louis Meintjes, s’est illustré sur le Tour : 7ème au général en 2022 et 13ème l’année suivante, mais n’a rien gagné. Un de ses compatriotes Erythréen, Daniel Teklehaimanot, s’était distingué sur le Tour de 2015 en étant le premier, et éphémère, Noir à revêtir la tunique à pois. Il en fut dépouillé le lendemain. Il y a le cas particulier de Chris Froome, quadruple vainqueur final. Bien que Britannique, il est né au Kenya et a vécu en Afrique du Sud où il a été formé au cyclisme, et, donc peut être considéré comme Africain…

Girmay-les-deux-Victoires

Si l’histoire ne se répète pas, comme l’aurait prétendu Karl Marx, il lui arrive néanmoins de faire des pieds de nez au passé. Ainsi, Girmay n’a pas décroché ses deux places de premier n’importe où. La première à Turin : or l’Italie a été le pays colonisateur du sien et c’est le fascisme qui y a importé le cyclisme comme instrument à assimiler en vue d’implanter un empire. La deuxième, il l’a conquise à Colombey-les-Deux-Eglises, la ville de de Gaulle, le décolonisateur français. Ce qui pourrait lui valoir le surnom de Girmay-les-deux-Victoires.

Mais plus probablement, la glose vélocipédique n’étant pas ladre en surnoms, il héritera s’il confirme ses dispositions à lever le bras du sobriquet hypocoristique de La Flèche noire[1], voire de La Perle noire. Il y a bien eu l’Aigle de Tolède, l’Ange de la montagne, le Grand fusil, le Colosse de Mannheim, etc… la liste est intarissable… presque infinie, chaque grand crack ayant droit à son petit-nom. Cette seconde victoire a également mis fin à la série d’un nouveau vainqueur à chaque étape, du rarement vu antérieurement. Son premier directeur sportif quand il passe professionnel en 2019, en intégrant la modeste équipe Continentale Nippo-Delko-Marseille-Provence, Frédéric Rostaing, avait dit de lui : « C’est un diamant brut à dépolir. » Bernard Hinault le considère comme un des plus prometteurs, un des plus aptes à s’inscrire « dans la légende des cycles »[2]. Pour le directeur de la Grande boucle, Christian Prudhomme, rapporte le Journal du Dimanche, « Girmay a marqué l’histoire d’un Tour toujours plus ouvert à l’Afrique ».

En attendant un maillot jaune Noir, Grimay sera, sauf mauvais sort, le premier Noir en vert…

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[1] La flèche noire, titre d’un roman de Robert Louis Stevenson, auteur du célèbre et incontournable L’Ile au trésor.

[2] Titre d’une chronique d’Antoine Blondin, chantre du Tour et auteur d’Un Singe en hiver, dont l’adaptation au cinéma a permis à Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo de faire un sacré numéro de grands acteurs.

Au Niger, la situation politique et économique s’aggrave

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Des jeunes se rassemblent pour s'inscrire comme volontaires pour défendre le pays dans le cadre d'une initiative de volontariat, à Niamey, Niger, le samedi 19 août 2023. © Photo AP/Sam Mednick / XSM101/23231460558573//2308191456

Expulsion d’Orano (ex-Areva) des mines d’uranium, entrisme de la Chine et de la Russie, crise économique et aggravation des relations avec le Bénin voisin, la situation politique et économique du Niger ne cesse de se dégrader.


Situé à l’ouest du massif de l’Aïr, dans le nord du Niger, le site d’Imouraren est considéré comme l’un des plus importants gisements d’uranium au monde, avec 200 000 tonnes de réserves. Orano avait obtenu son permis d’exploitation en 2009, mais le projet était resté en suspens depuis 2015 et des essais pilotes devaient débuter en 2024. Le nouveau gouvernement nigérien a utilisé cette lenteur pour appuyer sa décision.

Cet épisode s’inscrit dans le mouvement d’expulsion progressive de la France du Niger. Après son coup d’État le 26 juillet 2023, la junte militaire nigérienne a opéré un rapprochement net avec la Russie. En s’emparant du pouvoir, elle s’était engagée à rompre les liens avec l’Occident « dominateur et colonialiste » et donc à revoir les concessions minières. Le renversement de situation est problématique pour l’Europe qui renoue avec l’énergie nucléaire. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique, le Niger a fourni plus d’un quart de l’uranium de l’Union européenne en 2022, et représentait environ 20% de l’uranium importé en France. Une riche production sur laquelle d’autres puissances ambitionnent de mettre la main.

Progression de l’ « anti-France »

La prise du pouvoir par la junte militaire au Niger a été le sixième coup d’État réussi en Afrique de l’Ouest depuis 2020. Il fut dirigé par le général Abdourahamane Tiani contre le président Mohamed Bazoum.

Les campagnes de désinformation anti-France menées sur WhatsApp, Facebook et Telegram ont largement relayé de fausses allégations concernant l’implication de la France dans la déstabilisation du pays. Les groupes pro-russes en ont été des acteurs clés, comme le Groupe panafricain pour le commerce et l’investissement (GPCI), agence de communication dirigée par Harouna Douamba, connu pour sa proximité avec les sphères russes. Le 10 août, par exemple, l’une de ces pages, INFOS DU FASO, avait affirmé que la France préparait un « complot de déstabilisation » du Niger et armait des « terroristes » (TV5Monde).

La concrétisation politique ne s’est pas fait attendre. En septembre 2023, Emmanuel Macron annonçait le départ contraint du Niger des 1 500 soldats français déployés pour lutter contre les bandes armées terroristes. En janvier 2024, la junte ordonnait l’expulsion de l’ambassade de France à Niamey qui a été rapatriée à Paris.

Les États-Unis dans l’incertitude

Les États-Unis sont implantés au Niger pour surveiller l’Afrique de l’Ouest au nom de la lutte contre le djihadisme depuis 2012 et pour profiter des mines d’uranium.

Ils sont partenaires de la mine DASA, exploitée par la société canadienne Global Atomic Corporation dont les travaux ont débuté en juin 2022. Le projet est en partie financé par les agences de Credit-export du Canada et par la Banque de développement des États-Unis. Cette mine d’uranium est d’importance pour les États-Unis qui ont récemment acté leur retour vers l’atome. En mars dernier, la Chambre des représentants a adopté L’Atomic Energy Advancement Act pour accélérer le développement des réacteurs nucléaires de nouvelle génération sur le sol américain.

Mais, en janvier 2024, la junte nigérienne a révoqué l’accord de coopération militaire, obligeant la Maison-Blanche à rapatrier ses 1 000 soldats. L’incertitude plane désormais sur la mine DASA. Les nouveaux enjeux de l’uranium et le probable retour de Donald Trump aux commandes pourraient rendre les États-Unis offensifs sur la question nigérienne. Surtout, il est impensable qu’ils acceptent l’arrivée des Russes et des Iraniens dans les mines du pays.

Rapprochement avec la Russie

Après une décennie d’influence sur le continent africain pour y déstabiliser les Occidentaux, la Russie profite des coups d’État pour recomposer les alliances. En septembre 2023, le Niger a formé l’Alliance des États du Sahel avec le Mali et le Burkina Faso sous l’égide de Moscou, rompant avec le G5 Sahel, sous influence française.

Le 4 décembre 2023, le général Abdourahamane Tiani a accueilli le vice-ministre russe de la Défense, le colonel général Yunus-bek Yevkurov, pour discuter du renforcement de la coopération en matière de défense. Un protocole d’accord a été signé, mais les détails restent secrets. Des troupes russes, comprenant des formateurs militaires et des équipements, ont été déployées à Niamey en avril 2024, à la base aérienne 101.

Les mines d’uranium se libèrent, et les Russes se verraient bien en nouveaux exploitants.

La Chine s’étend au Niger

La Chine a fait son apparition dans les mines d’uranium au Niger en 2007 pour exploiter la mine d’Azelik. Surtout, elle a financé et exploite désormais le pipeline qui relie le Niger jusqu’au port de Sèmè au Bénin. L’enjeu économique est conséquent pour la région où 90 000 barils de pétrole doivent être exportés tous les jours. Mais, les tensions entre le Niger et le Bénin ralentissent la production. À la suite du coup d’État, la frontière entre les deux pays avait été fermée. En mai 2024, un accord provisoire a été trouvé pour permettre le passage des premières cargaisons de pétrole nigérien, mais les tensions persistent. Le 8 juin, cinq employés de la compagnie pétrolière chinoise Wapco Niger ont été arrêtés dans le port de Sèmè par les autorités béninoises, qui les accusaient d’être entrées illégalement sur le site.

Vers l’instabilité

Le Niger, malgré les sanctions économiques imposées par la CEDEAO après le coup d’État de juillet 2023, devrait enregistrer le taux de croissance le plus élevé d’Afrique en 2024, avec un PIB attendu en hausse de 11,2%, selon la Banque africaine de développement (BAD). Cette prévision est fondée sur…

Lire la fin de l’article sur le site de la revue « Conflits »

Louis XVIII et les femmes

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Madame Clotilde à gauche et Madame Elisabeth à droite, sœurs de Louis XVIII. © Wikipédia

Episode 2 : Les sœurs


Relire le premier épisode

Jaloux de son aîné, qu’il détestait, « le roi sans royaume ne faisait rien sans raison, ni sans calcul ». C’est sous ces traits cruels que l’historien Matthieu Mensch décrit le comte de Provence, futur monarque de la Restauration, au seuil de l’ouvrage qu’il consacre aux Femmes de Louis XVIII – c’en est le titre. À Louis XVI, le cadet de la dynastie Bourbon enviait aussi son Autrichienne, dont il pensait que lui-même l’aurait mérité davantage : « la haine de Monsieur envers son infortunée belle-sœur avait fini par devenir de notoriété publique », au point que sur le tard, il cherchera à se dédouaner. Instrumentant la mémoire de la reine martyre, il fera même construire, en 1826, une chapelle expiatoire : « Marie-Antoinette semble correspondre parfaitement à la vision cynique de Louis XVIII, pour qui les femmes n’étaient que des outils politiques ou de simples faire-valoir ». Quel garçon sympathique…

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Que dire des sœurs de Louis XVIII, Madame Clotilde et Madame Elisabeth ? Confiées aux bons soins de la gouvernante des Enfants de France, elles ne comptent pas : l’avenir de la dynastie est assuré sans elles. Clotilde, l’aînée, sera vite surnommée « Gros-Madame » en raison de son embonpoint. Louis XV cherche à la marier mais il meurt en 1774 ; parvenu au trône, son petit-fils Louis XVI en fait une Princesse du Piémont. Convaincue que sa surcharge pondérale l’empêche d’être « grosse » comme on dit, elle tombe en dévotion tout en suivant des régimes qui, à moins de 30 ans d’âge, l’ont déjà transformée en spectre. La Révolution en fera une sainte. Désormais épouse de Charles-Emmanuel IV de Savoie, elle vend ses bijoux, s’abîme en prières et quand son mari doit abdiquer au profit de son frère Victor-Emmanuel 1er en 1798, elle devient une âme errante de Cagliari à Arezzo, tout en correspondant avec l’Europe entière, a fortiori avec son frère Provence/ Louis XVIII, également exilé. Elle mourra du typhus. Son procès en béatification est actuellement ouvert au Saint-Siège…

À neuf ans d’écart, sa petite sœur Elisabeth, douée en maths, intelligente, « parvient à bénéficier », dans le marigot de Versailles, « d’une forme d’indépendance et se constitue une société de son choix, à son image ». En 1789, la voilà contrainte de s’installer aux Tuileries, mais elle refuse de suivre dans l’exil les frères de Louis XVI, imités par tant d’autres courtisans. Ardente partisane du retour à l’ordre ancien, elle subit de plein fouet la dégradation de l’image publique de la monarchie. Louis XVIII réclame la libération de sa sœur, bientôt transférée à la Conciergerie, avant d’être décapitée, ultime calvaire, dernière de la file des 23 femmes qu’elle voit de ses propres yeux monter tour à tour à l’échafaud. Madame Clotilde ne se remettra jamais de la mort de sa jeune sœur : elle prendra l’habit votif – robe de laine bleue, coiffe blanche, et ne la quittera plus jusqu’à son dernier souffle.

À l’heure de la Restauration, « l’utilisation de la vie des princesses sert à donner des Bourbons restaurés, et plus particulièrement des femmes de la famille, une image à la fois lacrymale et plus acceptable, loin des débauches imputées à Marie-Antoinette », souligne l’auteur.  Leur destin tragique scellant une construction hagiographique délibérément ourdie par Louis XVIII.

La semaine prochaine, épisode 3 – L’épouse