
Qui pour rassembler Proust, Pompidou, Hitler et le colonel Kadhafi dans un même salon ? Réponse : un écrivain collaborationniste, arabisant et homosexuel, baron d’Empire, qui répond au nom de Jacques Benoist-Méchin (1901-1983).
Éric Roussel, le biographe des présidents de la Ve République, raconte les mille et une vies de cet orientaliste amoureux des lettres et des beaux plafonds dans Jusqu’au bout de la nuit, aux éditions Perrin. L’ouvrage n’est pas une réhabilitation ; elle aurait été de toute façon difficilement publiable. Ses faits de collaboration et son « intelligence avec l’ennemi » le rendent « indigne de la nation » en 1947, après un procès en Haute Cour d’épuration. Il échappe de peu au peloton d’exécution… Fait original : il connaît une seconde vie et une seconde gloire après-guerre, cette fois littéraire.
Jacques Benoist-Méchin fut d’abord un jeune homme de bonne famille, rêveur, timide et emprunté. Sa famille bourgeoise et mondaine néglige un peu son éducation. Le milieu littéraire parisien le repère et l’adopte, remarquant ses qualités de polyglotte. Dans ce Paris d’avant-guerre, délicieusement littéraire et cosmopolite, où l’on croise Hemingway, Joyce, Fitzgerald ou Ezra Pound place de la Contrescarpe, il est bien vu de pouvoir, comme lui, traduire Kafka et Joyce. Il croise le légendaire magnat de la presse William Randolph Hearst (lequel a inspiré le personnage de Citizen Kane), mais s’en détourne vite, un peu écœuré par le management à l’américaine et la quête permanente du scoop journalistique. « Ses vrais talents sont ailleurs », précise Roussel. Cette expérience professionnelle nourrit un profond dégoût pour le Nouveau Monde : « J’étais allergique à l’Amérique (…) tout était calculé en fonction de cette espèce d’optimisme béat qui veut que tous les talents, toutes les vertus soient récompensés, que le bien c’est d’être riche, le mal d’être pauvre, que quelqu’un de pauvre est forcément mauvais… » La vieille Europe sera son seul secours.
L’Europe, l’Europe…
Benoist-Méchin rêve d’Europe. En lecteur cosmopolite, il aimerait que le vieux continent s’unisse et affirme sa culture commune. En 1918, il supplie son père – il n’a que 17 ans – de faire jouer ses relations parisiennes pour adoucir le traité de Versailles et empêcher un démembrement de l’Allemagne qui conduirait « à une nouvelle guerre mondiale ».
L’occupation de la Rhénanie l’indigne. Un séjour en Allemagne achève de le « germaniser ». Son Histoire de l’armée allemande en 1936 lui ouvre les portes des cercles dirigeants nazis : il donne des conférences à partir de ses travaux sur l’armée allemande devant le gratin du IIIe Reich. Précoce, il commence presque la collaboration en 1938. Benoist-Méchin bascule et adhère au PPF de Doriot, le premier (et presque le seul) parti fasciste français. La défaite vient, et Benoist-Méchin entonne l’air du « Je vous l’avais dit » : « Ayant perdu à un degré inimaginable le sens du réel, [la République française] n’a jamais voulu regarder les choses en face, ni prendre conscience des problèmes qu’elle avait à résoudre. Par un fléchissement inexcusable de sa raison et de sa vitalité, elle s’est constamment refusée à tout effort, à tout sacrifice. » 1936, le Front populaire, l’esprit de jouissance, les congés payés, l’oisiveté prolétaire sont, selon lui, responsables de la défaite militaire. L’antienne est bien connue. Marc Bloch lui réglera son sort dans L’Étrange Défaite.
Non pas collaborer, mais « cobelligérer »
Quand De Gaulle fait le pari, le 18 juin, d’une victoire anglo-saxonne, Jacques Benoist-Méchin et Pierre Laval font à l’inverse le pari d’une victoire allemande. Il n’y a pas de fascination romantique pour les charmes frelatés du fascisme, comme chez Drieu la Rochelle ou Robert Brasillach ; c’est d’ailleurs là son originalité parmi les écrivains collabos. Avec franchise – et sans doute froideur logique – il pense que la France doit se positionner pour l’après-guerre du côté des gagnants, c’est-à-dire « avec son vainqueur » et entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne, ou « cobelligérer » et assumer un véritable basculement d’alliance. Ce qui revient à aller plus loin que Pétain. Il assiste Laval au ministère. Le calcul était un peu fou : rien, dans l’attitude constante des autorités d’occupation, ne ressemblait à un traitement de faveur pour la France… Condamné à mort par la Haute Cour en 1947, il végétera à Clairvaux avant de sortir en 1954 au bénéfice d’une grâce générale. La réhabilitation viendra plus tard. Soixante jours qui ébranlèrent l’Occident, sans renier grand-chose, raconte le déclenchement de la guerre, célèbre le génie politique du général de Gaulle et trouve quelques lecteurs dans le gratin politique.
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Déçu de l’Europe, Jacques Benoist-Méchin passe à l’Orient et devient un spécialiste reconnu du monde arabe. Il se fait aussi l’avocat passionné de la cause palestinienne. La lecture d’Un printemps arabe aurait influencé le durcissement de la position du général de Gaulle envers Israël. Il est introduit un peu partout : à Alger, en Libye, où Kadhafi le reçoit sous sa tente en plein désert. Par beau temps, il bronze et divague ; il rêve d’une fusion entre l’Orient et l’Occident, ou d’une conversion de l’Europe à l’islam. Autant frotter la lampe d’Aladin… Divagateur, narrateur, il excelle cependant dans le genre de la biographie historique – négligée par l’Université – et compose une série de portraits de passeurs entre Orient et Occident : Lyautey, Bonaparte, Cléopâtre, Alexandre le Grand…
Roussel, psychanalyste de l’uniforme
La biographie d’Éric Roussel soulève et résout aussi quelques mystères savoureux. Benoist-Méchin a entretenu une relation d’un genre particulier et particulièrement inattendu avec Adrienne Monnier. Tous deux étaient homosexuels… On apprend qu’un enfant a été conçu et avorté. Joyce aurait ainsi changé la célèbre et magistrale fin d’Ulysse – laquelle est connue dans l’histoire littéraire pour avoir fixé le genre du monologue intérieur – sous les conseils de Benoist-Méchin. Surtout, on apprend comment il échappe à la mort en 1947. Malin, il avait quelques dossiers sous le coude.
Proust et Joyce, le Paris cosmopolite et l’Allemagne nazie, le pacifisme et la cobelligérance, Hitler et De Gaulle, Pompidou et Nasser, le grand Occident et l’islam, Cléopâtre et Kadhafi, la bohème et la centrale de Clairvaux… un tel mélange défie un peu l’entendement. Il faut le talent de biographe de Roussel pour déceler, dans l’apparent chaos, une unité de vie, ou plutôt une esthétique. Il y a chez Benoist-Méchin une pente, et presque une pulsion, vers l’ordre – non pas celui « juste » de Ségolène Royal – mais sensuel. L’esthète proustien des années de formation s’est dédoublé en un esthète de l’histoire et même en un esthète du pouvoir épris de virilité… Roussel psychanalyse délicatement l’homosexualité de Benoist-Méchin (dont faisait déjà état Patrick Buisson dans 1939-1945, années érotiques). L’intellectuel emprunté frémissait facilement devant les parades de bottes, les uniformes bien coupés et les gestes carrés de ces hommes de rue, nazis ou révolutionnaires panarabes, qui arrivent au pouvoir. De la brutalité à l’autorité : un pouvoir aux accents phalliques et homoérotiques. « Vous n’imaginez pas combien Kadhafi jeune était beau », confie-t-il. Benoist-Méchin était doué d’une lucidité intime sur les êtres, mais d’un sens politique souvent désastreux. Le tragique des impuissants que le pouvoir fascine…
416 pages
Jusqu'au bout de la nuit: Les vies de Jacques Benoist-Méchin
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